La modélisation prospective face au dilemme abondance/sobriété
La perspective de la fin imminente de la prospérité n’en finit pas de ressurgir régulièrement depuis l’avènement de la société de consommation. Dernier épisode en date, les propos solennels d’Emmanuel Macron à l’occasion du Conseil des ministres de la fin de l’été dernier sur la fin de l’abondance et des certitudes, suivi par un plan sur la sobriété énergétique début octobre.
Pourtant, ces périodes de tension et de remise en cause d’un mode de vie énergivore ont jusqu’à présent une incidence très limitée sur l’organisation de nos sociétés. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?
En examinant le rôle qu’a joué la modélisation prospective au cours de ces épisodes de tension, des années 1970 jusqu’à la publication du dernier rapport du GIEC, l’histoire récente apporte un éclairage précieux. Au cours de cette période, le recours aux modèles numériques de prospective s’est en effet imposé comme un pilier des débats et de la construction des décisions face aux enjeux de long terme liés à l’usage de ressources naturelles.
1972. Modélisation et remise en cause de la société d’abondance
La modélisation prospective puise ses racines dans l’immédiat après-guerre où elle fut utilisée pour soutenir les efforts de planification dans un contexte de reconstruction et de guerre froide. Cette pratique n’a depuis lors cessé de se développer, bénéficiant notamment des progrès de l’informatique. Gouvernements et acteurs privés y ont de plus en plus recours pour s’orienter face aux incertitudes du futur, dont celles que génère la crise climatique.
Au début des années 1970, le rapport Meadows « Les limites à la croissance » introduit un genre nouveau d’exercice de prospective qui s’appuie sur des modèles globaux. L’époque est à la remise en cause des modes de développement intensifs en ressources et à une prise de conscience grandissante des effets environnementaux néfastes de l’industrialisation des pays du Nord qui constitue le moteur du régime d’abondance matérielle qui s’instaure. Les scénarios évalués par le modèle World, dans lesquels croissance démographique et exploitation des ressources se poursuivent, débouchent sur un effondrement de l’économie d’ici la fin du XXIe siècle.
Les conclusions pessimistes et néo-malthusiennes du rapport ont marqué durablement de leur empreinte le paysage intellectuel. Sicco Mansholt, l’un des principaux artisans de la politique agricole commune, marque les esprits en signant une lettre ouverte où il prône la croissance zéro suite à la lecture du rapport Meadows. La question de la non soutenabilité de la croissance s’invite également dans le dialogue et la géopolitique Nord-Sud.
S’appuyant sur des travaux de modélisation alternatifs, la fondation Bariloche conteste les conclusions du rapport Meadows et expose une vision différente. Selon ces travaux, la croissance des pays du Sud et la satisfaction des besoins fondamentaux de leur population est compatible avec la disponibilité des ressources naturelles à condition de dissiper le caractère dispendieux du mode de vie des pays du Nord.
1973-1979. Les chocs pétroliers, coup d’arrêt au régime d’abondance ?
Si le rapport Meadows a d’abord ébranlé le monde des idées en interrogeant la soutenabilité de nos modes de production, la crise énergétique provoquée par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 a remis plus concrètement en cause le régime d’abondance par ses conséquences immédiates sur les modes de vie. Les gouvernements des pays occidentaux adoptent dans l’urgence des mesures drastiques de rationnement de l’énergie, inédites en temps de paix, et cherchent les moyens de promouvoir des modes de production plus efficaces. L’agence française pour la maitrise de l’énergie (AFME), ancêtre de l’ADEME, est créée en 1974 justement pour rationaliser les besoins en énergie.
Les inquiétudes sur la vulnérabilité et la dépendance des économies vis-à-vis des énergies fossiles s’accompagnent d’un besoin accru de projections de long terme. Deux voies principales sont explorées par la modélisation technico-énergétique. Chacune illustre à sa manière des visions opposées de la gouvernance des systèmes de production d’énergie.
La première mise sur le déploiement d’ici 2000 de technologies à grande échelle comme le nucléaire pour régler les problèmes d’approvisionnement énergétique. La France lance à cette époque son ambitieux « Crash programme » nucléaire. Un vaste programme de prospective énergétique mondial coordonné par un institut international rassemblant les blocs de l’Est et de l’Ouest (l’IIASA) plaide également en faveur d’une trajectoire énergétique centralisée avec une forte proportion d’énergie nucléaire pour faire face à l’expansion démographique et au rattrapage économique des pays en développement d’ici 2030.
La seconde voie envisage a contrario des efforts majeurs de sobriété énergétique dans la lignée des sentiers plus « soft » d’Amory Lovins, fondés sur les énergies renouvelables et décentralisées.
En France, Bertrand Château et Bruno Lapillonne de l’Institut économique et juridique de l’énergie de Grenoble conduisent les premiers travaux de modélisation prospective interrogeant les modes de consommation en s’appuyant sur un modèle pionnier MEDDE. Le projet ALTER, autour d’un petit groupe de chercheurs proches des cercles antinucléaires, le collectif Bellevue, élabore au même moment un scénario normatif de production d’énergie 100 % renouvelable pour la France. Au début des années 1980, de nouvelles simulations portées par l’ADEME lors de la préparation du neuvième plan révèlent le surdimensionnement du parc nucléaire par rapport aux besoins anticipés.
La baisse des prix du pétrole à la suite du contrechoc pétrolier et l’achèvement progressif du parc nucléaire ont favorisé l’impression d’un retour à l’abondance. Les efforts sur la demande et les choix de société associés sont passés au second plan, tant dans les politiques énergétiques que dans les travaux de modélisation prospective.
1990-2014. Abondance et crise climatique
À l’aube du sommet de la Terre à Rio et de la signature de la Convention Climat, les pays industrialisés se trouvent dans l’œil du cyclone pour leur surconsommation de ressources non renouvelables – eau, nourriture et énergie. La priorité est à la mise en œuvre des principes d’un développement durable définis par le récent rapport Brundtland, dans le but de préserver l’avenir des générations futures.
L’instauration d’une gouvernance climatique internationale dans ce contexte suscite un nouvel engouement pour la modélisation prospective. En amont du Protocole de Kyoto, un petit nombre de modèles technico-économiques produisent des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre à l’échelle globale qui évaluent les coûts et bénéfices d’une future action climatique. À partir des années 2000, les négociations internationales butent sur la définition d’un accord global avant d’aboutir non sans mal sur l’Accord de Paris en 2015. Les travaux de modélisation se focalisent alors sur la production de sentiers technico-économiques d’atténuation compatibles avec un objectif de limitation du réchauffement moyen à 2°C à l’échelle mondiale.
Les scénarios rassemblés dans les bases de données du 3e volet du 5e rapport du GIEC accordent une large place aux transformations du système technique et font toutefois peu de cas de la réorientation des modes de consommation et de production. Ce déséquilibre se retrouve également au niveau des instruments de modélisation, avec une représentation sophistiquée des technologies de transformation et d’utilisation de l’énergie qui satisfont des usages dont les déterminants sont décrits de manière bien plus fruste.
Les voix discordantes qui existent à l’égard d’une vision techniciste et climato-centrée de la réponse à apporter à la question climatique sont reléguées au second plan.
2015-2022. La sobriété, une nouvelle frontière
Après la parution du 5e rapport du GIEC (2014), l’écart croissant entre les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre et les objectifs de l’Accord de Paris et l’existence d’obstacles majeurs à la mise en œuvre des solutions techniques incitent identifier de nouveaux leviers. Les appels à reconsidérer les solutions qui reposent sur une transformation des modes de vie se multiplient, et celles-ci vont refaire leur apparition dans les scénarios.
En France, après avoir été reléguée au second plan jusqu’au début des années 2010, à l’exception notable des scénarios de l’association Négawatt, la sobriété devient un sujet incontournable dans les exercices de prospective énergie-climat. La publication fin 2021 des scénarios de l’ADEME, de l’opérateur de transport d’électricité RTE et de Négawatt illustre ce changement de paradigme, observé ailleurs en Europe. L’exercice de scénarisation réalisé actuellement pour préparer la troisième stratégie nationale bas carbone française se veut également plus ambitieux que l’exercice précédent sur ce sujet.
Un mouvement comparable est observable dans les travaux scientifiques internationaux, avec la publication de scénarios, l’émergence de projets et réseaux dédiés (SHAPE, réseau EDITS, DEALS). Ces travaux mettent notamment en évidence les multiples bénéfices de trajectoires de développement plus sobres, notamment en termes de réduction des pressions sur les écosystèmes. L’intégration d’un chapitre dédié aux solutions portant sur les modes de vie et de consommation dans le 6e rapport du GIEC illustre également la multiplication des travaux académiques sur le sujet.
Et maintenant ?
Même si une des vocations de la prospective est d’éclairer les termes du débat sur la transition, il serait illusoire de penser que ces récents travaux de modélisation prospective aient motivé le discours présidentiel de septembre 2022. Les ruptures géopolitiques et commerciales engendrées par la guerre en Ukraine et les conséquences en cascade de la crise sanitaire ont joué un rôle bien plus décisif. Ces événements ont en effet mis à mal les chaînes d’approvisionnement en énergie, en matériaux et en biens qui contribuent à projeter l’image d’une société d’abondance. Mais à l’instar des épisodes précédents, le retour à un régime de prix d’avant-crise pourrait mettre entre parenthèses tant les pratiques de sobriété que les plans pour les favoriser.
Face à la crise climatique, dont les effets et le poids s’accentuent un peu plus chaque année, des transformations pérennes sont pourtant nécessaires. Ceci passe par la création et le maintien d’infrastructures, de services et de villes qui favorisent des modes de vie sobres en énergie et en ressources tout en assurant le bien-être des populations, pour reprendre la définition inscrite dans le 6e rapport du GIEC correspondant au terme équivalent de « sufficiency ».
L’inauguration du Réseau express métropolitain européen en Alsace ou de la seconde ligne de métro à Rennes, comme la promotion de la pratique de modes de déplacement actifs dans de nombreux territoires en France au cours de la décennie passée vont dans ce sens. Ils sont de nature à rendre structurelle et donc pérenne la sobriété dans l’organisation de nos sociétés. Ces transformations concernent cependant des structures à forte inertie, pour lesquelles la planification ainsi que le maintien d’un cap dans les décisions et investissements sont incontournables.
Loin des situations d’urgence et des réactions conjoncturelles qu’elles suscitent, l’instauration d’un régime où la sobriété contribue à réduire la consommation d’énergie de manière pérenne et équitable n’est possible que si cette ambition s’inscrit sur le temps long. Un temps auquel la modélisation prospective continuera de s’évertuer à apporter son éclairage.