International

Au Mali, juger le terrorisme en temps de guerre

Juriste

La poussée récente de l’État islamique dans les régions de Gao et Ménéka, au Mali, a entraîné une recrudescence des violences avec les groupes armés loyalistes. La justice antiterroriste, elle, n’en finit plus de s’élargir, le gouvernement malien ayant annoncé plus de 1 000 arrestations en 2022. Profondément réformée par la création en 2013 d’un tribunal spécial, véritable juridiction parallèle, sa pratique s’avère des plus expéditives, menant à des condamnations sans preuves suffisantes qui, à terme, risquent de déstabiliser le pays plus qu’il ne l’est déjà.

Ces derniers mois, les alertes sur le climat d’impunité régnant au Mali se sont multipliées, qu’elles proviennent des Nations Unies, d’ONG spécialisées ou de chercheurs. Et pour cause, la violence contre les civils a explosé, plusieurs massacres restent encore « sans coupables », et les accusations d’exactions proférées contre les forces armées sont de plus en plus fréquentes. Mais il est une autre facette de la justice en temps de guerre, dont on parle bien moins. Il s’agit de la justice antiterroriste et de la « sur-punité » qu’elle engendre, par la gravité des peines qu’elle prononce ou la légèreté des preuves qu’elle requiert.

publicité

Depuis dix ans, le Mali est le théâtre de conflits armés violents dépassant aujourd’hui ses frontières, mettant aux prises des groupes armés, certains pouvant être qualifiés d’indépendantistes ou sécessionnistes, d’autres de djihadistes. C’est également le théâtre d’opérations militaires qualifiées de lutte contre le terrorisme, menées désormais principalement par les forces armées nationales et leurs alliés russes, après le retrait des forces françaises et européennes.

Cette lutte contre le terrorisme se joue également sur un autre terrain, celui de la justice. En moins de dix ans, le système judiciaire malien a été fortement restructuré pour mieux punir le terrorisme et la criminalité transnationale. Des lois antiterroristes ont été adoptées, et une chaine pénale spéciale et parallèle a été mise en œuvre. Un pôle judiciaire spécialisé (PJS) a été créé en 2013 avec l’appui important de financement internationaux, notamment français et américains, et l’assistance technique de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Ce PJS a été doté d’une compétence unique pour instruire les dossiers de terrorisme, quel que soit le lieu de commission, et est composé de magistrats spécialement formés pour la lutte contre ces formes de criminalité.

De même, une procédure juridictionnelle d’exception a été créée puisque les dossiers de terrorisme instruits par le PJS sont renvoyés directement en session d’Assises devant la Cour d’appel de Bamako. Ils sont ainsi jugés, par un collège de magistrats, sans aucune possibilité de faire appel. C’est donc une réelle justice antiterroriste, parallèle au système judiciaire classique, qui a été mise en place avec ses lois propres, ses procédures spécifiques, ses procureurs et ses juges.

Une justice dépendante des opérations militaires

La « judiciarisation » croissante des opérations militaires ces dernières années, qu’elles soient conduites par l’armée française, malienne, ou la force conjointe du G5-Sahel, a conduit à une forte augmentation du nombre de personnes arrêtées puis, mécaniquement, des procès pour terrorisme. Il est très difficile d’en connaître le nombre exact, peu d’informations étant publiées ou accessibles. Les données issues de mes recherches menées au Mali, forcément incomplètes, font état de premiers procès pour infractions terroristes à partir de 2016, et d’au moins 150 affaires jugées depuis, impliquant plus de 200 personnes. Pour la seule année 2021, une session spéciale de la Cour d’assises y a été dédiée avec près d’une cinquantaine d’individus jugés. À la fin de l’année 2022, c’était près de 20 nouveaux dossiers qui étaient en jugement pour terrorisme à Bamako.

La quasi-totalité de ces jugements concerne des personnes arrêtées lors d’opérations militaires, et transmises directement au pôle judiciaire spécialisé. Si de brèves enquêtes sont menées, il est rare que les procureurs se rendent sur les lieux d’arrestation et les seuls éléments à charge sont souvent confinés dans un procès-verbal rédigé par les militaires, long de quelques lignes et non susceptible d’être contesté.

Durant de nombreuses années, la force française Barkhane a arrêté et remis aux autorités maliennes des dizaines de personnes, ainsi « judiciarisées ». Les accords militaires signés en 2013 et récemment dénoncés par le Mali comprenaient explicitement cette possibilité. La partie française avait imposé une série de garde-fous : interdiction des mauvais traitements et de la torture, droit d’accès pour le Comité international de la Croix-Rouge, engagement de la partie malienne à ne pas prononcer la peine de mort et ne pas transmettre les détenus à une tierce partie sans accord préalable.

Ces éléments, dont certains peuvent être critiqués car remettant en cause la souveraineté de l’État malien, ont été violés à plusieurs reprises. Qu’importe, les transferts se sont poursuivis et, le temps judiciaire étant bien plus lent que le temps diplomatique, les personnes jugées actuellement à Bamako sont toujours en partie des individus arrêtés par Barkhane puis transmis aux autorités maliennes. Une situation qui ne manque pas d’ironie, puisque dans le même temps le gouvernement de transition malien accuse publiquement la France de soutien direct au terrorisme.

Le retrait de Barkhane, acté depuis août 2022 ne semble pas provoquer une baisse des arrestations, bien au contraire. Accompagnant le récit autour de la « montée en puissance » de l’armée, l’État-major a annoncé près de 1 000 arrestations pour terrorisme depuis le début de l’année 2022. Ces informations sont cependant difficiles à vérifier. Seulement une partie des personnes arrêtées ont été effectivement transmises au PJS et seront jugées dans les mois à venir. En effet, nombreuses sont celles sont libérées sur le champ, ou bien détenues de manière illégale et en dehors du système judiciaire par la Sécurité d’État, devenant ainsi impossible à tracer. Toutefois, il faut s’attendre à une hausse continue du nombre de personnes jugées dans les mois et les années à venir.

Des audiences parfois expéditives

Les procès pour terrorisme se déroulent devant la Cour d’appel de Bamako, sise au cœur de la ville. Ouverts au public, ils n’attirent que très peu de monde, à l’exception des quelques affaires médiatiques, comme celle jugeant « Ibrahim 10 » et consorts, pour les attentats commis à Bamako en 2015. Pour les autres, ce sont tout au plus quelques journalistes locaux, des observateurs issus d’organisations de la société civile ou bien des chercheurs qui se présentent. Certaines audiences auxquelles j’ai pu assister rassemblaient d’ailleurs davantage de militaires armés, en charge de la sécurité, que de public.

La tenue des procès est bien souvent annoncée en dernière minute, parfois quelques jours avant le début des audiences. Le « rôle », contenant l’ensemble des affaires mises en jugement est alors publié et circule sur les groupes Whatsapp. La densité des affaires saute immédiatement aux yeux, avec parfois deux à trois dossiers prévus par jour, pour juger des faits pourtant graves. Par exemple, ce sont 47 affaires qui ont été jugées en 28 jours seulement durant la session de 2021.

De même, la similarité des affaires interpelle. Alors que le Mali est le théâtre d’affrontements armés violents depuis plusieurs années, marquées par plusieurs massacres de grande envergure, rien de tout ça dans les « chefs d’accusation ». En effet, très rares sont les personnes poursuivies pour assassinat, attentat ou autre acte violent. L’immense majorité des suspects sont accusés « d’appartenance à un groupe de combat en relation avec une entreprise terroriste », ou bien de « détention illégale d’armes en relation avec une entreprise terroriste ». Enfin, c’est la durée de détention provisoire qui interroge dans de nombreux dossiers, celle-ci dépassant parfois deux à trois ans.

Dans la chaleur moite de la salle d’audience rentrent alors les juges de la Cour d’appel ainsi que le procureur, représentant l’État. L’accusé est déjà là, assis sur une chaise et entouré de militaires armés. Bien souvent, un avocat commis d’office se tient à ses côtés et semble le rencontrer pour la première fois. Pas de témoins, pas de victimes, la seule partie civile étant l’État lui-même, comme si le terrorisme ne touchait que des institutions et non des populations. L’audience, essentiellement orale, débute alors par une lecture des faits issus de « l’arrêt de renvoi » du PJS. Celle-ci est réalisée en français, une langue que la plupart des accusés ne maîtrisent pas. Un traducteur se tient alors à leurs côtés, et traduit rapidement et en simultané les éléments de l’accusation.

Puis, les juges entament leur interrogatoire et questionnent le suspect sur les faits qui lui sont reprochés. Les stratégies de défense, si tant est qu’elles existent, sont de deux types. Certains nient en bloc et affirment ne s’être jamais impliqués dans le conflit. D’autres reconnaissent la matérialité des faits qui leur sont reprochés mais rejettent tout lien avec le terrorisme. Par exemple, de nombreux accusés avouent appartenir à un groupe armé, voire détenir des armes, mais affirment combattre aux côtés des groupes signataires de l’Accord d’Alger (Accord pour la paix et la réconciliation au Mali, signé en 2015 entre Bamako et plusieurs groupes armés) ou des groupes d’autodéfense.

Une interprétation sans cesse élargie des infractions terroristes

Dans la majorité des cas, l’absence ou la légèreté des preuves interrogent. La notion d’appartenance à un groupe de combat, de même que la relation avec l’entreprise terroriste, sont interprétées de manière extrêmement larges. Un ex-combattant repenti qui a gardé des contacts avec un groupe armé, ou bien un individu transportant du matériel électronique « dont il a refusé de donner la destination » sont considérés automatiquement comme membres d’un groupe de combat et encourent donc la perpétuité.

Quelques rares personnes sont également poursuivies pour financement et soutien au terrorisme. C’est le cas de Boukari H., un berger arrêté avec un peu plus de 500 000 Francs CFA à un checkpoint, affirmant que cet argent provient de la vente de bœufs au marché de Gao, lors de la fête du Ramadan. L’arrêt de mise en accusation se contente alors d’affirmer que l’individu « n’a jamais pu apporter la moindre explication convaincante » sur l’origine de ces fonds, sans apporter non plus la preuve de sa culpabilité. Au cours du procès, interpellé par l’avocat de la défense, le procureur se contente de déclarer qu’il n’est « pas besoin de millions pour financer le terrorisme, pas même besoin de cash, le simple fait d’apporter par exemple une piste téléphonique est une façon de financer le terrorisme ». L’accusé fut également condamné à la prison à perpétuité.

Dans d’autres affaires, les juges tendent à s’appuyer sur des éléments subjectifs pour qualifier les faits. Devant déterminer les éventuels liens qu’entretiennent les individus avec des organisations terroristes, ils n’hésitent pas à les interroger sur leur profession, leur langue, leur lieu d’origine ou de naissance. Parfois, ce sont les habits qui sont mentionnés, un arrêt faisant par exemple référence à des « individus enturbannés vêtus d’accoutrements peulhs ».

Les preuves matérielles sont rares, et lorsqu’elles sont demandées, c’est bien souvent à l’accusé de les fournir, notamment lorsque des individus affirment appartenir à un groupe armé reconnu comme légitime, et non terroriste. Tantôt une « carte de membre » du GATIA (groupe armé loyaliste) est requise par le juge, tantôt il observe « qu’aucun responsable de cette milice en l’état n’a entrepris la moindre démarche pour approcher les autorités compétentes de sa situation ».

Si ces preuves sont réunies, les poursuites sont alors abandonnées. C’est le cas d’un individu arrêté sur les lieux d’une attaque, mais « en tant que chef local du GATIA ». Si elles ne le sont pas, les individus sont généralement reconnus coupable d’infractions à caractère terroriste. Ces cas témoignent d’un renversement du « fardeau de la preuve », ainsi que d’une différence de traitement importante entre les membres présumés de groupes désignés comme terroristes, et ceux de groupes signataires. Elle crée ainsi une justice à deux vitesses.

Un risque pour la légitimité de la justice, et donc de l’État ?

Le système judiciaire malien, et en particulier la répression du terrorisme ou des crimes internationaux, est aujourd’hui en pleine mutation. Une réforme complète du code pénal et du code de procédure pénale est sur le point d’aboutir, après sa validation durant l’été 2022. Si elle était votée en l’état par le Conseil national de transition, organe législatif depuis le coup d’État d’août 2020, elle permettrait des avancées importantes, avec par exemple la suppression des Assises spéciales au profit de chambres criminelles permanentes dans les tribunaux, donnant la possibilité aux condamnés de faire appel. Elle prévoit également un renforcement du PJS, à travers l’ouverture d’antennes délocalisées, plus proches des lieux d’arrestations. De même, le Ministre de la Justice a publié récemment une nouvelle politique pénale par voie de circulaire, destinée à renforcer les prérogatives du Pôle judiciaire spécialisé et l’exclusivité de sa compétence pour la poursuite des infractions terroristes et des crimes internationaux.

Toutefois, comme le montrent les faits brièvement analysés dans cet article, les défis sont immenses pour la justice antiterroriste malienne. Celle-ci ne vise plus seulement la répression des attentats ou des actes terroristes, mais également la proximité, l’appartenance ou le risque terroriste. Déjà observé dans de nombreux États, notamment européens, ce glissement peut conduire à élargir sans cesse les comportements susceptibles d’être qualifiés de terroristes, et donc à une explosion du contentieux antiterroriste.

L’arrivée de centaines, voire de milliers d’individus dans le circuit pénal ne peut que fragiliser davantage un système judiciaire connaissant déjà des difficultés. Celui-ci souffre d’un manque de moyens, et parfois d’une dépendance de financements internationaux, la tenue des sessions d’assises étant souvent appuyée par des coopérations étrangères, ou bien par la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali).

Enfin, ces défis sont d’autant plus importants que le domaine judiciaire occupe un rôle central dans la contestation et la remise en cause de la souveraineté de l’État malien depuis 2012. Les recherches menées sur la « gouvernance » des groupes armés, ou bien sur la « suppléance » nous montrent que l’administration de la justice est centrale dans la construction d’alternatives à l’État imposées par les groupes armés. Dans ce contexte, des décisions judiciaires très sévères, parfois inégales et rendues dans l’indifférence généralisée sont susceptibles d’accroître cette perte de légitimité, au même titre que l’impunité qui règne dans d’autres domaines.


Julien Antouly

Juriste, Doctorant au Centre de droit international de Nanterre