Demain, tous servis ?
En juin 1990, André Gorz publiait dans le Monde Diplomatique une tribune au titre provocateur : « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets[1] ». Il s’attaquait à ce qu’il concevait comme un paradoxe des sociétés dites occidentales : alors que l’industrialisation a permis un gain de productivité considérable qui aurait pu libérer du temps aux travailleur·es, de nouvelles activités rémunérées se sont multipliées pour que l’économie consomme malgré tout autant de temps de travail.
Les services à la personne réalisés au domicile de l’employeur·e sont pour lui symptomatiques de ces nouvelles activités marchandes. Au lieu d’assister à ce qui aurait pu être une substitution qu’il appelle « productive » du travail salarié en autoproduction privée, on a vu au contraire s’installer une substitution « contre-productive », où des personnes sont rémunérées pour faire le travail domestique des autres. Certains foyers achètent ainsi du temps pour jouir de plus de confort et de loisirs.
Les services domestiques marchands explosent
Par-delà le registre quasi-pamphlétaire de son texte, le phénomène que décrit André Gorz n’en demeure pas moins consistant. Les « nouveaux valets » des services à la personne dont il parlait sont de plus en plus nombreux en France. On les retrouve d’abord dans les maisons les plus privilégiées : une grande partie des familles multimillionnaires héritières ou à la fortune récente emploient à temps plein du personnel de maison[2].
Chez certaines, une employée vous ouvre la porte et vous fait patienter au salon, vous prépare une tasse de thé, retourne s’affairer aux tâches ménagères commencées avant votre venue, puis va chercher les enfants de votre hôte et leur fait réciter leurs devoirs, tout en commençant la préparation du dîner.
Chez d’autres familles, le chauffeur gare votre voiture, la gouvernante vous accueille, tandis qu’à côté la cuisinière prépare le goûter, la femme de ménage lave les sols, la nanny se consacre aux sorties d’école et le précepteur fait réciter les leçons. Dans les demeures des plus riches de ce monde, les « nouveaux valets » ont en commun d’être au service de leurs employeur·es, mais font des métiers très divers ; le travail y est d’autant plus divisé que leur nombre augmente.
Avoir plusieurs dizaines ou centaines de millions d’euros à son actif permet en effet de déléguer l’intégralité des tâches domestiques, familiales et administratives à une équipe d’employé·es averti·es qui se rendent disponibles de jour comme de nuit. Cette forme de domesticité n’a rien d’anachronique : la queue de pie et la coiffe blanche sont désormais des pièces vestimentaires rares, mais les métiers de majordome comme de femme de chambre demeurent bel et bien réels.
Bien que peu visible dans l’espace public ou sur les scènes médiatiques et politiques, la domesticité n’a pas disparu. Ses formes ont évolué, et ses déclinaisons contemporaines sont multiples à travers le monde[3]. Surtout, contrairement aux idées reçues, elle n’est pas réservée qu’aux plus riches de cette planète : non seulement parce que dans beaucoup de pays dits du Sud, la main d’œuvre est peu chère et donc relativement accessible ; mais aussi, parce que les baby-sitters, les femmes de ménage ou les aides à domicile employé·es qui interviennent chez les classes moyennes des pays dits du Nord constituent une domesticité à temps partiel qui ne cesse de croître.
Presque trente ans après l’article d’André Gorz, les deux économistes Clément Carbonnier et Nathalie Morel publient un ouvrage dont le titre raisonne fortement avec celui choisi par le philosophe : Le retour des domestiques (2018). Il et elle y décrivent (et y critiquent) les politiques publiques déployées par l’État français, et plus largement, par la Commission européenne, pour encourager la création d’emplois dans les services à la personne. Ce qui est nouveau, ce n’est donc pas le fait de rémunérer des personnes qui prennent en charge les tâches domestiques et de soin chez soi : c’est plutôt que depuis la fin du XXe siècle, la domesticité s’est mondialisée, est devenue un secteur marchand lucratif dont se saisissent de nombreux intermédiaires privés, et a fait l’objet de régulations publiques – avec parfois des accords entre pays exportateurs et importateurs de main d’œuvre[4].
La domesticité n’est pas qu’affaire de riches, mais l’affaire de toutes les classes
André Gorz avait prédit, à sa manière, cette explosion de services domestiques marchands. Seulement, si le marché de la domesticité est si vivace, c’est bien parce qu’il ne sert pas qu’à acheter du temps libre pour des loisirs.
La domesticité est en fait à la fois cause et conséquence des mutations socio-économiques structurelles qui ont trait au travail et à la famille. Plus précisément, elle est une réponse, notamment dans l’espace dit occidental, à l’articulation devenue presqu’impossible entre charges professionnelles et charges familiales. Impossible à l’heure où les femmes, qui prenaient gratuitement en charge ce travail dans leur propre foyer[5], travaillent désormais contre salaire en-dehors de celui-ci. Impossible quand on constate que le travail domestique et parental demeure très inégalement partagé au sein des couples hétérosexuels[6]. Impossible quand la semaine de travail est de minimum 35 heures, et souvent bien plus longue[7]. Impossible quand les services publics dédiés à la petite enfance comme au grand âge sont, gouvernement après gouvernement, disloqués[8].
Et puis, du côté des employé·es, la domesticité représente une aubaine pour s’insérer rapidement sur un marché de l’emploi concurrentiel qui pénalise fortement l’absence de diplôme et repose sur des hiérarchies sexuées et raciales excluant certaines populations d’autres secteurs d’emploi. Être femme de ménage ou garde d’enfants quelques heures par semaine permet aux femmes des classes populaires de combiner emploi et maternité. Pour les gouvernements, les services à la personne sont une réponse efficace aux inégalités sexuées, au chômage structurel, à la vulnérabilité et à la dépendance des plus jeunes et des plus vieux[9].
Finalement, tout concourt à faire de la domesticité un secteur d’emploi indispensable. La figure du majordome ou de la « bonne à tout faire » relève du passé ou d’un privilège inatteignable dans l’imaginaire populaire. Et pourtant : personnel employé à temps plein ou baby-sitter à temps partiel ont la même fonction, celle de prendre en charge le travail domestique et de soin que ne peuvent ou ne veulent pas prendre en charge d’autres.
Ce n’est pas par simple provocation qu’André Gorz, Clément Carbonnier et Nathalie Morel parlent respectivement de « nouveaux valets » ou de « domestiques » pour désigner des femmes de ménage ou des aides à domicile : leur métier s’inscrit dans le vaste continuum d’une domesticité multiforme, bien que les catégories administratives refusent ce terme pour celui, plus consensuel, de « services à la personne ». Force est de constater que la domesticité ne se retrouve pas que dans les univers fortunés.
Au contraire : depuis le plan Borloo de 2005 qui donne un coup d’accélérateur dans la marchandisation privée et lucrative des services à la personne, la domesticité est de plus en plus accessible. Certes, les subventions allouées aux ménages pour recourir aux services à la personne sont plus bénéfiques aux ménages aisés[10], et certains services, comme le ménage, sont surtout convoités par les classes supérieures. Mais les allocations renforcées pour l’emploi de gardes d’enfants ou d’aides à domicile permettent aux classes moyennes et populaires de se faire elles aussi servir[11].
Dans ce continuum de la domesticité, on peut oser ajouter les emplois plus récents de livraison de repas ou de courses à domicile : Deliveroo, Uber Eats et leurs concurrents représentent au fond des services à la personne externalisés, sans rapport salarial direct avec leurs bénéficiaires, à l’instar des emplois de services à la personne médiés par une agence prestataire. L’originalité de cette domesticité est surtout qu’elle n’implique pas d’accueillir chez soi le domestique. Il s’agit alors d’un modèle en parfaite adéquation avec les mœurs contemporaines dans de nombreux pays occidentaux, où le domicile et sanctuarisé en lieu par excellence de l’intime opposé à l’espace public, où les rapports de « domination rapprochée » qu’implique la domesticité sont repoussoirs[12]. Faire appel à un domestique sans qu’il ne pénètre chez soi et sans le rémunérer directement résout donc le malaise qu’engendre le rapport de service, et réduit toujours plus le coût d’une main d’œuvre low cost que même les classes populaires peuvent ponctuellement s’offrir.
Les inégalités sont cause et conséquence des services au domicile
Demain, serons-nous donc toutes et tous servi·es ? Cette question peut sembler contradictoire avec l’accroissement contemporain des inégalités sociales qui creusent le fossé entre les plus riches et les plus pauvres. En fait, c’est bien dans les sociétés les plus inégalitaires que la domesticité foisonne et s’installe durablement. Acheter du temps pour se consacrer aux loisirs, au travail, en se délestant d’une partie des tâches domestiques et familiales, suppose une différence de capital économique entre les personnes qui servent et celles qui sont servies – pour que cette transaction économique soit rentable aux yeux de ces dernières.
Les classes populaires peuvent quant à elles se faire servir au sein de leur propre classe par les plus pauvres des pauvres de façon très ponctuelle comme dans le cas de Deliveroo, mais aussi parfois de façon quasi-quotidienne et gratuite par de jeunes membres de la famille élargie – le cas des « petites nièces » ivoiriennes à Paris en est un exemple[13]. En apparence donc, tout le monde peut être servi·e.
Mais cette démocratisation de la domesticité entretient nécessairement les inégalités desquelles elle émane : non seulement car tout le monde n’est pas servi·e pour les mêmes choses ni à la même fréquence – les un·es par un majordome, les autres par un livreur Uber Eats ; mais surtout, parce que les domestiques jouissent de conditions de travail très dégradées. Leurs salaires horaires et mensuels sont très faibles : les différent·es employeur·es sont intéressé·es par les mêmes créneaux horaires et les temps de transports non défrayés entre chaque domicile plafonnent les rémunérations en forçant le temps partiel[14]. Sans parler de la flexibilité de ces emplois, qui, favorisée par les conventions collectives régissant le secteur des services à la personne, les précarisent[15].
Seul le personnel de maison des grandes fortunes échappe a priori à cette règle. Les plus riches s’érigent en « bon·nes patron·nes » en comparant les conditions de travail de leurs nannies, chauffeurs, cuisiniers, gouvernantes, lingères, à celles des femmes de ménages, des baby-sitters, des aides à domicile et des livreurs de repas des classes moyennes et populaires. Incontestablement, ce personnel à temps plein est exceptionnellement bien loti : logé, nourri et blanchi dans des villas immenses, des châteaux ou des hôtels particuliers somptueux ; payé gracieusement plusieurs milliers d’euros par mois, récompensé par des primes et des cadeaux de grande valeur ; presque membre de la famille employeuse, avec laquelle il partage des moments de complicité.
Bien qu’elle choque par son caractère désuet, c’est pourtant parce qu’elle présente beaucoup d’avantages symboliques et matériels que la domesticité à temps plein attire des personnes de toute classe sociale, de toute origine, plus ou moins dotées en capitaux culturels, débutantes comme professionnelles d’autres secteurs d’emploi. Mais là encore, tout n’est pas rose : plus les gains sont importants, plus les domestiques se sentent redevables et travaillent, au point de ne plus vraiment avoir de limites horaires.
Rapporté au nombre d’heures réellement travaillé, le salaire apparaît soudainement bien faible. En outre, les 1 500 euros de la lingère ne sont pas les 7 000 euros du majordome, et il règne, dans les maisons fortunées, une très forte division sexuée et raciale du travail qui repose sur une essentialisation des qualités, et détermine directement le montant des rémunérations et les avantages en nature. À l’intérieur de leur domicile, les plus riches reproduisent à leur échelle les inégalités qui structurent le monde social, et sont les seul·es à décider qui, parmi les autres milieux sociaux, aura le privilège de servir leur monde, et qui devra, du jour au lendemain, en sortir au plus vite.
Les besoins en services sont difficilement objectivables
Faibles salaires et temps partiel d’une part, hauts salaires et temps de travail illimité d’autre part, la domesticité, aux quatre coins de l’espace social, n’existe que par un modèle de société inégalitaire. Prioriser et légitimer certains services plus que d’autres n’est pas non plus une issue : les services comme le ménage réalisé aux domiciles de personnes valides sont qualifiés de services de « confort », y compris par la littérature sur les services à la personne, par rapport à ceux effectués au domicile des personnes âgées dépendantes. Ce qualificatif souligne le caractère non indispensable de certains services qui pourraient en fait être réalisés par les employeur·es.
Mais comment délimiter les contours du besoin et de l’indispensable, là où des couples arguent que leur travail ne leur permet pas d’aller chercher leurs enfants à la sortie de l’école et emploient une baby-sitter ? Là où recourir à une femme de ménage permet à la toute jeune maman de se reposer ne serait-ce qu’un peu plus ? Là où le soin aux personnes âgées pourrait aussi impliquer davantage les membres de leur famille ?
La domesticité est un phénomène aussi brûlant que complexe à résoudre : elle pointe les limites d’un système capitaliste qui, sur le plan économique, valorise le travail productif au détriment du travail reproductif, et sur le plan familial, a contribué à disloquer les solidarités familiales et amicales en les remplaçant par des services marchands[16]. Les services à la personne sont aussi un masque acceptable d’une société qui demeure patriarcale, en remplaçant le travail domestique traditionnellement gratuit des femmes plutôt que d’inciter les hommes à prendre en charge leur part ; et d’une société qui demeure raciste, en substituant des femmes non blanches (souvent issues des anciennes colonies) aux femmes blanches.
Au lieu de mettre sur la table les problèmes et les contradictions que pose ce modèle, et essayer de trouver des réponses à l’un des plus grands enjeux contemporains, celui de l’articulation entre les différentes sphères de la vie, l’âge de départ à la retraite risque aujourd’hui d’être repoussé. On pense tout de suite à ces corps usés qui ne pourront pas jouir du repos nécessaire à des années de labeur. On pense beaucoup moins au fait qu’une telle réforme n’est possible qu’en assumant que les rapports de domesticité soient un pilier de l’économie. Combien d’années devront travailler les femmes de ménage pour obtenir une retraite décente ? Quand est-ce que les personnes actives pourront s’occuper de leurs parents vieillissants, de leurs petits-enfants, ou s’engager dans des activités bénévoles ? Travailler plus pousse définitivement à (se faire) servir plus, et grave dans le marbre une société toujours plus hiérarchisée.
NDLR : Alizée Delpierre a récemment publié Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, aux éditions La Découverte (2022).