Sobriétés sportives choisies
L’une des conséquences indirectes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est la prévalence, dans l’agenda politique, sur le devant de la scène médiatique comme dans le quotidien des Français, de la notion de « sobriété énergétique ». Il s’agit désormais de « faire avec moins » de consommations énergétiques, le terme de « délestage » étant aussi régulièrement utilisé. La recherche de sobriété relève ici d’une injonction collective comme en atteste l’appel à la « mobilisation générale » sous-tendant le « plan de sobriété énergétique » présenté par le gouvernement le 6 octobre 2022 et dont l’objectif affiché est une réduction de 10% de notre consommation en énergie d’ici 2024.
La conception de ce plan revêt un caractère hautement conjoncturel : ainsi, « dans un contexte [nous soulignons] où nous devons faire face à des risques en matière d’approvisionnement de gaz mais aussi en matière d’électricité du fait d’une moindre disponibilité de notre parc nucléaire, la sobriété énergétique s’impose [nous soulignons] pour passer l’hiver dans les meilleures conditions ».
Bien qu’un horizon à plus long-terme soit évoqué, avec la neutralité carbone comme visée pour 2050 (« la sobriété énergétique, un levier indispensable pour accélérer la sortie des énergies fossiles »), il s’agit de parer au plus pressé (« passer l’hiver… »). La stratégie réside dans l’implication d’un spectre élargi de secteurs d’activités dont l’industrie, le logement, les transports, le numérique mais aussi le sport.
Des études ont ainsi montré que les pratiques sportives pouvaient accélérer les changements climatiques (pour une synthèse, voir les travaux de Paquito Bernard et ses collaborateurs en 2021). À titre illustratif, un footballeur professionnel de Premier League possède une empreinte carbone plus de trois fois supérieure à celle d’un adulte anglais moyen. Ce constat se vérifie aussi dans le monde amateur, le sport pouvant représenter jusqu’à un quart de l’empreinte carbone d’une personne, toutes activités de la vie quotidienne confondues (cette empreinte carbone est surtout liée à la pratique de sports nécessitant de voyager ou très énergivores à l’instar du golf).
Parmi les mesures évoquées dans le plan de sobriété énergétique, mentionnons l’incitation à « diminuer les consommations liées à l’éclairage avant et après match pour les clubs professionnels de rugby et de football », à « abaisser le chauffage dans les gymnases de 2°C » ou encore à « réduire la consommation énergétique des piscines », notamment en « diminuant de 1°C la température de l’eau des bassins ». Ces différentes mesures de sobriété ont en commun, d’une part, d’être imposées par le haut (gouvernement) à un collectif (concitoyens) qui tendra dès lors à les vivre comme subies et forcées et, d’autre part, d’être motivées par des considérations conjoncturelles, avant tout économiques (réduire la facture, aussi bien de l’État, des collectivités territoriales, des entreprises que des ménages).
Il serait toutefois inexact de réduire la totalité des pratiques de sobriété à une telle configuration fondée sur la contrainte, l’imposition ou l’obligation. En effet, certains citoyens s’engagent intentionnellement, individuellement et de façon autodéterminée dans des actes de sobriété. Dit autrement, la sobriété peut également être désirée, choisie et revendiquée, et ce y compris dans le domaine des loisirs physiques et sportifs. À cet égard, certains adeptes développent des formes de pratique visant à faire autrement, c’est-à-dire à « faire sans », à « faire avec moins » ou à « faire soi-même », en un mot à « revenir à l’essentiel tout en éliminant le superflu ».
Ainsi, antérieurement et indépendamment de la crise énergétique récemment causée par la guerre en Ukraine, sont recherchées – et valorisées – de manière volontaire des grandeurs comme la simplicité, la frugalité, la rusticité, le dépouillement et le détachement. L’enjeu de la présente réflexion consistera tout d’abord à inventorier, dans le secteur des activités sportives amateures, plusieurs modalités « minimalistes » de pratiques s’inscrivant contre les logiques de profusion, d’accumulation et de surabondance. Puis, il s’agira de repérer les convergences et divergences entre ces pratiques tout en tentant d’en saisir la diversité de leurs significations axiologiques, philosophiques et/ou politiques.
Quelques formes et manifestations du minimalisme choisi dans le sport
L’anthropologue Éric Boutroy, de l’Université Lyon 1, a été l’un des premiers en France à identifier l’émergence de ces formes de pratique par mise à distance en s’intéressant à une communauté de randonneurs itinérants s’auto-revendiquant comme des MUL (pour Marcheurs Ultra Légers), par opposition critique vis-à-vis des MULET (Marcheurs Ultra Lourds et Têtus). Chez ces premiers, l’enjeu prioritaire réside dans l’allégement du sac à dos, ce qui leur impose d’« apprendre à faire plus avec moins ».
En contrepoint de la tendance répandue au suréquipement, il s’agit pour eux d’innover par le retrait, le détachement et la simplification, en partant du leitmotiv qu’« un sac lourd est avant tout un sac fait avec la peur ». Là où certains randonneurs chercheront à consommer plus light, d’autres veilleront à alléger eux-mêmes leur matériel (par exemple en coupant la tige de leur brosse à dents afin de ne conserver que la partie réellement « utile ») ou à le fabriquer, notamment via la réutilisation et le détournement des objets : ainsi un fond de canette métallique devient-il un réchaud à huile quand l’armature du sac à dos se mue en arceaux de tente. De tels « détournements » supposent le développement de savoir-faire parfois pointus, qui s’échangent dans le cadre d’un fonctionnement en ligne (forums et blogs) de type communauté de pratiques, qui peut s’apparenter à un « Wikipédia de la randonnée légère ».
Dans le domaine de la course à pied, l’engagement vers le minimalisme peut revêtir trois formes principales, qui se retrouvent parfois chez un même pratiquant. La première coïncide avec la prise de distance vis-à-vis des équipements numériques de self-tracking ou auto-quantification : plutôt que d’avoir l’impression de courir en étant « pilotés par leurs montres connectées », certains coureurs, y compris de très bon niveau, privilégient alors un « entraînement à la sensation ». C’est notamment ce même souci de la « sensation » qui amène certains coureurs à se détacher de la chaussure dite « lourde » – avec semelle épaisse et à fort amorti – au profit soit d’une pratique pieds nus (à l’instar d’Abebe Bikila, vainqueur « non chaussé » du marathon olympique de Rome en 1960) soit d’une chaussure dite « minimaliste » ou barefoot. Celle-ci peut prendre diverses formes comme les sandales de types huaraches, les gants de pieds ou encore les five fingers.
À la fois plus légère et moins structurée d’un point de vue technologique, elle permettrait de mieux ressentir les aspérités du sol, voire de s’immerger plus profondément dans l’environnement et de se connecter plus authentiquement à lui. Dans tous les cas, l’enjeu avancé réside dans la volonté de se rapprocher d’un « courir naturel » ou, tout du moins, « plus physiologique ». Courir en minimaliste peut enfin consister en une prise de distance vis-à-vis de certains types de compétitions jugées trop massifiées et/ou trop impactantes sur l’environnement naturel. Quand certains coureurs, même de très bon niveau, refusent purement et simplement de s’aligner sur des courses officielles, d’autres privilégient des formes alternatives d’événements, parfois sans chronométrage, plus locales, plus écoresponsables et plus conviviales. Ces diverses tendances sont illustrées dans l’ouvrage de Christopher McDougall, Born to run, décrivant la « quête minimaliste » de coureurs de montagne américains dans leur rencontre d’un peuple autochtone mexicain, les Tarahumaras, connus pour être capables de parcourir de très longues distances en huaraches et sans équipement additionnel.
Un dernier domaine de loisirs sportifs semble concerné par l’émergence de modalités minimalistes de pratiques, celui de la musculation et plus généralement de la culture physique. Là encore, la simplicité est volontairement recherchée, pratiquée et revendiquée[1]. Il en va ainsi de l’école de force StrongFirst, fondée par Pavel Tsatsouline et prônant prioritairement l’utilisation de kettlebells, ces boules en fonte à fond plat et prolongées d’une poignée. Cet outil, d’origine russe, constituerait, à lui seul, une « salle de sport dans votre main ». Au-delà de la réduction drastique du matériel d’entrainement, la volonté de dépouillement s’illustre dans le refus explicite de tous les dispositifs de protection (ceinture lombaire, gants…), de tous les équipements numériques (pas de musique, pas de téléphone portable, pas d’outil de self-tracking) et la préconisation d’une pratique pieds nus.
Le refus des technologies est délibéré et assumé : « low tech, high concept. Go native, just training ». Dans la méthode StrongFirst, la sobriété minimaliste s’exprime en outre dans la réduction draconienne du nombre d’exercices à pratiquer : ainsi, dans le programme phare de Tsatsouline, nommé de façon évocatrice Simple & Sinistre, le plan d’entraînement se résume à deux mouvements poly-articulaires et complémentaires : il s’agit de réaliser, de trois à cinq fois par semaine, cent swings à une main et dix relevés turques. En guise de justification, mentionnons que, pour Tsatsouline, “the warrior is naked, and has few weapons, but he uses them expertly” (« le guerrier est nu, et dispose de peu d’armes, mais il les utilise de manière experte »); ou encore: “the fewer skills you practice, the better you could get” (« moins vous développez de compétences, plus vous pouvez vous améliorer »); et enfin: “you cannot specialize on many things. Period” (« On ne peut pas se spécialiser dans beaucoup de choses. Point. ») . Tsatsouline considère en effet sa méthode comme une “superior and efficient alternative to the Lego method of a million isolation moves” ( « une alternative supérieure et efficace à la méthode Lego qui consisterait en un million de mouvements isolés »).
Ces plans d’entraînement, réduits à une simplicité extrême, se pratiquent sur des périodes extrêmement longues pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Le pratiquant s’engage alors dans une routine quasi quotidienne qui le tient à l’écart de la complexité d’avoir à choisir, à chaque nouvelle séance, un programme variable : d’une certaine façon, le minimalisme revendiqué par StrongFirst constitue un dispositif de prévention contre la « tyrannie du choix » pour reprendre l’expression de Renata Salecl : “analyzing the causes for your indecisiveness is outside our swim lane but StrongFirst has the solutions. What to eat: steak. What to wear: black. What training program to use: Kettlebell Simple & Sinister. [This program] was purposefully designed to eliminate decisions from you training while delivering outstanding results” (« L’analyse des causes de votre indécision est en dehors de notre couloir de nage mais StrongFirst a les solutions. Que manger ? : un steak. Que porter ? : du noir. Quel programme d’entraînement utiliser ? Kettlebell Simple & Sinister. [Ce programme a été délibérément conçu pour supprimer les décisions de votre entraînement tout en vous permettant d’obtenir des résultats exceptionnels.»)
Au sein de ce programme No choice, more work, les progressions sont lentes et très encadrées, notamment via la procédure du step loading considéré comme “an adult training progression” : “it weeds out impatient juveniles unable to stay on task. Aggressive jumps enforce taking the time to assert the ownership of the current training weight. There is no way to advance to the next kettlebell other than by dominating the previous one”. (« un programme d’entraînement adulte » : » il élimine les jeunes impatients incapables de se tenir à la tâche. On ne peut passer à la kettlebell suivante que dès lors qu’on domine la précédente.»)
Là où le CrossFit se targue de « ne jamais proposer deux fois la même séance », ce qui se traduit par le concept de WOD pour Workout of the Day, Tsatsouline opte, de manière ironique, critique et réactionnelle, pour le WOD StrongFirst pour Workout of the Decade. L’argument en est le suivant : “the longer is the training period, the deeper are the adaptations and the more resistant they are to detraining” (« Plus la période d’entraînement est longue, plus les adaptations sont profondes et plus elles sont résistantes au désentraînement»).
Au final, des grandeurs comme la constance, la persévérance et la discipline quotidienne sont valorisées en contre-point de la versatilité ou du zapping qui sont vivement stigmatisés. Concernant par exemple l’addiction à la nouveauté, Tsatsouline fustige: “do not get hung up in variety for variety’s sake. Stick to the basics. Today’s folks have a short attention span” (« Ne vous laissez pas entraîner par la variété pour le plaisir de la variété. Restez-en à l’essentiel. Les gens aujourd’hui ont une capacité d’attention limitée.») Et de poursuivre: “the strength of a man’s character is defined not by the intensity of his emotion but by its duration. It does not matter how hard you are training your snatches today if you quit a month down the road. And switching to another workout is quitting, period. Straight” (« La force de caractère d’un homme est définie non pas par l’intensité de son émotion mais par sa durée. Peu importe l’intensité de votre entraînement aujourd’hui si vous abandonnez un mois plus tard. Passer à un autre entraînement, c’est abandonner. Point final. Direct.»)
Dans la méthode de développement de la force conçue par Tsatsouline, la revendication minimaliste est omniprésente, ses ouvrages étant très régulièrement ponctués de maxime du type : “more is not better, it is just more” (« plus n’est pas mieux, c’est juste plus »; “it is vain to do with more what can be done with less” (« il est vain de faire avec plus ce que l’on peut faire avec moins »). Ou encore Tsatsouline de citer Henry David Thoreau : “Simplify, simplify” (« Simplifiez, simplifiez »), et surtout la réponse de Ralph Waldo Emerson “one ‘simplifiy’ would have sufficed” (« Un seul « simplifiez » aurait suffi »).
Dans le domaine de la culture physique, de nombreuses autres écoles promeuvent des démarches explicitement simples, sobres, rustiques et dépouillées. Il en va ainsi du programme Quick & Dirty ou encore du Movnat. Dans cette seconde école, la pratique s’effectue également pieds nus et s’organise autour de mouvements dits « naturels » : pour Yohann Fortune et Michaël Attali, la méthode a « vocation à s’appuyer sur un ensemble de gestes fondamentaux qui représentent « toute la gamme des mouvements naturels de l’homme ». La manipulation (lever, porter, lancer, attraper), la défense (frapper, lutter) et la locomotion (marcher, courir, sauter, ramper, grimper, nager) constituent ainsi la base d’une motricité jugée non seulement comme essentielle mais qui, en outre, renvoie aux dimensions anthropologiques de l’homme ».
Des caractéristiques communes à ces diverses modalités minimalistes de pratiques sportives…
Bien que se déployant dans des activités sportives distinctes (randonnée, course à pied, culture physique), les diverses formes choisies de sobriété sportive ci-avant évoquées partagent un certain nombre de points de convergence. Tout d’abord, dans la logique de construction des discours de justification, peut être repérée une volonté unanime de « retour » à l’essentiel et/ou au naturel : en attestent le Go native de la musculation StrongFirst, la préconisation de « mouvements naturels » dans le Movnat ou encore dans la méthode Movement Culture d’Ido Portal, la « course naturelle » en barefoot qui permettrait de retrouver sa « foulée naturelle »… L’« essentiel » convoité coïncide souvent à une redécouverte du « naturel », qu’il s’agisse de la « nature primale » de l’homme ou de l’environnement naturel.
Plusieurs présupposés implicites sont contenus dans de telles formulations : d’une part, qu’il existerait un fonds anthropologique de la motricité humaine (une « nature » « primitive », « instinctive » ou « animale » de l’homme) ; d’autre part, que nos modes de vie contemporains tendraient à nous éloigner et nous détourner de cette authenticité originelle ; enfin, qu’il serait possible d’y revenir, de s’y reconnecter, par une modalité adaptée de pratique physique. Dans les discours explicites des minimalistes sportifs, ce mythe du « retour aux sources » est aussi récurrent que structurant ; sont invoqués de concert et sur un mode nostalgique un « passé perdu et dévoyé » ou encore « une nature oubliée ».
Les populations anciennes, le plus souvent mythifiées, exercent alors une fascination revendiquée : les hommes forts du passé chez Tsatsouline, les peuples « autochtones » dans le Movnat ou l’ouvrage Born to run… Les théories évolutionnistes sont également régulièrement convoquées afin d’étayer la thèse d’un éloignement socialement produit vis-à-vis des modalités « naturelles » d’exercice physique. La temporalité rhétoriquement construite dans le but de soutenir ces formes intentionnelles de simplicité et de sobriété sportives n’est toutefois pas épuisée par cette invocation nostalgique d’un passé idéalisé ; elle se double en effet d’une anticipation « inquiète » vis-à-vis d’un futur incertain, ce que Cody Musselman qualifie de « temporalité évangélique ».
Fortement teintée d’une « angoisse collapsologique » d’un effondrement prochain du monde, l’argumentation minimaliste soutient qu’un pratiquant accoutumé à une pratique dépouillée et rustique aura développé une adaptabilité motrice supérieure lui permettant de ne jamais être démuni – ou tout du moins d’être mieux préparé – face à un futur imprévisible, tout autant « inconnu » qu’« inconnaissable ». Comme le défend Pavel Tsatsouline, avec sa formule no show, all go, le muscle ne doit pas servir la beauté plastique (en référence à une finalité esthétique) mais l’action (en référence à une finalité utilitaire, dont la survie en premier lieu), qui plus est dans un contexte hautement imprédictible.
Pour leur part, les deux promoteurs de la méthode Quick & Dirty, David Manise et Robin Cottel, se proposent de former des « 4×4 », à mi-chemin entre le tracteur et la formule 1, c’est-à-dire des organismes tout-terrain de la condition physique, des « excellents généralistes prêts à relever les défis que la vie [vous] propose à tout moment ».
Un autre point central de la sobriété sportive a trait à la volonté commune de se détacher de la « chaussure lourde » : au-delà de la problématique pragmatique de l’allègement associée à une recherche d’efficacité, il s’agit de se relier plus profondément et sans médiation à l’environnement. Comme le soutient Hartmut Rosa dans Résonance : une sociologie de la relation au monde, le pied, dans son interaction avec le sol, constitue la première interface de notre relation corporelle au monde. La chaussure, en même temps qu’elle instaure une distance vis-à-vis du monde, tend à nous en désengager : « par les chaussures, nous créons entre le corps et le monde une distance tampon qui nous permet de passer d’un rapport participatif à un rapport objectivant et réifiant au monde ». Supprimer cet « écran » permettrait de « revenir » à une relation plus proche, voire fusionnelle, au milieu tout en développant de nouvelles sensations. Un coureur minimaliste que nous avons interrogé nous a ainsi rapporté qu’avec ses chaussures cinq doigts, il ressentait chaque aspérité du sol, chaque changement, même mineur, de revêtement. Donc, se détacher de la chaussure lourde afin de se rattacher à de nouvelles sensations.
Cette dialogique détachement-attachement nous semble constituer une dernière caractéristique fondamentale de l’engagement dans des pratiques physiques minimalistes. Le dépouillement originel, notamment vis-à-vis des équipements matériels, semble d’une certaine manière « compensé » ou « rééquilibré », souvent sur un autre registre, par de nouvelles attaches, de nouveaux agencements, de nouveaux savoirs et savoir-faire, de nouvelles possibilités sensorielles… La « purge » initiale se doublerait d’une « purification » seconde (ce registre rhétorique de la « pureté » et du « purisme » traverse d’ailleurs les discours minimalistes, dont l’idée de « pureté du mouvement »). Au sein de cette dialectique, Éric Boutroy a montré, chez les marcheurs ultra légers, que leur détachement matériel s’accompagnait d’une participation accrue au sein d’une communauté de pratiques collaborative, mais aussi du développement de nouvelles compétences dans la fabrication et le recyclage d’ustensiles ou encore d’une autonomie décuplée.
…mais une diversité de rapports aux minimalismes
Les axes de convergences ci-avant esquissés ne doivent néanmoins pas masquer la diversité des appropriations de la sobriété, des engagements dans le minimalisme, de leurs significations sous-jacentes et des trajectoires qui y mènent.
Tout d’abord, l’investissement dans la sobriété peut s’inscrire dans un continuum : chez certains pratiquants, leur minimalisme est strictement circonscrit à la pratique sportive, voire à une seule activité physique. Par exemple, un sportif, minimaliste en course à pied (port de chaussures cinq doigts et/ou course à la sensation sans dispositif numérique), pourra très bien être un pratiquant maximaliste de musculation en même temps qu’un consommateur maximaliste dans d’autres sphères de sa vie (équipements numériques, mobiliers…).
À l’autre pôle de ce continuum, la pratique physique peut s’inscrire dans un mode de vie transversal, voire généralisé, explicitement orienté vers la sobriété : ici, font système la participation à plusieurs activités sportives en mode dépouillé, le port systématique de chaussures minimalistes dans la vie quotidienne, un habitat « minimal » (kerterre ou tiny house par exemple), un transport non polluant, des formes engagées, alternatives et écoresponsables d’alimentation (bio, local, circuit-court, durable, (gluten…)-free…). Entre ces deux postures antithétiques et idéal-typiques, se dégage une grande variété de pratiques du minimalisme et de degrés d’extension de cette logique de simplicité volontaire. La variété se retrouve y compris à l’échelle d’une même communauté de pratiquants : Éric Boutroy montre, à ce titre, que chez les marcheurs ultra légers, peuvent se retrouver de grands consommateurs (au sens marchand) d’équipements light dernier cri, lesquels se différencient des « récupérateurs-recycleurs » ou encore des « fabricants-bricoleurs ». Les minimalistes sont donc loin de constituer une population homogène.
Les significations mêmes sous-tendant la pratique de la sobriété sportive peuvent s’avérer extrêmement fluctuantes d’un individu à l’autre ; elles peuvent également se combiner chez un même acteur. Pour certains, la sobriété sportive revêt une forte valence politique (notamment écologiste), celle-ci pouvant être revendiquée explicitement et/ou tacitement pratiquée.
En effet, comme l’a soutenu Albert Hirschmann, un engagement n’a pas forcément à être discouru ni à passer par la prise de parole publique pour devenir politique : la critique d’un système (notamment marchand et basé sur l’accumulation) peut en effet passer par l’acte qui illustre et incarne – plutôt que disserte sur – l’alternative politique désirée. Le minimalisme sportif revêt ici la signification d’une « hétérotopie », au sens foucaldien d’une « utopie critique réalisée », et non d’un engagement militant ou partisan. Chez d’autres pratiquants minimalistes, ce sont des motivations « pragmatiques » qui priment : le light permet de courir plus vite, plus loin ; la chaussure minimaliste est encore adoptée pour guérir certaines blessures chroniques comme dans le récit Born to run.
Dans d’autres configurations, le minimalisme peut correspondre à un questionnement spirituel, à une volonté de ralentir le rythme afin de vivre dans un rapport plus apaisé au temps ou encore à une quête « esthétique » (en lien avec la pureté du mouvement naturel). Pour d’autres, la sobriété sportive est prisée pour la qualité des vécus, des sensations, des émotions et des relations qu’elle permet ; ici, c’est l’aspiration à vivre – ou à retrouver – des « expériences résonantes » au sens de Rosa qui catalyse l’engagement vers le dénuement de la pratique.
Parfois, cette aspiration à la résonance fait suite à des expériences répétées d’aliénation. L’abandon du self-tracking digital peut ainsi apparaître comme la réponse à une dégradation antérieure de la qualité de l’expérience vécue en situation sportive attribuée à l’utilisation d’une montre connectée : en effet, celle-ci peut être jugée responsable d’une perturbation de l’équilibre attentionnel, d’un sentiment insupportable de culpabilité ou d’une contrainte anxiogène constante au dépassement de soi qui justifient son retrait. Dans une perspective homologue, Kuosmanen et ses collaborateurs pointent les conséquences parfois délétères des applications de tracking du sommeil sur la qualité de vie.
Cette dernière configuration, où l’engagement vers la sobriété procède d’une aspiration à la résonance faisant suite à des expériences répétées d’aliénation, n’épuise toutefois pas la diversité des « carrières » vers et dans le minimalisme. Les formes temporelles des trajectoires peuvent osciller entre, d’une part, la continuité et la progressivité (un pratiquant de course en montagne interrogé nous a par exemple confié ne pas avoir besoin de « revenir à l’essentiel ou au naturel » car il estime ne jamais les avoir quittés) et, d’autre part, la rupture et la non-linéarité.
Les pratiquants évoquent parfois une expérience mémorable (ou un turning point), particulièrement forte, les ayant conduits à rejeter plus ou moins violemment et brusquement ce qu’ils considèrent après-coup comme un suréquipement nocif : dans nos interviews, il a pu s’agir d’une randonnée en mode lourd vécue très négativement ou encore d’un footing réalisé inopinément pieds nus qui généra une sensation de plénitude et un souvenir indélébile… Enfin, la sobriété peut revêtir le sens d’une « quête », notamment spirituelle (quête des origines, quête du naturel…), à l’instar de la trame diégétique structurant l’ouvrage Born to run.
Minimalismes et maximalismes
Bien que prégnantes, ces dynamiques minimalistes émergentes sont toutefois loin de constituer la panacée des modalités de loisirs physiques et sportifs. Historiquement, elles se sont d’ailleurs souvent constituées dialectiquement, comme des critiques en actes ou des contre-tendances réactionnelles vis-à-vis des formes maximalistes de pratiques sportives, lesquelles demeurent quantitativement dominantes et majoritaires.
Parmi les nombreuses manifestations du maximalisme sportif, peuvent être évoqués ces coureurs amateurs évoluant en environnement urbain, bardés de technologies (chaussures à semelles rigides, chaussettes hautes de compression, sac de portage, montres connectées…), la prolifération des méga-événements comme l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, le développement exponentiel du CrossFit qui correspond à une forme maximaliste de conditionnement physique : en effet, ce ne sont pas moins de dix qualités physiques qui sont visées dans le CrossFit ; s’y pratique en outre un nombre extrêmement élevé de mouvements, lesquels sont combinés dans une variabilité quasi infinie de séances, qui ne se ressemblent jamais d’un jour à l’autre (voir le concept de Workout of the Day).
En outre, à l’échelle d’une vie active prise dans sa globalité, prévalent les logiques de voracité, d’impatience et de versatilité sportives, c’est-à-dire les tendances à multiplier le nombre d’activités sportives pratiquées, tout en réduisant ou compactant la durée des carrières dans chacune d’entre elles et en voulant y vivre d’emblée des expériences particulièrement intenses voire exceptionnelles. À l’inverse, d’autres pratiquants privilégient la frugalité (c’est-à-dire l’approfondissement contre le zapping) dans leurs investissements sportifs, en persévérant pendant plusieurs années voire décennies dans une même pratique, à l’instar de certains adeptes de l’école StrongFirst.
En définitive, minimalismes et maximalismes sportifs doivent être étudiés de manière dialogique, dans un rapport dynamique et fluctuant entre tendances dominantes et contre-tendances contestataires, et ce aussi bien aux échelles inter- qu’intra-individuelles. Il nous semble particulièrement pertinent d’étudier, dans une optique sociologique, comment les pratiquants issus des différentes catégories sociales s’y distribuent.
Si plusieurs contributions sociologiques (voir par exemple Katz-Gerro et Sullivan ou Lefèvre et Ohl) tendent à montrer que les tendances à la voracité et à l’omnivorité, associées à une forme de maximalisme, constituent un marqueur distinctif des pratiques des hommes, jeunes, fortement diplômés et issus des catégories favorisées, il semblerait que l’engagement vers la sobriété sportive puisse coïncider avec une forme renouvelée de distinction sociale. En effet, la simplicité volontaire et le minimalisme ne constitueraient-ils pas une nouvelle façon de se différencier en consommant de manière alternative, engagée et durable, notamment chez ceux qui, tout en ayant les moyens financiers de se payer de nombreux équipements, considèrent le « moins » comme un privilège désirable ? La sobriété voire la décroissance pourraient ainsi constituer un luxe dès lors qu’elles sont choisies et revendiquées.
À cet égard, Anne De Rugy, étudiant les « formes voulues de déclassement professionnel », souligne qu’elles sont majoritairement le fait d’acteurs fortement diplômés et exerçant antérieurement un emploi de cadre (ce qui leur confère une « assurance matérielle » dont le fait d’être devenus propriétaires de leur logement). Par ce choix à contre-courant de l’idéologie de l’« ascension sociale », ils contestent l’ordre économique marchand et consumériste dominant pour s’engager vers de nouveaux modes de consommation et se réorienter vers des activités jugées plus « essentielles », plus proches de la « nature » et davantage productrices de lien social.