Écologie

Le Rapport Meadows ou les limites des Limites de la croissance

Philosophe

La publication du rapport Meadows en 1972 fait aujourd’hui figure de jalon dans l’histoire de la prise de conscience écologique. Victoire à la Pyrrhus, le document commandé par le Club de Rome apparaît pourtant un simple pot-pourri des éléments les plus consensuels de l’écologie de l’époque, réorientée vers une « écologie scientifique » à visée néo-impérialiste, et signe une défaite de l’écologie politique, celle de Bookchin et d’André Gorz.

Le rapport Meadows (Les limites de la croissance) a fêté cet automne ses 50 ans. Avec le temps, il s’est imposé comme le rapport de référence, amorçant une prise de conscience écologique à l’échelle mondiale[1]. Autour de lui, s’est construit un récit standard des 50 dernières années : à trente ans à peine, l’ingénieur du MIT, Dennis Meadows, entouré de Dana Meadows, Jorgen Randers et William Behrens, établit le lien entre le développement des activités économiques du monde industriel et une crise écologique dont nous ne pouvions alors qu’envisager les prémisses – la croissance, selon le titre du rapport, atteignait ses limites naturelles dans un monde fini.

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Longtemps, toujours selon ce récit, ces « visionnaires » ont prêché dans le désert, eux et ceux qui portaient dans l’espace public les constats établis dans ce rapport. Le climato-scepticisme avait la peau dure, les pouvoirs publics, l’industrie et une bonne partie des intellectuels (que l’on pense en France au brûlot commis par Luc Ferry en 1992, par exemple[2]) restaient sourds, et l’opinion publique, timide.

Mais, peu à peu, des mouvements écologistes se sont structurés en partis politiques. L’ONU crée la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement en 1983, le GIEC est créé en 1988, 1992 est aussi l’année du sommet de Rio, qui popularise la notion de développement durable, issue des travaux de la commission onusienne[3], fixe un cap, et donne naissance à la Conference of Parties (COP), dont la vingt-et-unième a, en 2015, produit le fameux « Accord de Paris », fixant, pour la première fois, des objectifs juridiquement contraignants. Dans le même temps, les enjeux écologiques pénétraient, plus ou moins, tous les discours politiques.

Ce récit est devenu une telle évidence que toute critique du rapport Meadows, et surtout des conditions de sa production, est devenue une manière efficace d’être taxé de climato-sceptique. Aussi efficace que de douter du discours « effondriste » ou de l’impact écologique positif de la plupart des mesures techniques mises en œuvre à l’échelle industrielle. Et pourtant. Qui a lu ce rapport ? Qui se souvient de ses commanditaires et du contexte politique précis dans lequel il a été produit ? Le récit standard, dont il sert de point de départ, est-il vraiment le récit des mouvements écologistes dans leur diversité, et surtout dans leur radicalité et leur lucidité ?

Aucun mouvement social ne prend force sans entretenir lui-même sa mémoire. À l’heure où beaucoup déplorent, saluent ou espèrent une nouvelle radicalisation des mouvements écologistes, où beaucoup inscrivent ce tournant dans leur propre vie, au-delà des « gestes », ce papier veut contribuer à une nécessaire réappropriation, par le militantisme écologiste, de sa propre histoire, trop souvent confisquée.

Ce qu’a signifié le rapport Meadows

Le récit que je viens de reconstituer est fortement biaisé, au point qu’il suffit d’en pointer les omissions pour réveiller une saine méfiance. Entre autres témoignages, rappelons comment un écologiste français convaincu a pu accueillir le rapport à l’époque : « La première réaction, chez beaucoup d’entre nous (les écologistes), était jubilante : enfin, le capitalisme avouait ses crimes » (André Gorz[4]). « Enfin », parce que ces « crimes » étaient largement connus, et la conscience écologique n’a absolument pas attendu le rapport Meadows. Les quatre auteurs du rapport de 1972 étaient-ils des « visionnaires », ou les porte-parole d’un « aveu » déjà tardif ?

Tout d’abord, donc, la conscience écologiste a largement précédé le rapport Meadows. Si René Dumont, agronome et premier candidat écologiste à la présidentielle française en 1974, est un converti tardif[5], le botaniste Roger Heim publie, en 1952 déjà, Destruction et protection de la nature, qui eut un réel écho. Bernard Charbonneau (dont le premier article écologiste date de 1937[6]), Ivan Illich[7] et bien d’autres témoignent eux aussi d’une conscience écologique bien antérieure, en France, et qui se développe au cours des années 60-70, croisant critiques de la technologie et de la société de consommation. Mai 68 donna un écho considérable à ce discours. En 1971, la France crée son Ministère de l’environnement.

Aux États-Unis, y compris à l’échelle publique, l’antériorité est plus nette encore. La crainte de la bombe atomique s’élargit, dès les années 50, à une conscience aiguë de l’impact technologique sur la planète. Murray Bookchin et d’autres multiplient les alertes, les interventions et les rapports sur toutes les formes de pollution et de destruction de l’environnement. Et le début des années 60 voit les publications majeures se multiplier : The Waste Makers, en 1960, de l’économiste et sociologue Vance Packard (traduit en français en 1962), Our Synthetic Environment, de Murray Bookchin, en 1962, et surtout, en 1962 toujours, le best-seller de la biologiste Rachel Carson, Silent Spring, tout de suite traduit dans de multiples langues (en français, dès 1963). Les mouvements d’opinion, dont le succès du livre de Carson est le témoin et le catalyseur, conduisent, à partir de luttes qui seront finalement victorieuses pour faire interdire le DDT, à la création aux États-Unis de l’Environmental Defense Fund en 1967 et de l’Agence de protection de l’environnement, en 1970.

À tout cela s’ajoute une résistance précoce d’économistes de tout premier plan : ainsi Arthur C. Pigou, économiste britannique du Welfare, élabore, dès le début des années 50, des modèles économiques de taxation de la pollution, et Karl W. Kapp, économiste allemand, propose, lui aussi au début des années 50, des modèles économiques élaborés pour inclure le coût social et environnemental de la croissance dans son évaluation. Ce ne sont ni des cas isolés ni des économistes de second plan.

Plus globalement, dès le début de la politique de croissance popularisée par le président Truman, notamment en 1949, ce nouveau mantra de l’immédiat après-guerre rencontre des oppositions fortes de toute part, qui culminent notamment avec The Cost of Economic Growth (1967), de Ezra J. Mishan, membre de la très influente London School of Economics – une synthèse de dix années de travail balisant tous les arguments anti-croissance des années qui suivirent et reposant sur une extension de la notion de coût à toutes les conséquences, humaines et environnementales, de l’activité économique.

Plus encore, les débats écologistes sont si intenses que l’on peut déjà distinguer entre (simple) environnementalisme – la prise en compte des atteintes environnementales dans la conduite de l’activité économique et une sensibilité accrue aux impacts sur la nature des activités humaines – et « écologie sociale » (appelée plutôt, en France, « écologie politique ») qui estime que des changements socio-économiques plus radicaux seront nécessaires – mettre fin aux rapports de domination pour mettre fin à l’organisation sociale qui détruit la planète.

Si la notion d’« écologie profonde » (par opposition à une écologie « superficielle ») – attribuer à tout être vivant une égale dignité, impliquant une nouvelle forme d’éthique – n’apparaît, semble-t-il, qu’en 1973 sous la plume d’Arne Naess, elle ressaisit des idées déjà développées dans les années 60. Et de toute part, la question de la décroissance, ou, a minima, de manières alternatives d’évaluer le développement, sont ardemment discutées au sein des différentes formes d’écologisme – bien au-delà du cercle des économistes. La politisation de l’écologie est pleinement active, croisant militantisme intense et travail scientifique engagé.

Le rapport Meadows arrive donc au cours d’une bataille déjà largement engagée, et la question reste entière de savoir ce qu’il y a signifié. Car, second point, le rapport Meadows n’était pas du tout le fait de quelques visionnaires, mais constituait à la fois une reconnaissance et une confiscation.

Pour le comprendre, il faut revenir sur son histoire. Quelques puissants décideurs, dont la fondation Rockfeller, composant le très conservateur Club de Rome, commandent aux ingénieurs du MIT un rapport sur l’impact climatique de l’activité humaine : le rapport Meadows est la réponse à cette commande. Les constats qu’on y trouve documentés sont déjà largement consensuels à l’époque, dans le monde des écologistes. Ses préconisations sont, pour la plupart, déjà défendues par ailleurs, et pour plusieurs assez timides.

Dans tous les cas, le rapport s’en tient à celles qui font le plus consensus alors : inflexion de la croissance à partir de 1975, dans les pays « développés », mais triplement de la production industrielle mondiale pour 1990 (!!!), en réduisant au quart la consommation de ressources minérales. Ce qui impliquait la production de biens plus durables, le recyclage et la réduction des gaspillages (déjà le b.a.-ba des revendications écologistes), mais aussi le développement accéléré de l’économie « immatérielle » – incluant notamment la marchandisation plus poussée des biens et services jusque-là non marchands, pour compenser les « pertes » industrielles. Une relative décrue industrielle au prix d’une croissance exponentielle de la marchandisation. Le tout appuyé sur des chiffres et des modèles dont beaucoup ont été immédiatement critiqués (y compris et surtout par ceux qui en validaient pourtant les constats[8]) et sur une expertise guère supérieure à celle de nombreuses études déjà disponibles[9].

Quel écho de l’ébullition écologiste évoquée plus haut dans le rapport Meadows ? Rien sur le changement d’échelle des unités de production. Rien sur la réorientation technologique vers des procédés plus maîtrisables à échelle humaine. Rien sur les critiques de la société de consommation, occultant structurellement toute réflexion sur la production des marchandises et la réalité des besoins humains. Presque rien sur la redynamisation du monde rural. Donc rien sur ce qui faisait déjà le cœur de la réflexion écologiste la plus avancée. Mais, à la place, une ambiguë promotion de l’économie « immatérielle ».

On connaît la suite : la résistance des industries pétrolières et la « révolution » numérique, qui a montré qu’économie « immatérielle » rimait en réalité avec nouvel extractivisme, toujours plus destructeur, mais « pas chez nous », invisibilisé. Cette suite a contribué rétrospectivement à attribuer au rapport Meadows la radicalité qu’il n’avait pas.

Creusons un peu encore. Notre témoin de 1973 l’avait déjà identifié, et nombre d’écologistes (en seconde réaction, donc) suivent alors ce constat : « Quand le rapport Meadows envisage le triplement de la production industrielle mondiale, tout en recommandant sa non-croissance dans les pays industrialisés, n’est-ce pas à (une) vision néo-impérialiste de l’avenir qu’il se réfère implicitement ?[10] » Laquelle ? Eh bien la localisation des productions polluantes – et pas seulement l’extraction – dans les pays dits, à l’époque, du « Tiers-monde ».

En somme, ce rapport annonçait largement le redéploiement mondial du capitalisme qui allait suivre (même contre une bonne part des intentions de leurs pauvres auteurs), y compris, par exemple, l’explosion de la marchandisation touristique et la bétonisation massive qui l’a accompagnée, sans parler de l’explosion des émissions de CO2 par les transports, puis la démultiplication des extractions polluantes et socialement désastreuses qui ont accompagné l’économie dite « dématérialisée » des années 1980-90. Et ce, même si « Tiers-Monde » renvoie à une réalité reconfigurée : les rapports de domination entre territoires sont aussi restés en partie internes à nombre de pays industriellement développés (que l’on pense à l’extraction du pétrole et du gaz de schiste aux États-Unis, à l’extraction des doublement mal nommées « terres rares » par la Chine, ou même, à plus petite échelle, à la bétonisation des côtes). On reconnaît là parfaitement le néo-impérialisme du Club de Rome et du capitalisme depuis 50 ans au moins.

La contre-histoire d’une première défaite

Que s’est-il passé en 1972 ? Il faut je crois faire un détour par 1992 pour le comprendre, et par l’« appel de Heidelberg » qui entourait le sommet de Rio : ce texte, écrit par Michel Salomon et signé par près de 4 000 scientifiques dont 72 prix Nobel (plusieurs signataires l’ont regretté ensuite…), s’inquiétait alors de « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». On sait aujourd’hui qu’il fut commandité par l’industrie de l’amiante[11].

Il n’était pourtant pas climato-sceptique : il défendait le développement d’une « écologie scientifique », sur le modèle du rapport Meadows et du travail du GIEC d’alors, contre le militantisme et les associations écologistes, plus radicaux dans leurs exigences, et en réalité bien plus « visionnaires » sur les changements sociaux nécessaires. Bref, on est dans le même esprit que le livre de Luc Ferry, qui n’hésitait pas à voir dans le nazisme la source de l’essentiel de cet écologisme « irrationnel » (qu’il réduisait à une lecture caricaturale de l’écologie profonde[12]).

Qu’appelle-t-on ici « écologie scientifique », quand on sait que les courants spiritualistes fumeux n’ont toujours représenté qu’une infime partie d’une littérature écologiste militante qui appuie ses constats, depuis le début, sur des enquêtes et des travaux scientifiques, et compte, parmi ses auteurs, des scientifiques ou des ingénieurs patentés ? Eh bien, précisément la configuration qu’illustre, parmi bien d’autres depuis, le rapport Meadows : quelques dizaines des plus grands décideurs du monde contemporain commandent un rapport et évaluent la manière de tenir compte, au nom du reste de la planète, de ses recommandations.

En somme, précisément ce que l’on nomme depuis les années 20, aux États-Unis, une technocratie[13] – quitte à se disputer ensuite, entre puissants, pour savoir si elle doit reposer directement sur l’autorité de quelques experts, comme le préconise un Jean-Marc Jancovici, ou si les leaders actuels conservent leur leadership, en l’éclairant du recours ponctuel à une expertise choisie et dévouée (c’est cette seconde option qui a contribué à la naissance du néolibéralisme[14]). Le résultat en est toujours le même : une réorientation du capitalisme, non remis en cause, associé souvent à un relent réactionnaire que le néo-impérialisme du rapport Meadows illustre bien.

Le statut aujourd’hui consensuel de ce rapport ne serait donc que l’un des symboles, avec l’écrasement policier du contre-sommet de Gênes en 2001, de la défaite du militantisme écologiste plus radical – et en réalité plus réaliste – des années 70, qui voyait dans un sursaut démocratique, décentralisateur et décroissant le nouveau mode de vie, anticapitaliste, qu’appelait la crise écologique – une perspective qui a l’immense avantage de dépeindre la sobriété autrement que sous les couleurs de la privation sous menace (ou de ce que Hans Jonas nommait, en l’appelant de ses vœux, l’« heuristique de la peur[15] ») !

Car, comme le disent la poignée d’ingénieurs-développement et de financiers de Total Energies filmés, en réunion, dans le reportage qu’Arte a consacré à la firme : « nous » ne nions pas la crise écologique, mais son traitement est « notre » affaire. 1972 signe donc le début d’une première bataille culturelle de l’écologie, celle des années 70, une bataille qui a bel et bien été perdue pour qui croit que la crise écologique appelle un bouleversement fondamental de la société, vers bien plus d’horizontalité et de co-constructions.

Autre symbole de cette défaite : lorsque les écologistes parlent d’énergies solaire et éolienne, dans les années 70, ils parlent tous de production low tech, contrôlable, « bricolable », et ainsi démocratique et ajustable aux besoins d’un territoire, ce qui impliquait un redéploiement complet du mode de production et de distribution des énergies ; aujourd’hui, on parle le plus souvent d’innovations techniques, de béton et d’extraction en masse de terres rares, pour produire de véritables centrales ajustées aux réseaux énergétiques tels que l’industrie et les États les ont créés. Que des « écologistes » en viennent même, parfois, à défendre le nucléaire n’est que la cerise sur le gâteau – ou le dernier tour de verrou du There Is No Alternative.

Le statut du rapport Meadows, 50 ans après, serait bien, de ce point de vue, le monument d’une défaite. Le récit standard dont nous sommes partis est en réalité celui d’une institutionnalisation plus qu’ambivalente des mouvements écologistes, sous une forme visant à les rendre indolores pour l’ordre social responsable de la prédation que ces mouvements ont su penser et combattre. Il acte l’occultation de ce que pouvait avoir de révolutionnaire le mouvement écologiste.

À tout cela, les tenants de ce récit standard ont une réponse bien rodée : l’enjeu et les forces en présence sont tels qu’il faut bien des compromis pour gérer les urgences, gagner du temps sur la dégradation environnementale, accepter des priorités – le climat par rapport à la biodiversité, par exemple, voire le climat plutôt que la justice sociale.

Ce discours est bien rodé parce que le piège s’est refermé – nous sommes tous lost in transition. Parce que la stratégie du consensus large, mainte fois formulée, jusque dans la récente collapsologie, est un échec prévu par nombre d’écologistes depuis le début. Dépolitiser, dé-cliver le discours écologique parce que nous avons besoin d’un tel consensus pour être efficaces, et gagner ce qu’on peut gagner, c’est oublier que, si les limites de l’environnement sont un fait, ce que ce fait signifie pour nous, en pratique et collectivement, peut prendre des formes extrêmement différentes, voire franchement opposées – tenant compte plus ou moins, et pour des raisons très variables, de ces limites.

Chercher le consensus a minima avec un mode d’organisation sociale tournant autour des investissements privés et des retours sur investissements privés (les « opportunités de profit »), dont la spécialité est précisément de toujours savoir « gagner du temps » (Wolfgang Streeck[16]), il fallait bien être aveugle – ou sidéré par la peur – pour trouver cela réaliste ou pragmatique. Car ce que beaucoup n’osent même plus appeler capitalisme (de peur sans doute de « cliver ») implique une incapacité foncière à traiter la crise écologique. Il n’est certes pas court-termiste, comme on le dit parfois ; il prévoit loin, pour dégager à court-terme des opportunités de profit. Loin, mais jamais plus loin qu’une génération (« À long terme, nous serons tous morts », disait souvent Keynes[17]).

En revanche, il a rendu les démocraties court-termistes en dépolitisant les gens et en la soumettant ainsi au seul rythme des mandats électoraux, et au service d’une société de consommation qui a tout retraduit dans son langage, y compris la domination et l’injustice sociale – jusqu’à les rendre sacrifiables au nom de l’urgence écologique. Alors que la domination et l’injustice sociale sont bel et bien le moteur réel de la destruction de l’environnement !

« Qu’importe les raisons, les arrière-pensées et les concessions si on gagne quelque chose ! », répondra-t-on. Et bien si, cela importe, si les gains sont perçus en monnaie de singe (n’y voir aucun animalisme). Il faut savoir se contenter de gains graduels, mais il y a des effets de seuil dans la graduation qui renversent aisément ces gains en pure et simple perte. La loi européenne contre la déforestation importée, votée en 2022, en est une bonne illustration. Les raisons comptent lorsqu’on cherche à se prémunir des conséquences, et que l’on « négocie » avec plus fort que soi.

Prenons l’exemple du consensus écologique le plus solide : le climat et la pollution atmosphérique. Que dire si les puissances qui y étaient rétives y viennent parce qu’on a là affaire à des dommages écologiques non confinables ? Et oui, parce que c’est le problème avec l’air, il circule partout : en revanche, la biodiversité, la pollution des terres, et même des eaux, là, c’est « gérable ». On peut fragmenter les espaces, et payer des experts pour le faire intelligemment. On peut construire un développement différencié des territoires sur cette base – en clair, sacrifier les uns pour « sauver » les autres, parce que « notre mode de vie n’est pas négociable ». Un « même bateau », comme on dit, qui devient vite le canot de sauvetage de quelques privilégiés.

Et puis il y a des profits à faire – sur subvention publique, cela va sans dire – avec les techniques monstrueuses de production d’énergie « propre » et de retraitement du carbone atmosphérique. On peut même décroitre, si vous voulez, tant que les marges de profits demeurent. Tant qu’on est « réaliste », qu’on reste dans une « écologie scientifique », une écologie ajustée aux rapports sociaux de domination à toutes les échelles qui structurent aujourd’hui nos vies. Et c’est bien le problème d’un tel système : tout risque, qu’il s’agisse de nucléaire ou de dégradations écologiques, est traité comme un risque encouru par un investissement. Un jeu d’avantages et d’inconvénients compensables. Rien de plus. Et l’enseignement des historiens est clair : il en était déjà ainsi au XIXe siècle, et c’est en pleine conscience que les industriels et leur appareil technoscientifique ont « couru le risque » de dévaster l’espace où ils se sont déployés[18].

Que faire de tout ceci ? De quoi le statut du rapport Meadows (loin d’être le premier, loin de marquer les débuts du militantisme, et même de l’expertise, écologiste) est-il en réalité le signe ? Cinquante ans après, la « conscience » écologique est, malgré tous les obstacles, plus diffuse, elle imprègne les affects, et parfois les modes de vie, de beaucoup de gens, notamment les plus jeunes. Mais « écologie politique » ne veut plus dire grand-chose.

La pensée politique écologiste naissante a été laminée par les forces de l’ordre intellectuelles et physiques, au profit de ce qu’Antoine Dubiau a très justement appelé une « alphabétisation écologique de la société[19] » : un drôle de mélange entre diffusion d’éléments de langage, analyses pseudo-scientifiques que plus grand-chose ne distingue publiquement de véritables expertises, comportements privés servant de signes extérieurs de cette conscience, et ajustements des politiques publiques en vue de traiter – et encore, à l’échelle d’une génération – les conséquences écologiques « ingérables » et « capitalisables ».

Et pendant ce temps, réactionnaires et néofascistes de toutes les Nouvelles Droites extrémistes préparent intellectuellement, avec un sérieux bien plus grand, une version monstrueuse de la société écologiste[20]. Dans la fabrique du récit standard, réduire les débuts de la conscience écologique au rapport Meadows a servi une stratégie d’amnésie à l’encontre des apports plus radicaux du mouvement écologiste.

L’ensauvagement de la société par l’écologie telle qu’espérée dans les années 70 n’a pas eu lieu, pas plus que la co-construction et la diffusion des savoirs collectifs qu’un tel bouleversement aurait supposées. Cette première bataille est perdue, et nous le payons aujourd’hui d’une relative cécité politique collective face à certaines propositions supposément écologistes, qui devraient en réalité nous effrayer, pour la nature et pour nous-mêmes. Dans les années 70, les multinationales multipliaient les séminaires internationaux où l’on s’inquiétait de ce que les gens devenaient « ingouvernables ». Les temps ont bien changé.

Mais tout est-il perdu ? En 1989, le FBI créait la catégorie « écoterrorisme », une notion déjà largement utilisée dans le monde anglo-saxon depuis les années 70, pour répondre à un durcissement du militantisme écologiste, et notre cher Darmanin a bien montré que la classe dirigeante est prête désormais à la dégainer au moindre petit sabotage, un peu comme la violence déchainée contre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avaient pu être justifiée par de chimériques caches d’armes, qui n’ont bien sûr jamais été trouvées… Sentirait-elle quelque chose venir ? Pourquoi sont-ils aux aguets ?

Rarement en France il n’y a eu autant de travaux – souvent le fait de jeunes chercheurs – si précis, radicaux et engagés, autour des questions écologiques, que ces deux dernières années. En quinze ans, plus largement, le thème de la décroissance est redevenu « sérieux », politiquement et académiquement, après plus de vingt ans de black-out. Et depuis quand n’a-t-on pas vu autant d’occupations de territoires, d’actions directes et symboliques, d’études s’inquiétant de l’éco-anxiété, d’activité associative, de réorientation d’existence vers de nouveaux modes de vie, dont les très médiatiques « bifurqueurs » ne sont qu’une toute petite partie, et sans doute pas la plus représentative ?

Après la sidération de 2020, ces signes marquent-ils le début d’une nouvelle bataille culturelle ? Peut-être, à condition toutefois de faire un réel inventaire des luttes passées pour se sortir des pièges institutionnels, rhétoriques et médiatiques qui attendent tout militant, de brûler les idoles (à commencer par le mythe du rapport Meadows) et de tirer ainsi les enseignements de la bataille que nous avons perdue, au premier rang desquels celui-ci : il est définitivement plus difficile d’orienter notre ordre social vers des fins pour lesquelles il n’est pas fait que de réorganiser notre société en profondeur. Pragmatisme rime désormais avec radicalité.


[1] Faisant même l’objet d’une réédition en mars dernier (édition Rue de l’Échiquier, spécialisée en ESS et développement durable).

[2] Le nouvel ordre écologique, réédité en poche en 2002. Le même Luc Ferry a réitéré en avril dernier avec Les sept écologies (édition J’ai lu, 2022). Si cette fois il fait droit à la diversité des mouvements écologistes, il n’en qualifie pas moins ceux « qui plaident pour la décroissance, comme les écoféministes, les décoloniaux et les véganes, qui considèrent la lutte pour l’environnement comme indissociable de celle pour le droit des femmes, des colonisés et des animaux », ainsi que tous ceux qui associent écologie et critique du capitalisme, d’« alarmistes révolutionnaires ». L’intention reste la même, pour cet ancien Chiraquien : désamorcer politiquement l’écologie au nom d’un humanisme vague.

[3] Il semble que l’expression apparaisse pour la première fois dans la publication commune UICN/PNUE/WWF, Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources vivantes au service du développement durable, 1980. Voir D. Chartier, « Aux origines du flou sémantique du développement durable. Une lecture critique de La stratégie mondiale de la conservation », in Ecologie et politique, n°29, 2004.

[4] « Socialisme ou écofascisme », in Le Sauvage, 1973, repris dans Écologie et politique, Le Seuil, 1978.

[5] Voir son livre L’utopie ou la mort de 1973. Auparavant, il était partisan d’une agriculture intensive.

[6] « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », in Journal intérieur des forces personnalistes du Sud-Ouest, 1937.

[7] Même si ses textes écologistes majeurs (La convivialité et Énergie et équité) datent de 1973.

[8] Le rapport Meadows amorce un type de démarche, qui va vite devenir un standard : s’emparer de modèles scientifiques à la mode (en l’occurrence, la cybernétique), pour en faire un usage peu rigoureux au service d’une heuristique écologiste – le dernier exemple étant l’usage de la théorie transdisciplinaire des systèmes complexes par la littérature collapsologique. La limite de ce type de démarche est que le manque de rigueur scientifique risque toujours de servir d’arguments contre les conclusions défendues, y compris lorsque ces conclusions sont déjà solidement établies par ailleurs. Exemplairement, la collapsologie fait un usage déterministe du modèle des systèmes complexes (en gros, une version élaborée de la métaphore de l’effet domino ou de l’effet papillon), alors que le cœur de la théorie des systèmes complexes est justement que plus un système est complexe, plus ses évolutions sont imprévisibles… Ce que l’évolutionnisme avait déjà largement établi dans l’étude du vivant.

[9] Depuis 1965, de nombreux rapports d’experts font déjà état du changement climatique et de ses facteurs anthropiques. Le comité scientifique de la Maison Blanche produit un rapport détaillé en 1965. Il en est largement question en France en 1968 lors d’un colloque de la Datar. En 1970 et 1971 le MIT, déjà, produit deux rapports, Study of Critical Environmental Problems et Study of Man’s Impact on Climate. Une trentaine de climatologues font paraître, en 1971 toujours, Inadvertent Climate Modification. Enfin, on sait aujourd’hui que Total disposait d’un rapport très précis sur l’impact des hydrocarbures sur le climat, dès 1971 (C. Bonneuil, P.-L. Choquet, B. Franta, « Early warnings and emerging accountability : Total’s responses to global warming, 1971–2021 », Global Environmental Change, 2021).

[10] Ibid.

[11] Stéphane Foucart, « L’appel d’Heidelberg, une initiative fumeuse », Le Monde, 16 juin 2012 ; Francois Jarrige, Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2016.

[12] 1992, op. cit., note 2.

[13] Le terme est créé par l’ingénieur californien William Henry Smyth, en 1919 (« Technocracy : Ways and Means to Gain Industrial Democracy », Industrial Management), pour lui, une forme de démocratie mais passant par de nouveaux types de représentants, les experts, gagnant leur statut, non par élection, mais par compétence. Il inspire deux lobbies puissants, aux États-Unis : la Technical Alliance, dès le début des années 20, puis, à partir de 1931, Technocracy Incorporated. Si ce mouvement décline après 45, l’esprit en demeure dans nombre de think tanks depuis. Dès les années 20, son thème favori est le gouvernement de la société par le gouvernement des sources d’énergie – et l’on reconnaît aisément cette question du contrôle de l’énergie, aujourd’hui, derrière toutes les velléités technocratiques contemporaines. Elles expliquent en partie le primat d’un modèle hyper-centralisé et non-démocratique de la production énergétique.

[14] Voir notamment l’apport de Walter Lippmann (dans notre livre Walter Lippmann, d’un néolibéralisme à l’autre, 2020) dans la constitution du néolibéralisme : l’objection de Lippmann, à la technocratie de son époque, consistait à dire que l’exercice d’un leadership, à la tête d’une organisation (qu’elle soit étatique ou privée), engendre sa propre compétence, irréductible à toutes formes d’expertise scientifique séparée – la compétence du leader est essentiellement liée à l’exercice de sa fonction (dans une perspective qui se veut pragmatique). Les experts scientifiques sont des ressources, mais pas des substituts aux leaders dont toute société qui ne veut pas sombrer dans le chaos (soutient Lippmann) a besoin. Quant aux revendications des « gouvernés », elles ne sont que des symptôme que savent lire les grands leaders. Aujourd’hui, cette thèse – consubstantielle à l’élitisme néolibéral – est souvent qualifiée, elle aussi, de technocratique par ceux qui la critiquent.

[15] Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979. On estime souvent qu’il est l’inspirateur de la définition du développement durable issue du Rapport Brundtland, le rapport final, produit en 1987, par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement, mise en place en 1983 par l’ONU. « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Une telle définition laisse un immense point d’interrogation : celui de la définition des besoins (y compris le droit de la génération présente à définir indirectement les besoins futurs). L’attitude la plus fréquente, face à cette difficulté, est celle que l’on trouve déjà chez Jonas : s’en remettre à une commission d’experts pour définir ces besoins. Les choses sont en réalité plus complexes chez Jonas, puisqu’il participe d’une perception encore plus élitiste : en réalité, cette inclusion des besoins des générations futures n’est que le substitut d’une éthique « plus haute » – dont bien peu seraient capables, à ses yeux – qui accorde à tout vivant une égale dignité (ce qui rattache Jonas au mouvement de l’écologie profonde). L’« heuristique de la peur » (amener les gens à admettre les réquisits d’une telle éthique par la menace des conséquences environnementales) se comprend dans cette perspective, fortement élitiste. C’est également en référence au « principe responsabilité » de Jonas qu’est formulé, dans la Déclaration de Rio, le « principe de précaution ».

[16] Du temps acheté : La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (2013), Paris, Gallimard, 2014, pour la traduction française. Le sociologue allemand joue sur l’expression anglaise buying times, équivalent du français « gagner du temps ». Il montre comment toute la gouvernance politique et économique, depuis 1945, se comprend en tirant les leçons de la Grande Dépression des années 30, et en intégrant la critique marxiste du capitalisme : oui, le capitalisme est structurellement voué à la crise, donc il ne va pas s’effondrer puisqu’il a toujours survécu en cultivant l’art de toujours repousser sa crise ultime – il est fait pour avancer sous menace critique. Ce qui revient à dire que la gouvernance capitaliste repose sur la capacité à absorber toutes les critiques, et tous les modes alternatifs de conduite sociale (ex. Le management intègre petit à petit toute l’expérience associative et libertaire, depuis les années 30, pour en faire des techniques de contrôle du salariat). Son ethos repose sur l’art de forger des consensus qui lui sont favorables (typiquement le compromis social d’après-guerre), en prenant le temps de retraduire toutes les exigences sociales, avant de les satisfaire : il a l’art de gagner (acheter) du temps. Si Streeck ne le fait pas (pas plus qu’il n’irait jusqu’à réduire, comme je le fais, le compromis d’après-guerre à une stratégie du Capital), on peut tout à fait comprendre le délai imprimé aux mesures écologistes comme une semblable stratégie, dont le climato-scepticisme ne serait qu’une étape provisoire.

[17] Pas de références précises : c’est une toujours orale récurrente que nombre de témoins lui attribuent.

[18] Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012. C’est à cet historien que l’on doit aussi d’avoir établi que, jamais dans l’histoire de ces trois derniers siècles, une source d’énergie n’en a remplacé une autre, dans un régime de croissance économique. 2021 vient confirmer ce constat : cette année bat les records de consommation d’énergie tirée du pétrole, du renouvelable, du nucléaire et du charbon – tout à la fois ! Y compris dans les consommations indirectes d’un pays comme la France, qui a pourtant officiellement mis fin à son industrie du charbon ! C’est un argument fort contre tout technosolutionnisme visant le remplacement des énergies carbonées par des énergies non-carbonnées, sans s’engager dans une quelconque décroissance.

[19] Ecofascismes, Éditions Grevis, 2022. Précisons que ce géographe est résolument écologiste.

[20] Ibid. Dans la deuxième partie du livre, il revient notamment sur l’écologie intégrale et les déclinaisons réactionnaires de l’encyclique du pape François Laudato Si (qu’illustre bien la revue Limites, issue principalement de jeunes acteurs de la Manif Pour Tous, comme Marianne Durano et Gaultier Bès), mais aussi toutes la nébuleuse tournant autour d’Alain de Benoist, du GRECE et de la revue Krisis, et bien d’autres, qui s’attèlent, depuis le début des années 80, à transposer, dans un langage réactionnaire et/ou fasciste, un certain nombre de thématiques écologistes disponibles, du fait de l’affaiblissement des courants écologistes radicaux : l’enracinement, le primat du local, le besoin de faire communauté, la critique de la technologie moderne, l’égale dignité des vivants (qui devient vite un argumentaire anti-IVG), ou même simplement l’idée ambiguë que la nature fournit des normes aux sociétés humaines (qui fournit tous les prétextes d’un nouvel « ordre moral », voire une renaturalisation du racisme, via l’interaction supposée adaptative de chaque culture à un environnement naturel immuable). Si ces thèmes, sous leur forme fascisée, ne passent pas encore durablement la rampe de l’existence médiatique du FN/RN, on relève déjà des frémissements, bien antérieurs aux récentes références de Marine Le Pen à une « société écologique » : qu’il s’agisse de Bruno Maigret et Pierre Vial, dans les années 90, ou plus récemment de Laurent Ozon et de la création du parti Les Localistes (microparti satellite du RN et spécialisé sur ces questions, fondé par Hervé Juvin et Andréa Kotarac). Antoine Dubiau en tire la nécessité de reprendre à bras le corps un travail intellectuel de fond sur ces thématiques, mais il oscille entre une nécessaire co-construction démocratique des savoirs – que j’appelle aussi de mes vœux – et une surenchère de recours à l’expertise (exemplairement les analyses du territoire tirées de sa discipline, la géographie), sur fond de redoublement de la rhétorique de la menace – aux menaces environnementales s’ajouteraient les menaces écofascistes.

Arnaud Milanese

Philosophe, Maître de conférences à l'ENS de Lyon

Rayonnages

Écologie

Mots-clés

Néolibéralisme

Notes

[1] Faisant même l’objet d’une réédition en mars dernier (édition Rue de l’Échiquier, spécialisée en ESS et développement durable).

[2] Le nouvel ordre écologique, réédité en poche en 2002. Le même Luc Ferry a réitéré en avril dernier avec Les sept écologies (édition J’ai lu, 2022). Si cette fois il fait droit à la diversité des mouvements écologistes, il n’en qualifie pas moins ceux « qui plaident pour la décroissance, comme les écoféministes, les décoloniaux et les véganes, qui considèrent la lutte pour l’environnement comme indissociable de celle pour le droit des femmes, des colonisés et des animaux », ainsi que tous ceux qui associent écologie et critique du capitalisme, d’« alarmistes révolutionnaires ». L’intention reste la même, pour cet ancien Chiraquien : désamorcer politiquement l’écologie au nom d’un humanisme vague.

[3] Il semble que l’expression apparaisse pour la première fois dans la publication commune UICN/PNUE/WWF, Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources vivantes au service du développement durable, 1980. Voir D. Chartier, « Aux origines du flou sémantique du développement durable. Une lecture critique de La stratégie mondiale de la conservation », in Ecologie et politique, n°29, 2004.

[4] « Socialisme ou écofascisme », in Le Sauvage, 1973, repris dans Écologie et politique, Le Seuil, 1978.

[5] Voir son livre L’utopie ou la mort de 1973. Auparavant, il était partisan d’une agriculture intensive.

[6] « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », in Journal intérieur des forces personnalistes du Sud-Ouest, 1937.

[7] Même si ses textes écologistes majeurs (La convivialité et Énergie et équité) datent de 1973.

[8] Le rapport Meadows amorce un type de démarche, qui va vite devenir un standard : s’emparer de modèles scientifiques à la mode (en l’occurrence, la cybernétique), pour en faire un usage peu rigoureux au service d’une heuristique écologiste – le dernier exemple étant l’usage de la théorie transdisciplinaire des systèmes complexes par la littérature collapsologique. La limite de ce type de démarche est que le manque de rigueur scientifique risque toujours de servir d’arguments contre les conclusions défendues, y compris lorsque ces conclusions sont déjà solidement établies par ailleurs. Exemplairement, la collapsologie fait un usage déterministe du modèle des systèmes complexes (en gros, une version élaborée de la métaphore de l’effet domino ou de l’effet papillon), alors que le cœur de la théorie des systèmes complexes est justement que plus un système est complexe, plus ses évolutions sont imprévisibles… Ce que l’évolutionnisme avait déjà largement établi dans l’étude du vivant.

[9] Depuis 1965, de nombreux rapports d’experts font déjà état du changement climatique et de ses facteurs anthropiques. Le comité scientifique de la Maison Blanche produit un rapport détaillé en 1965. Il en est largement question en France en 1968 lors d’un colloque de la Datar. En 1970 et 1971 le MIT, déjà, produit deux rapports, Study of Critical Environmental Problems et Study of Man’s Impact on Climate. Une trentaine de climatologues font paraître, en 1971 toujours, Inadvertent Climate Modification. Enfin, on sait aujourd’hui que Total disposait d’un rapport très précis sur l’impact des hydrocarbures sur le climat, dès 1971 (C. Bonneuil, P.-L. Choquet, B. Franta, « Early warnings and emerging accountability : Total’s responses to global warming, 1971–2021 », Global Environmental Change, 2021).

[10] Ibid.

[11] Stéphane Foucart, « L’appel d’Heidelberg, une initiative fumeuse », Le Monde, 16 juin 2012 ; Francois Jarrige, Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2016.

[12] 1992, op. cit., note 2.

[13] Le terme est créé par l’ingénieur californien William Henry Smyth, en 1919 (« Technocracy : Ways and Means to Gain Industrial Democracy », Industrial Management), pour lui, une forme de démocratie mais passant par de nouveaux types de représentants, les experts, gagnant leur statut, non par élection, mais par compétence. Il inspire deux lobbies puissants, aux États-Unis : la Technical Alliance, dès le début des années 20, puis, à partir de 1931, Technocracy Incorporated. Si ce mouvement décline après 45, l’esprit en demeure dans nombre de think tanks depuis. Dès les années 20, son thème favori est le gouvernement de la société par le gouvernement des sources d’énergie – et l’on reconnaît aisément cette question du contrôle de l’énergie, aujourd’hui, derrière toutes les velléités technocratiques contemporaines. Elles expliquent en partie le primat d’un modèle hyper-centralisé et non-démocratique de la production énergétique.

[14] Voir notamment l’apport de Walter Lippmann (dans notre livre Walter Lippmann, d’un néolibéralisme à l’autre, 2020) dans la constitution du néolibéralisme : l’objection de Lippmann, à la technocratie de son époque, consistait à dire que l’exercice d’un leadership, à la tête d’une organisation (qu’elle soit étatique ou privée), engendre sa propre compétence, irréductible à toutes formes d’expertise scientifique séparée – la compétence du leader est essentiellement liée à l’exercice de sa fonction (dans une perspective qui se veut pragmatique). Les experts scientifiques sont des ressources, mais pas des substituts aux leaders dont toute société qui ne veut pas sombrer dans le chaos (soutient Lippmann) a besoin. Quant aux revendications des « gouvernés », elles ne sont que des symptôme que savent lire les grands leaders. Aujourd’hui, cette thèse – consubstantielle à l’élitisme néolibéral – est souvent qualifiée, elle aussi, de technocratique par ceux qui la critiquent.

[15] Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979. On estime souvent qu’il est l’inspirateur de la définition du développement durable issue du Rapport Brundtland, le rapport final, produit en 1987, par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement, mise en place en 1983 par l’ONU. « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Une telle définition laisse un immense point d’interrogation : celui de la définition des besoins (y compris le droit de la génération présente à définir indirectement les besoins futurs). L’attitude la plus fréquente, face à cette difficulté, est celle que l’on trouve déjà chez Jonas : s’en remettre à une commission d’experts pour définir ces besoins. Les choses sont en réalité plus complexes chez Jonas, puisqu’il participe d’une perception encore plus élitiste : en réalité, cette inclusion des besoins des générations futures n’est que le substitut d’une éthique « plus haute » – dont bien peu seraient capables, à ses yeux – qui accorde à tout vivant une égale dignité (ce qui rattache Jonas au mouvement de l’écologie profonde). L’« heuristique de la peur » (amener les gens à admettre les réquisits d’une telle éthique par la menace des conséquences environnementales) se comprend dans cette perspective, fortement élitiste. C’est également en référence au « principe responsabilité » de Jonas qu’est formulé, dans la Déclaration de Rio, le « principe de précaution ».

[16] Du temps acheté : La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (2013), Paris, Gallimard, 2014, pour la traduction française. Le sociologue allemand joue sur l’expression anglaise buying times, équivalent du français « gagner du temps ». Il montre comment toute la gouvernance politique et économique, depuis 1945, se comprend en tirant les leçons de la Grande Dépression des années 30, et en intégrant la critique marxiste du capitalisme : oui, le capitalisme est structurellement voué à la crise, donc il ne va pas s’effondrer puisqu’il a toujours survécu en cultivant l’art de toujours repousser sa crise ultime – il est fait pour avancer sous menace critique. Ce qui revient à dire que la gouvernance capitaliste repose sur la capacité à absorber toutes les critiques, et tous les modes alternatifs de conduite sociale (ex. Le management intègre petit à petit toute l’expérience associative et libertaire, depuis les années 30, pour en faire des techniques de contrôle du salariat). Son ethos repose sur l’art de forger des consensus qui lui sont favorables (typiquement le compromis social d’après-guerre), en prenant le temps de retraduire toutes les exigences sociales, avant de les satisfaire : il a l’art de gagner (acheter) du temps. Si Streeck ne le fait pas (pas plus qu’il n’irait jusqu’à réduire, comme je le fais, le compromis d’après-guerre à une stratégie du Capital), on peut tout à fait comprendre le délai imprimé aux mesures écologistes comme une semblable stratégie, dont le climato-scepticisme ne serait qu’une étape provisoire.

[17] Pas de références précises : c’est une toujours orale récurrente que nombre de témoins lui attribuent.

[18] Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012. C’est à cet historien que l’on doit aussi d’avoir établi que, jamais dans l’histoire de ces trois derniers siècles, une source d’énergie n’en a remplacé une autre, dans un régime de croissance économique. 2021 vient confirmer ce constat : cette année bat les records de consommation d’énergie tirée du pétrole, du renouvelable, du nucléaire et du charbon – tout à la fois ! Y compris dans les consommations indirectes d’un pays comme la France, qui a pourtant officiellement mis fin à son industrie du charbon ! C’est un argument fort contre tout technosolutionnisme visant le remplacement des énergies carbonées par des énergies non-carbonnées, sans s’engager dans une quelconque décroissance.

[19] Ecofascismes, Éditions Grevis, 2022. Précisons que ce géographe est résolument écologiste.

[20] Ibid. Dans la deuxième partie du livre, il revient notamment sur l’écologie intégrale et les déclinaisons réactionnaires de l’encyclique du pape François Laudato Si (qu’illustre bien la revue Limites, issue principalement de jeunes acteurs de la Manif Pour Tous, comme Marianne Durano et Gaultier Bès), mais aussi toutes la nébuleuse tournant autour d’Alain de Benoist, du GRECE et de la revue Krisis, et bien d’autres, qui s’attèlent, depuis le début des années 80, à transposer, dans un langage réactionnaire et/ou fasciste, un certain nombre de thématiques écologistes disponibles, du fait de l’affaiblissement des courants écologistes radicaux : l’enracinement, le primat du local, le besoin de faire communauté, la critique de la technologie moderne, l’égale dignité des vivants (qui devient vite un argumentaire anti-IVG), ou même simplement l’idée ambiguë que la nature fournit des normes aux sociétés humaines (qui fournit tous les prétextes d’un nouvel « ordre moral », voire une renaturalisation du racisme, via l’interaction supposée adaptative de chaque culture à un environnement naturel immuable). Si ces thèmes, sous leur forme fascisée, ne passent pas encore durablement la rampe de l’existence médiatique du FN/RN, on relève déjà des frémissements, bien antérieurs aux récentes références de Marine Le Pen à une « société écologique » : qu’il s’agisse de Bruno Maigret et Pierre Vial, dans les années 90, ou plus récemment de Laurent Ozon et de la création du parti Les Localistes (microparti satellite du RN et spécialisé sur ces questions, fondé par Hervé Juvin et Andréa Kotarac). Antoine Dubiau en tire la nécessité de reprendre à bras le corps un travail intellectuel de fond sur ces thématiques, mais il oscille entre une nécessaire co-construction démocratique des savoirs – que j’appelle aussi de mes vœux – et une surenchère de recours à l’expertise (exemplairement les analyses du territoire tirées de sa discipline, la géographie), sur fond de redoublement de la rhétorique de la menace – aux menaces environnementales s’ajouteraient les menaces écofascistes.