Plus rien ne s’oppose à la nuit
C’est la nuit qu’il est beau de croire en la lumière
Edmond Rostang
La nuit est longtemps restée une dimension oubliée, une terra incognita, peu investie par les activités, les politiques publiques et la recherche, un temps d’arrêt livré aux fantasmes et aux représentations contrastées entre liberté et insécurité. Depuis quelques temps, la nuit s’invite dans l’actualité du jour. Cet espace-temps sous pression, colonisé par les activités du jour, intéresse désormais les politiques, les professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme, les chercheurs de différentes disciplines, la presse grand public et s’invite jusque dans les repas de famille.
Espace-temps éphémère et cyclique, la nuit change et nous oblige à changer de regard sur la société et nos modes de vie. Mieux, elle nous invite à l’exploration, à l’introspection voire à la prospective. C’est dans la nuit urbaine, que les tensions et contradictions entre économie, social, environnement et culture sont sans doute les plus lisibles. C’est là que se joue une partie de notre capacité à mieux vivre ensemble, longtemps et que peuvent s’inventer de nouvelles manières de réfléchir, d’expérimenter et de vivre ensemble. C’est bien là aussi que l’on refait le monde, un monde plus durable.
Ce que les nuits sont devenues
Avec un peu de recul, on peut appréhender les évolutions de cet espace-temps pluriel et si particulier qui n’est pas un contre-jour.
Espace-temps particulier. La nuit est un espace-temps où les questions de liberté et de sécurité sont essentielles. C’est généralement un environnement plus hostile que le jour : éclairement, humidité, température. L’être humain y est naturellement déstabilisé faute de lumière suffisante alors que plus de 80 % de sa perception est liée à la vue. Animal diurne l’homme n’est pas fait pour vivre la nuit alors que sa température corporelle baisse et que certains taux d’hormones se modifient. Les chronobiologistes rappellent régulièrement que nous sommes des animaux diurnes, pas vraiment faits pour le calcul mental nocturne, que les grands accidents industriels ont souvent lieu la nuit (Three miles Island, Bopal…) et que vivre la nuit a des conséquences négatives sur la santé pouvant aller jusqu’à une diminution de l’espérance de vie.
La nuit est un espace-temps où la présence humaine est moins forte qu’en journée, une sorte de campagne urbaine, où l’individu habite dans des conditions physiologiques et psychologiques particulières de fatigue ou d’extrême excitation. C’est un espace-temps que l’humain connaît moins que le jour et un environnement dont il n’a pas toujours les codes. L’insécurité n’y est pourtant pas plus importante que le jour. Les voleurs travaillent davantage le jour que la nuit. Les violences urbaines ont lieu en début de nuit, en périphérie quand la ville, à un moment et dans des lieux où la ville n’est plus vraiment de la ville. Dans les hôpitaux où se terminent désormais nos existences, c’est au petit matin, au changement d’équipe, et non au cœur de la nuit que les patients s’éteignent.
Mauvaise réputation. Temps de l’obscurité, du sommeil et du repos social, symbolisée par le couvre-feu, la nuit a inspiré les poètes et les artistes en quête de liberté, servi de refuge aux malfaiteurs et inquiété le pouvoir qui a toujours cherché à la contrôler. Espace-temps peu investi par l’activité humaine, la nuit urbaine intéressait peu les chercheurs, les édiles et les techniciens qui ont longtemps pensé et géré la ville comme une entité fonctionnant seulement seize heures sur vingt-quatre.
Dans nos agendas papier traditionnels, la journée s’arrête généralement à 21h00 et il est impossible de prendre un rendez-vous après cette heure et avant 7h00 le lendemain matin. Dans de nombreuses langues, le mot « nuit » semble une négation de huit heures : non-huit ; no-eight : nein–acht ; non–otto ; no–ocho. Dans l’imaginaire populaire, les ténèbres sont angoissantes. La nuit est souvent associée à la mort, au sommeil, aux rêves ou aux cauchemars, aux angoisses et aux mystères. La noirceur est toujours valorisée négativement. La nuit a longtemps eu mauvaise réputation comme le résume très bien Ambrose Bierce « Le temps est divisé en deux parties, le jour proprement dit et la nuit pas très propre[1] » dans son redoutable dictionnaire du diable, autre figure de la noirceur.
Aujourd’hui encore, nous demandons à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités. La valorisation de la nuit se fait le plus souvent en termes d’éclairement. Depuis la « nuit des temps », l’humanité est censée progresser vers la lumière. Nous aimons « chasser l’obscurité », « faire la lumière », « éclaircir la situation » ou « mettre au jour ». La nuit tombe mais le jour se lève. L’essentiel du grand soir, c’est l’aube et les « lendemains qui chantent ». Mais les temps changent. La ville revoit ses nycthémères – unité physiologique de temps d’une durée de 24 heures, comportant une nuit et un jour, une période de sommeil et une période de veille – et toute la société est bouleversée. Au-delà des rêves, des peurs et des fantasmes, la nuit s’invite désormais dans les débats.
Irruption dans l’actualité du jour. Chaque jour ou presque, on annonce l’extinction des luminaires après une certaine heure dans un village ou une métropole de France pour économiser l’énergie ou défendre la biodiversité. Les pouvoirs publics s’intéressent désormais à ce territoire éphémère et cyclique sous pression. Mieux, après le déploiement d’ « États généraux de la nuit » et de diagnostics nocturnes depuis le début des années 2000, des « Conseils de la nuit » et des « Maires de la nuit » ont été mis en place sous des formes diverses à Genève, Londres, New-York, Nantes, Toulouse mais aussi dans de plus petites communes comme Quimper ou La Rochelle en France.
À différentes échelles, les premières politiques publiques nocturnes s’élaborent. En aménagement, les « trames noires » – « réseau formé de corridors écologiques caractérisé par une certaine obscurité » – se sont récemment ajoutées aux « trames bleues » ou « vertes » afin d’assurer des continuités géographiques non éclairées pour la faune la nuit et protéger la biodiversité nocturne de la pollution lumineuse.
Pas un mois ne se passe désormais, sans qu’un colloque international, une revue scientifique ne lance un appel à communication sur les nuits ou qu’un magazine grand public ne publie un article sur le sujet. Pas un mois sans l’organisation d’une traversée nocturne, d’un parcours de nuit organisés par des scientifiques, des acteurs locaux, des collectifs féministes, des urbanistes, un groupe d’élus ou des concepteurs lumière. Après les travaux pionniers sur la colonisation des nuits urbaines, son économie et ses géographies, les recherches scientifiques abordent désormais la nuit dans des perspectives sociales, historiques, culturelles, biologiques, écologiques, politiques, éthologiques et médiatiques. Un champ interdisciplinaire se structure même peu à peu : celui des « études de nuit » ou « Night studies ». Cette mise à l’agenda récente ne doit pas faire oublier la longue évolution de cet espace-temps si particulier.
Longue conquête. Depuis l’origine, nous n’avons eu de cesse d’échapper aux rythmes de Dame nature, pour étendre notre emprise sur l’ensemble de la planète. L’homme s’est peu à peu démarqué des rythmes naturels pour conquérir la nuit urbaine. La généralisation de l’éclairage public et l’affirmation du pouvoir politique ont permis cette conquête. Dès le XVIe siècle, le roi de France était comparé à un « soleil chasse-nuit ». En quelques siècles, on est passé de la « ville de garde » (sécurité, santé), où l’activité demeurait une exception surveillée, aux loisirs d’une élite (XVIIIe siècle) à la démocratisation de la nuit festive et à l’apparition du « by night » à la fin du XIXe siècle au temps des expositions universelles et de la « Ville lumière ». Désormais, c’est toute l’économie du jour qui s’intéresse à la nuit contribuant à sa « diurnisation », phase ultime de l’artificialisation de la ville.
Colonisation accélérée. Depuis une trentaine d’années cependant, on assiste à une accélération de la colonisation de la nuit par les activités économiques et sociales. Au fil des siècles, les progrès techniques de la lumière ont rendu possible la poursuite des activités et l’apparition d’un espace public nocturne. L’éclairage s’est généralisé et sa fonction a progressivement changé passant de la sécurité à l’agrément, de l’éclairage aux illuminations.
De nombreux équipements fonctionnent en continu et le travail de nuit se banalise, occupant en moyenne 15 % des salariés. La tendance générale est à une augmentation de la périodicité, de l’amplitude et de la fréquence des services. De nouvelles approches et de nouveaux dispositifs ont été co-construits dans une logique de médiation : « chartes de nuit » entre résidents, responsables d’établissements de nuit et clients ; « correspondants de nuit » qui se déploient dans les quartiers de certaines villes où tous les services sont fermés. Les nocturnes sont de plus en plus nombreuses.
L’offre de loisirs nocturnes se développe. « Nuit blanche », « Nuit des étoiles », « Nuit de la recherche », « Nuit des idées » : les nuits thématiques font recette et semblent vouées à l’art, à l’observation, à la réflexion, à la fête et aux rencontres. L’événement nocturne se décline désormais à chaque échelle de l’organisation urbaine depuis la « Fête des lumières » de la métropole lyonnaise, jusqu’aux « marchés de nuit » dans le plus petit de nos villages, en passant par les soldes de nuit, « trails » et autres « tournois de foot » nocturnes partout ailleurs.
Tout événement (foire, exposition, colloque …) a désormais ses « nocturnes », comme si les institutions venaient puiser là quelques ressources et publics nouveaux. C’est la nuit que certains auteurs choisissent de sortir un ouvrage ou que certaines entreprises lancent un produit, cherchant de la sorte à s’accaparer une image transgressive ou à attirer des prescripteurs influents. Il y a quelques années que le couvre-feu médiatique est terminé et qu’Internet permet de surfer toute la nuit.
Avant la Covid, 80 % des Français déclaraient sortir en ville la nuit, contre 60 % à peine il y a trente ans. Les pratiques ont également évolué. Le téléphone portable qui permet de vivre la ville en « juste à temps » et de décider au dernier moment de l’endroit où passer la soirée a révolutionné la pratique des nuits urbaines. Les usagers de la ville la nuit ne s’installent plus à un endroit pour toute la soirée mais nomadisent à différentes échelles. Ils consomment désormais la ville sous forme de parcours nocturnes, passant d’un pôle d’attraction à l’autre, se décidant au dernier moment, rendant plus difficile la programmation des services et le contrôle des nuisances sonores.
Autre évolution : la législation sur la consommation de tabac dans les espaces publics qui a renvoyé une partie des consommateurs dans la rue, permettant de nouvelles formes de socialisation, une reconquête de l’espace public mais multipliant également les tensions et conflits avec les résidants.
Impacts et conflits. Même les rythmes biologiques semblent bouleversés par ces évolutions. On s’endort en moyenne à 23 h au lieu de 21 h, il y a cinquante ans. Nous dormons une heure de moins que nos grands-parents et dans les grandes métropoles, la nuit – définie comme la période de moindre activité – est désormais réduite à trois petites heures de 1h30 à 4h30 du matin. Plus un équipement, un réseau ou une ville sont internationaux plus ils ont tendance à fonctionner en continu 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. La nuit est devenue un espace public transformé par de nouveaux modes de vie et un marché convoité par différents acteurs économiques.
Au cours des dernières années, on a assisté à une certaine banalisation de la nuit et de l’offre nocturne où la dimension consommation est devenue centrale dans un contexte de compétition entre villes et de marketing territorial pour attirer du monde et exister sur les planisphères. Soumises au temps en continu de l’économie et des réseaux les nuits de nos villes sont aussi devenues des champs de conflits entre des individus, des organisations et territoires qui n’ont plus les mêmes rythmes. Nuisances sonores, pollution lumineuse – cette illumination du ciel nocturne due aux éclairages artificiels et ses impacts négatifs importants sur le vivant (désorientation, aveuglement et perturbation du cycle de vie et du comportement des espèces animales, perturbation du cycle de vie des végétaux), la santé des humains et non-humains. Dans la ville à plusieurs temps, la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse ne font pas toujours bon ménage.
Des campagnes de sensibilisation nationales et internationales ont permis de sensibiliser le grand public aux questions de bruit et de sommeil avec la publication d’études, enquêtes et sondages intéressants. En janvier 2023, la vingtième édition de la « semaine du son » de l’Unesco cherchera à savoir comment arriver à mieux écouter et mieux nous parler avec notamment des réflexions sur l’environnement urbain à l’extérieur, à l’intérieur des lieux de divertissement comme les bars et restaurants.
Dans un sondage paru à cette occasion on apprend que huit parisiens sur dix sont dérangés par le bruit dans les bars, cafés et restaurants, constat partagé par les professionnels du secteur[2]. La « Journée nationale du Sommeil » permet, chaque année, d’attirer l’attention du grand public sur cette occupation qui occupe quasiment un tiers de notre vie.
En mars 2023, la 23ème édition est consacrée aux croyances et rumeurs sur la durée du sommeil, de la sieste, qui jouent un rôle important dans une mauvaise hygiène de sommeil et impacte négativement la santé mentale. On apprend à cette occasion que la durée moyenne de sommeil des Français qui a baissé n’est plus que de 6h41 en semaine – alors que nous avons besoin de 7 à 9 heures pour bien fonctionner. 28% d’entre eux dorment moins de 6 heures par nuit ce qui oblige à imaginer des solutions en termes d’éducation, d’urbanisme, de modes et de rythmes de vie.
Les crises comme cristallisation. Refuge traditionnel des oppositions et contestations au pouvoir du jour, la nuit a retrouvé une dimension politique forte ces dernières années autour des mouvements d’occupation des places – Occupy Wall Street, Indignados – des révolutions comme le Printemps arabe ou en France en 2016, avec « Nuit debout », issu de la protestation contre la loi travail.
La nuit est également devenue le support de revendications politiques : des monuments emblématiques comme la Tour Eiffel sont régulièrement éclairés aux couleurs d’un pays ou d’une cause ou éteints pour s’associer à de grands combats notamment dans le domaine environnemental comme en 2016 lorsque le phare parisien s’est paré des couleurs de la COP21 ou lorsque la même Tour Eiffel, le Colisée de Rome ou les gratte-ciel de Victoria Harbour en Chine se sont éteints dans le cadre de l’opération « Une Heure pour la Planète » visant à sensibiliser sur les engagements contre le réchauffement climatique adoptés par la COP21.
Récemment, les crises sanitaires, énergétiques et climatiques ont eu un impact important sur notre approche des nuits. La crise sanitaire avec le confinement et le retour du couvre-feu dans certains pays, a mis en évidence l’importance de la soirée et de nuit comme moments de convivialité et d’interaction sociale pour celles et ceux qui en étaient privés. Les acteurs économiques et culturels de la nuit particulièrement touchés – premiers fermés et derniers ouverts – se sont mobilisés, notamment les patrons de boîtes de nuit signalant l’effet extraordinairement « pervers » de la mesure : « pousser, sciemment, tous les jeunes et les moins jeunes à se retrouver pour des fêtes dans des lieux privés, où le virus va pouvoir se développer sans aucune protection[3] ».
Pour la première fois, ils ont pu se faire entendre, défendre leur activité et imaginer des nuits plus éthiques, durables et inclusives à l’échelle des quartiers, des métropoles et des territoires. Par contraste, le confinement a montré aux habitants permanents et temporaires l’importance de l’animation dans nos villes, lieux de maximisation des interactions.
À la réouverture, les mesures de distanciations sociales, le port du masque, les jauges réduites, l’augmentation du contrôle ont fragilisé les mêmes établissements et modifié nos habitudes avec notamment une baisse de la fréquentation dans les salles de cinéma et de spectacle vivant et établissement de nuit par rapport à la même période avant la crise sanitaire.
À l’inverse, d’autres acteurs ont redécouvert la qualité du silence de la ville la nuit et s’interrogent aujourd’hui sur les moyens de retourner à une nuit d’avant, vide et silencieuse, même au cœur des métropoles. Le « droit à la nuit » est différemment interprété ici et le caractère ambigu de la nuit « pouvant être blanche et noire à la fois », selon les cruciverbistes – particulièrement bien révélé.
Pendant le confinement et notamment avec les fêtes et établissements clandestins, la nuit a également retrouvé la dimension transgressive qu’elle avait un peu perdue et une attractivité pour certains publics, pour les chercheurs de nombreuses disciplines mais aussi pour les artistes. De novembre 2022 à janvier 2023, la troisième édition de la « Biennale des imaginaires numériques » (Aix-en-Provence, Marseille, Avignon) consacrée à la thématique de la Nuit, a par exemple réuni plus de 80 artistes invités à construire des imaginaires, observer et questionner notre rapport à la nuit dans un monde altéré et conditionné par les nouvelles technologies.
Les crises énergétiques et climatiques renforcent encore l’importance de la nuit. Les restrictions obligent déjà les concepteurs, les pouvoirs publics et les usagers à raisonner en termes de « sobriété lumineuse » avec extinction des lumières quand elles ne sont pas obligatoires, modulation en fonction de la présence mais aussi technologies nouvelles moins énergivores et plus respectueuses de la biodiversité.
Symbole de ces mesures, dans le cadre du plan d’urgence de la Ville de Paris pour la sobriété énergétique de septembre 2022, la Tour Eiffel et ses 20 000 ampoules s’éteint désormais complètement à partir de 23h45 (éclairage et phare). Certaines communes ont déjà fait du ciel noir un argument touristique. 724 communes et quatre territoires sont désormais « Territoires et villages étoilés » un label décerné par l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturne (ANPCEN) qui orne fièrement les panneaux d’entrée des communes à côté ou à la place de « Villes et villages fleuris ».
À l’inverse, des entreprises impactées par l’évolution des coûts de l’énergie (fonderie, aciérie, traiteurs, charcutiers, verriers…) choisissent désormais de travailler la nuit – afin de profiter de tarifs attractifs du fournisseur d’énergie en heures creuses sans toujours mesurer les impacts sur la santé des travailleurs. Les changements climatiques poussent également à s’interroger sur un décalage possible de l’activité estivale vers la soirée et la nuit quand les conditions sont plus soutenables.
Quand les villes du nord de la Méditerranée auront un climat proche de celui des villes du sud, la sieste ne sera sans doute plus un objet de raillerie, mais fera partie intégrante d’une stratégie spatio-temporelle d’adaptation. Un rapport récent porté par les syndicats avec le soutien de la Commission européenne s’interroge sur ces évolutions en cherchant notamment « à protéger les travailleurs et en prenant des mesures pour les protéger des effets négatifs du changement climatique, y compris l’exposition à des températures élevées[4] ».
Ce que la nuit peut dire au jour et à demain
Espace en mutation rapide, la nuit a beaucoup de choses à nous apprendre sur la ville diurne et le futur de nos sociétés. Objet de recherche interdisciplinaire, avant-poste de certaines mutations, support de revendications, possible laboratoire de demain, la nuit permet de repérer des transformations plus larges qui affectent nos modes et nos rythmes de vie et de se projeter vers un monde plus durable.
Une obligation et une chance. S’intéresser à la nuit est une obligation, face aux pressions économiques qui s’exercent et transforment l’originelle alternance et face aux crises qui s’accumulent. C’est aussi une chance pour une société éclatée, car la nuit n’appartient à personne et concerne tout le monde. Elle oblige au dialogue et au partenariat en laissant une place à la créativité et aux artistes encore très peu associés à la production urbaine.
Tout le monde peut s’exprimer sur la nuit ou tout au moins tout le monde a quelque chose à en dire. Elle permet d’intégrer des dimensions sensibles et humaines dans la gestion et la fabrique de la ville. Compétence de tout le monde et de personne, la nuit urbaine oblige à l’échange et à la coopération entre toutes les parties prenantes, loin des frontières institutionnelles. Elle renvoie aux questions de vie quotidienne et met en avant une approche sensible et humaine de la ville, un processus qui valorise la place et le pouvoir des usagers dans le couple qu’ils forment avec les concepteurs des centres de recherche et les acteurs de la fabrique métropolitaine : élus, urbanistes, aménageurs, usagers et citoyens.
Les garde-fous d’une pensée nuitale. L’observation de la nuit permet de poser des garde-fous face aux pressions du jour en insistant sur le « jusqu’où… ne pas ». Elle ouvre plus largement la réflexion sur les valeurs à préserver face aux tentations et aux risques du 24/7, de l’accélération, de la transparence, du trop-plein ou de la saturation. L’autre côté du jour ne se suffit pas d’approches et de réponses binaires. Il ne s’agit pas de tout laisser ouvert ou de tout fermer.
S’intéresser au chantier des nuits urbaines, c’est apprendre à gérer des contradictions et des paradoxes d’une société hypermoderne et tenter de déployer une « pensée nuitale » : éclairer la nuit sans pour autant la tuer ; rendre la nuit accessible et préserver son identité originelle ; développer la nuit sans créer de nouveaux conflits d’usage ; animer la nuit et respecter nos rythmes biologiques ; assurer la sécurité publique sans imposer un couvre-feu ; ouvrir la nuit tout en préservant la santé des travailleurs ; assurer la continuité centre-périphérie sans uniformiser la nuit ; réguler la nuit tout en conservant une place pour la transgression ; ne pas tout réglementer sans pour autant abandonner la nuit au marché ; développer l’offre de services et conserver le silence et l’obscurité ; concilier « droit à la ville » et « droit à la nuit » et enfin investir la nuit tout en lui conservant une part de mystère. En ce sens la nuit est un territoire d’innovation et d’expérimentations pour les politiques publiques (transports, services, événementiels, gouvernance…).
Une gouvernance et une citoyenneté temporaires. Les dynamiques en cours obligent également à réfléchir à la gouvernance nocturne et à la représentation du peuple de la nuit, dans les instances du jour. À ce titre et malgré les efforts qui ont conduit à l’installation de conseils de la nuit et à l’embauche d’équipes techniques, l’élection au suffrage universel de représentants du peuple de la nuit portée à la fin des années 90, n’est pas encore à « l’ordre du jour ».
Celles et ceux qui vivent la nuit, ne sont pas des citoyens à part entière dans une vie nocturne urbaine où il est impossible de bénéficier de certains droits fondamentaux. Même le statut de producteur et de consommateur est limité face à l’offre de services urbains et à la nature spécialisée et réduite de l’emploi offert. Sauf à vouloir interdire le travail de nuit et à fermer les commerces, il est nécessaire de réfléchir à une « citoyenneté nocturne » respectant les droits de tous dans l’espace et dans le temps, d’articuler un « droit à la ville » pour tous, partout dans le monde, à tout moment et un « droit à la nuit ».
Une politique des rythmes. S’intéresser à la nuit invite à une nouvelle approche qui intègre le temps et tous les rythmes du vivant dans une société encore profondément marquée par une métaphysique du stable. La réflexion sur la nuit montre que la fabrique et la gestion de nos villes et métropoles est aussi une question de temporalités. La nuit, on se rend particulièrement bien compte que les conflits traditionnellement concentrés dans l’utilisation de l’espace concernent désormais l’occupation du temps et l’administration des rythmes urbains. Elle nous permet de définir plus largement les méthodes et les outils d’une politique des temps et des rythmes à différentes échelles de nuit comme de jour. Il s’agit de protéger, en même temps, les périodes de temps et l’autonomie de ces périodes, de concevoir différents secteurs de la ville en fonction de leur profil temporel et d’orienter de manière stratégique les tendances actuelles afin de gérer intelligemment le fonctionnement urbain.
Penser à la nuit, c’est réfléchir sur 24 heures, passer d’une réflexion sur la densité à une approche en termes d’intensité, d’une approche en termes de zonage fonctionnel à la polyvalence et à la malléabilité, de réponses prétendument définitives à de nouveaux accords, temporaires et renégociables, d’une métaphysique du stable à une approche plus adaptative. Pourquoi nos bâtiments publics occupés le jour ne serviraient-ils pas par exemple au couchage des sans-logis la nuit ? Ils sont vides. Le reste n’est que question de volonté, de normes, de moyens et surtout de courage. Pourquoi la nuit serait-elle toujours abordée en termes de couvre-feu et non en termes de présence humaine, d’occupation des espaces, d’ouverture de structures un peu plus tard, garantie d’un encadrement social naturel accru ?
Un urbanisme nocturne sensible. La confrontation à l’environnement nocturne difficile permet d’imaginer un urbanisme sensible, de repenser l’hospitalité des espaces publics, des moyens de transport et du mobilier urbain dans le sens du confort des usagers ; une information adaptée à un territoire mal appréhendé ; la qualité face à un environnement difficile ; l’égalité face aux trop grandes disparités entre centre et périphérie, individus, sexes ou groupes sociaux ; la sensibilité face à la rationalité du jour ; la variété face aux risques de banalisation ; l’inattendu par l’invention ; l’alternance ombre et lumière face aux risques d’homogénéisation ; la sécurité par l’accroissement du spectacle urbain et de la présence humaine plutôt que par les technologies sécuritaires et l’enchantement par l’invention.
En réfléchissant à une ville plus humaine, accessible et hospitalière la nuit, on contribue naturellement à améliorer ses qualités en plein jour dans des conditions moins difficiles. Travailler à un accès égal à la ville la nuit pour les hommes et les femmes est une dimension centrale du « droit à la ville », de nuit comme de jour.
Un formidable enjeu. La nuit urbaine nous défie encore. C’est un formidable enjeu pour nos sociétés, une dernière frontière. Entre démagogie et délire sécuritaire, la nuit est une belle clé d’entrée pour repenser le vivre ensemble. C’est un enjeu pour les collectivités qui doivent redéfinir un aménagement dans l’espace et dans le temps afin d’éviter le développement des conflits, la ségrégation temporelle et les effets négatifs du « temps sécateur » qui sépare les groupes et les individus. C’est un enjeu pour les chercheurs et pour nous tous enfin.
Dans quelles villes voulons-nous vivre demain ? La nuit est à la fois une caricature des tensions et conflits qui traversent nos sociétés, le réceptable de bien des fantasmes, un indicateur de la santé de nos mondes contemporains, un refuge, un support de revendications environnementales, un laboratoire d’expérimentation et l’occasion d’œuvrer collectivement à des futurs souhaitables et soutenables. Dans une thèse soutenue à Oxford dans les années 90, un chercheur a montré que si nous sommes ici sur la planète c’était aussi grâce à la nuit. C’est là que ce seraient réfugiés les animaux autres que les dinosaures. Ce refuge nocturne pourrait à nouveau servir.
Prendre soin de la nuit, l’observer, essayer de la comprendre, chercher des médiations, y expérimenter ne signifie pas tuer la nuit, ni lever tous ses mystères. « Le mot élucider devient dangereux si l’on croit que l’on peut faire en toutes choses toute la lumière » comme le rappelle Edgar Morin.
Plus rien ne s’oppose à la nuit[5] .