La statue, l’esclavagiste et le contre-monument contestés
Au pic du mouvement « Black Lives Matter », suscité par la mort de l’Afro-américain George Floyd tué à Minneapolis par un policier blanc, parmi les innombrables répliques de ce séisme planétaire, on découvrit à Neuchâtel que, dans la nuit du 12 au 13 juillet 2020, une statue publique avait été maculée de peinture rouge représentant « le sang des esclaves », selon les militants ayant revendiqué leur action à la fois en vertu d’une opposition au racisme et à l’esclavagisme, et au nom d’une exigence de « monument pour les résistant.es au colonialisme ». Cette action spectaculaire cibla la statue de bronze due à l’un des plus grands sculpteurs romantiques, David d’Angers, et érigée en hommage à David de Pury (1709-1786).
L’opération visait à contester le maintien dans l’espace public de l’effigie monumentale de cette personnalité native de Neuchâtel. Devenu citoyen britannique, anobli par la Prusse et établi à Lisbonne, il avait bâti une fortune colossale grâce au négoce de diamants et de bois exotiques du Brésil, à l’activité bancaire et à la traite négrière – les historiens estiment qu’en nom propre ou comme actionnaire dans différentes sociétés comme la South Sea Company ou la Companhia Geral Pernambuco e Paraíba, il aurait été associé au trafic d’environ 55 000 esclaves. Or le riche négociant, mort sans descendance directe, fit don à sa ville natale de l’essentiel de son immense fortune. Récipiendaire de 300 000 cruzados portugais (soit l’équivalent de 600 millions d’euros actuels), la ville de Neuchâtel se fit construire sur ces fonds un hôtel de ville, un hôpital, une bibliothèque publique, plusieurs écoles, et finança encore d’importants travaux, dont le détournement du cours du Seyon.
En hommage à son généreux donateur, Neuchâtel lança en 1844 une souscription destinée à financer l’érection d’une statue publique, dont l’inauguration intervint en juillet 1855 sur l’une des principales places de la ville. L’œuvre de David d’Angers, conformément à sa conception de la sculpture comme « art signalétique » au service de « l’avenir de la mémoire »[1], représente le « grand homme » en pied, tenant une plume et son testament au bénéfice de ses concitoyens, comme s’il venait de le rédiger. Il prend appui sur un pupitre où sont gravés un caducée, symbole du commerce, et les noms de quelques villes dans lesquelles il vécut (Londres, Amsterdam, Constantinople, Paris). Sur le piédestal où le projet de quatre bas-reliefs « présentant et exprimant le judicieux emploi que les magistrats de Neuchâtel ont fait de la fortune Pury[2] » fut finalement abandonné, les principales œuvres financées grâce à sa générosité sont rappelées par un jeu d’inscriptions.
La contestation de la philanthropie de cette figure et de la légitimité de son monument ont fait entrer Neuchâtel, à l’été 2020, dans la mobilisation globalisée de « Black Lives Matter », par laquelle, à travers le monde – aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe, en Afrique et en Asie[3] –, le maintien dans l’espace public des statues de personnalités liées au racisme, à l’esclavagisme et au colonialisme se trouva subitement questionné à nouveaux frais.
Deux pétitions concurrentes furent simultanément initiées, amplement relayées par les médias et les réseaux sociaux, qui recueillirent chacune quelques milliers de signatures. La première réclamait le retrait du monument : « Il est de notre responsabilité de contester cet héritage et de refuser qu’une personne qui a contribué à la souffrance de plus de 55 000 esclaves soit perçue comme un bienfaiteur », et exhortait : « On ne veut plus de statue d’esclavagiste »[4]. La seconde invitait au maintien de la sculpture, mais demandait l’adjonction d’une « plaque explicative aux abords du monument[5] ».
Les pouvoirs publics neuchâtelois s’emparèrent de la question posée par cette double démarche contradictoire et missionnèrent un comité de pilotage « Mémoire et espace public » invité à rédiger un rapport et émettre des préconisations. Les conclusions furent remises aux autorités législatives et exécutives fin août 2021, leur proposant un programme d’action « afin que les marques mémorielles présentes dans nos rues soient mieux connues, tout en luttant activement contre les discriminations[6] ».
Trois mesures principales furent ainsi défendues par la commission. En premier lieu, un parcours pédagogique intitulé Neuchâtel, passé colonial fut suggéré pour permettre, à l’aide de cartels permanents, de localiser et d’identifier les traces monumentales et odonymiques de l’esclavagisme et du colonialisme, mais aussi de l’abolitionnisme, dans la ville, en articulation avec la statue de Pury.
Ensuite, on avança l’idée que celle-ci soit dotée d’une plaque didactique, alliant « précision et concision[7] », dont le texte en français serait établi dans un esprit de négociation du consensus, respectueux de l’humanité des victimes de l’esclavage, et historiciserait les origines économiques de la fortune de David de Pury et contextualiserait son action de bienfaiteur[8]. « Il s’agit d’assumer les héritages historiques, y compris les aspérités et les facettes sombres ou contestables des marques mémorielles présentes dans l’espace public, tout en rendant largement accessibles les nouvelles connaissances historiques », expliqua Mireille Tissot-Daguette, la présidente de la commission en charge[9]. Par un QR code, la traduction de ce texte serait accessible en douze langues[10].
En dernier lieu, la Ville de Neuchâtel était incitée à diffuser un Appel à projets artistiques autour du monument de Pury[11]. En l’espèce, on inviterait des artistes à proposer des œuvres en lien explicite avec la statue de David de Pury, pour « susciter un dialogue et […] questionner le passé colonial de Neuchâtel [en donnant] la parole aux victimes passées ou actuelles de l’esclavage » et du racisme, par le biais d’interventions publiques « facilement compréhensibles par l’ensemble de la population[12] ».
L’Appel à projets artistiques… fut en effet diffusé début novembre 2021 et clos le 10 janvier suivant. Trente-trois projets furent déposés et examinés par un jury que présida Pap Ndiaye, historien et directeur général du Musée de l’histoire de l’immigration (Paris, Palais de la Porte-Dorée), et qui retint quatre propositions[13] conformes au règlement du concours : « Les œuvres […] seront installées pour une durée limitée dans le temps autour de la statue de David de Pury, au plus tard jusqu’au projet de requalification de la place […]. Elles seront ensuite déplacées dans un autre cadre et devront donc être facilement amovibles, et suffisamment flexibles pour fonctionner en l’absence de la statue[14]. »
Le conseil communal de Neuchâtel entérina ce choix, mais en indiquant que, pour des raisons de faisabilité matérielle, seules deux des œuvres seraient finalisées dans le cadre d’une programmation courant sur les années 2022-2023 : Ignis Fatuus de Nathan Solioz et A Scratch on the nose de Mathias Pfund, qui s’intitulera finalement : Great in the concrete.
L’œuvre de Mathias Pfund joue malicieusement avec la figure de l’autruche et prononce le caractère illusoire de cette attitude face à l’histoire coloniale.
Ignis Fatuus est une installation lumineuse et sonore de Nathan Solioz, dont la mise en œuvre interviendra en 2023. On projettera, dans l’espace public, au sol, une constellation de feux follets qui ceindra la statue de Pury pour dessiner un « bassin d’âmes d’esclaves » : chaque point scintillant commémorera la vie d’un esclave jeté à la mer durant les transportations transatlantiques, dont l’esprit reviendra hanter la conscience du négociant et, du même coup, la nôtre, pour nous inviter à réinterroger son effigie publique et le sens de sa présence dans l’espace commun[15].
Le 27 octobre 2022, dans le cadre de ce processus de réparation symbolique, conjuguant explicitation et rééquilibrage des mémoires, la plaque didactique déjà mentionnée et l’œuvre de Mathias Pfund furent conjointement inaugurées. Cette dernière est le moulage d’une réplique miniature et anonyme de la statue de David d’Angers, conservée au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Fondue en bronze, haute de 35 cm et montée sur une colonne de béton blanc de 110 cm de hauteur, cette statuette a été renversée – la tête plantée dans la terrasse sur la tranche de laquelle on peut lire en typographie Tribute « David de Pury d’après Louis Agassiz », le modèle a les jambes en l’air – pour être installée à quelques mètres de son référent, dans une sorte de dialogue autour de l’œuvre d’art et de sa pérennité, de l’homothétie de l’original avec sa copie, de la monumentalité et ses effets dans l’espace public.
Si l’artiste joue malicieusement avec la figure de l’autruche dont on sait qu’elle se met la tête dans le sable pour ne pas avoir à affronter le danger, il prononce le caractère illusoire de cette attitude des sociétés contemporaines face à leur histoire coloniale. « Je vois plutôt mon œuvre comme un commentaire. S’il s’agissait d’un livre, ce serait une note de bas de page. Je ne suis pas pour la confrontation. Je préfère ajouter ma petite voix à ce qui devient un dialogue. Un dialogue qui touche d’ailleurs aussi à l’histoire de l’art », déclare le plasticien[16].
La proposition de Mathias Pfund s’inscrit dans le double mouvement des propositions anti-monumentales et des œuvres adjuvantes, dont la réflexion a été initiée dans des temporalités différentes.
Le contre-monument a été expérimenté par Esther Shalev-Gerz et Jochen Gerz à Hambourg pour leur Mahnmal gegen Fascismus [Monument contre le fascisme] (1986), dans une tentative de s’émanciper de la tradition du Denkmal (mémorial) au bénéfice du Mahnmal (signal, avertissement). Le monument devient une adresse aux citoyens – sur le principe du « Plus jamais ça » – se caractérisant à la fois par le rejet catégorique de son autorité symbolique et de sa domination visuelle, et par la volonté de son inscription minimaliste dans son environnement. À cette fin, le Mahnmal gegen Fascismus des Gerz était une colonne d’un mètre de large et de 12 mètres de haut, recouverte d’une fine couche de plomb sur laquelle les passants étaient invités à graver leur nom ou un message, programmée de telle sorte qu’au fur et à mesure que sa surface se couvrait d’inscriptions, elle s’enfoncerait progressivement dans le sol jusqu’à son enfouissement complet, au point de finir par s’apparenter à une simple dalle[17].
Quant aux figures complémentaires des monuments contestées, leur histoire est plus récente. À la suite du mouvement « Rhodes must fall » (2015), le gouvernement sud-africain décida que l’imposante statue érigée en 1913 à la mémoire de Paul Kruger, au cœur de Pretoria, serait maintenue dans l’espace public en dépit des critiques dont elle était l’objet, mais que de nouvelles statues lui seraient adjointes, représentant, entre autres, le roi noir Kgosi Mampuru II exécuté par la République du Transvaal en novembre 1883, après avoir refusé de la reconnaître – à ce jour, ce projet est demeuré lettre morte.
Dans une veine similaire, l’artiste Banksy publia en juin 2020 sur son compte Instagram une étude dessinée proposant de rétablir sur son piédestal, la corde au cou, l’effigie de l’esclavagiste britannique Edward Colston repêchée dans les eaux du port de Bristol où elle avait été jetée par la foule, et d’y adjoindre des statues grandeur nature des manifestants qui l’avaient déboulonnée, pour transformer ce nouveau monument en « une statue à la gloire de ceux qui abattent les statues d’esclavagistes[18] ».
Le contre-monument complémentaire neuchâtelois de Mathias Pfund n’est pas qu’un double renversé de la statue de Pury. C’en est aussi une représentation paréidolique, dans la mesure où son œuvre retournée est parcourue en filigrane de l’histoire d’un autre monument lié à une autre personnalité suisse contestée : le naturaliste Louis Agassiz (1807-1873), ichtyologiste, zoologiste, géologue et glaciologue qui enseigna à Neuchâtel de 1832 à 1846, avant d’enseigner à Harvard où ses travaux sur l’âge glaciaire préhistorique lui valurent une réputation mondiale. Mais le scientifique développa également des théories polygénistes fondées sur la « création séparée » et la hiérarchie des « races pures » supérieures aux « races mélangées », qui irriguèrent longuement les courants ségrégationnistes aux États-Unis[19].
Si Mathias Pfund associe les deux personnalités de Pury et Agassiz, ce n’est pas tant parce qu’elles ont partie liée à la Suisse, mais parce qu’elles lui semblent contiguës dans la diffusion d’une culture mondialisée du racisme systémique aux XVIIIe et XIXe siècles et parce que l’une et l’autre ont été l’objet d’hommages monumentaux. En effet, Pury et Agassiz ont bénéficié du culte des grands hommes qu’a contribué à servir la statuomanie du XIXe siècle[20]. Mathias Pfund entend en questionner le discours « autoritaire, figé et permanent du monument » comme « représentation du passé travaillée par les récits dominants de son époque »[21], à travers le télescopage de deux événements renversants.
L’un est la contestation de la statue de David de Pury et sa demande de mise à bas, durant l’été 2020, réactivant l’autre : la chute accidentelle de la statue de marbre blanc de Louis Agassiz, depuis le deuxième étage de la façade du Jordan Hall de l’Université de Stanford (1902), lors du tremblement de terre de San Francisco en 1906, qui la ficha « la tête la première dans le sol devant l’institution »[22] – une scène improbable, d’une incongruité presque comique, que fixèrent des photographies de presse demeurées fameuses, avant que la statue réparée de ses légères altérations (nez brisé, cou fendu) ne fût rétablie à son emplacement initial d’où elle serait retirée en 2020.
Comme l’indique aussi le double-sens de son titre, Great in the concrete [Super, dans le concret et Super, dans le béton] est une œuvre d’une grande ironie, en cela qu’elle crée, sans « forcer un rapprochement historique[23] », une improbable communauté de destins entre deux personnalités qui ne furent pas contemporaines, mais que leur conception partagée du monde a rapprochées au gré des ruses inattendues de l’histoire, par le truchement de leurs statues respectives.
Toutefois, moins de deux mois après son inauguration, l’œuvre de Mathias Pfund a été taguée de peinture rouge[24], comme l’avait été la statue de Pury deux ans plus tôt. Cette fois-ci, l’action n’a pas été revendiquée. Sa signification échappe d’autant plus que l’œuvre n’est ni monumentale, ni pérenne – « Je ne pense pas qu’une œuvre doive toujours rester en place[25] », avait assuré son auteur –, ni célébrative, comme l’explique le mémorandum de l’artiste qui l’accompagne et à la lecture duquel on peut accéder, par le biais d’un QR code, depuis la place Pury même[26].
Cette atteinte à la contre-statue suscite incertitudes et interrogations. Est-elle l’expression d’une opposition aux politiques de réparations mémorielles ? Ou bien doit-on l’interpréter comme le rejet de l’art contemporain en tant que solution, que l’ironie en réponse au culte des grands hommes assimilerait à une profanation ? Ou encore : faut-il appréhender cette altération du contre-monument sous l’angle d’une réfutation radicale de toutes formes de monumentalité et de permanence de la statuaire dans l’espace public dès lors qu’elles concernent des figures compromises dans l’esclavage, la colonisation et le racisme ? Une enquête est en cours, qui permettra peut-être de trancher ces questions. Mais sans doute demeureront-elles à jamais en suspens.
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Face à la question citoyenne du maintien de ces statues dans l’espace public des sociétés démocratiques, les divers dispositifs mis à l’épreuve du réel que condense la statue neuchâteloise de David de Pury se trouvent confrontés à leur lisibilité, leur visibilité et leur compréhension. Alors qu’elle s’interrogeait sur la nécessité « des statues dans l’espace public et des figures de héros, dans une société qui serait vraiment émancipée et démocratique », la sociologue de la mémoire Sarah Gensburger – spécialiste des mémoriaux collectifs et spontanés[27] – se demandait en 2020 s’« il ne faudrait pas plutôt se déconnecter du culte des chefs et des grands hommes (femmes) pour aller vers davantage d’égalité[28] ».
Les statues érigées à des individus ordinaires broyés par l’histoire des dominants – comme la Mulâtresse Solitude, aux Abymes en Guadeloupe (par Jacky Poulier, 1999), à Bagneux (par Nicolas Alquin, 2007) et Paris (par Didier Autrat, 2020) ou l’esclave Modeste Testas à Bordeaux (par Woodly Caymitte, dit Filipo, 2019) – sont indubitablement plus acceptables, quoique cette dernière ait été « blanchie » à la peinture, en septembre 2021, par des militants d’extrême-droite acquis au suprémacisme blanc[29]. Mais c’est là une autre histoire, qui montre toutefois que les statues publiques ne suscitent guère l’unanimité et qu’on les fait parler comme le Pasquino romain.
NDLR : Bertrand Tillier a réccement publié La disgrâce des statues, Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter aux éditions Payot