Social

Réforme des retraites : une opposition profondément ancrée dans la société

Sociologue

L’ampleur du mouvement de contestation de la réforme des retraites traduit-elle le besoin de revivre, selon une conception durkheimienne, les « heures d’effervescence » que représentèrent l’instauration de la retraite par répartition et de la sécurité sociale ? Leur légitimité reste en tout cas profonde, de même que la crise démocratique à l’œuvre.

«Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité.

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Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ? »

La conception durkheimienne de la ferveur religieuse se révèle particulièrement large, en embrassant tout à la fois les grands rassemblements intertribaux des aborigènes australiens, les fêtes chrétiennes et juives, et les citoyens en révolution posant collectivement les fondations d’un État de droit. Certes, la foi révolutionnaire qui a pris un temps le relais des religions classiques s’est effacée rapidement. Mais, selon Durkheim : « Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pensée. »

Ce propos ne s’appliquerait-il pas aux manifestations imposantes que suscite une réforme des retraites unanimement rejetée par les citoyens ?

Dans la situation actuelle, ce qui saute aux yeux est le caractère pathologique d’un État légiférant contre le sentiment profondément ancré de la légitimité de la sécurité sociale et de la retraite par répartition. En reprenant une métaphore chère au grand sociologue, qui n’hésitait pas à assimiler l’État au « cerveau de la société » par l’exercice d’une réflexion sur la vie sociale préalable à son amélioration, la crise politique dont témoigne le second tour de l’élection présidentielle se poursuit dans une embolie comptable de la pensée législative. Le risque est grand de voir les citoyens, ainsi déniés dans leur conscience collective, se livrer au désespoir du nationalisme comme de nombreux observateurs avertis l’ont noté.

Le véritable apprenti sorcier ici est sans doute moins le Président de la République que la Commission européenne dans son acharnement à imposer aux États un équilibre des comptes publics sanctuarisant les subventions aux entreprises sous la forme, par exemple du CICE, au détriment du droit du travail et des dépenses de sécurité sociale. Mais, la démarche de la majorité présidentielle actuelle confine par son dogmatisme à un aveuglement suicidaire. En tout état de cause, le fonctionnement implacable de la machine législative creuse le sillon du rejet durable des organisations politiques qui en sont le moteur.

Face aux postures inflexibles de la majorité présidentielle, on peut faire l’hypothèse que les grandes manifestations qui se succèdent aujourd’hui contre la réforme de la retraite traduisent, par l’affluence qu’elles suscitent, le besoin de revivre ces moments d’effervescence créatrice qui inaugurèrent les premiers pas de la sécurité sociale. Elles indiquent le caractère sacré de cette institution, dont la puissance émancipatrice s’est affirmée jusque dans les années 1980 avant de devenir la cible de pouvoirs politiques écartant depuis un ajustement des cotisations seul à même de répondre aux besoins fondamentaux de la société.

Par son offense à la conscience collective, la majorité présidentielle se met aujourd’hui en marge de la vie sociale.

Depuis le gouvernement Balladur, le déficit est le motif de la réduction permanente du droit à la retraite, par un affaiblissement des pensions et un allongement de l’âge minimal de départ en retraite. Cette attrition de la retraite et plus généralement de la sécurité sociale ne peut que difficilement se revendiquer de la nécessité de « sauver les acquis sociaux » sans pratiquer une amnésie de ce moment décisif par lequel un « plan complet de sécurité sociale » a vu le jour au terme de l’ordonnance du 4 octobre 1945.

Certes, l’œuvre créatrice engagée à la Libération semble être passée inaperçue dans une société ruinée par la guerre, suscitant un activisme institutionnel pour organiser un système de caisses en mesure de veiller à la collecte des cotisations et au versement des prestations. Elle n’en marque pas moins une rupture par rapport à un mécanisme originellement fondé sur la capitalisation, dont les faillites financières des années 1930 avaient causé l’effondrement.

Dans son architecture, la sécurité sociale doit beaucoup aux compétences d’Alexandre Parodi et de Pierre Laroque, alors que sa construction repose sur la ténacité d’Ambroise Croizat. Mais son horizon justifiait un tel effort selon Croizat, comme il le rappelle dans son grand discours du 8 août 1946 : « Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail. Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circonstance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute la mesure compatible avec le régime social en vigueur. »

La situation grave que crée une contradiction insurmontable entre les attentes sociales et la remise en cause de la retraite que vise la réforme en cours, risque de se voir confirmée par le processus législatif. Quoiqu’il en soit, la crise que provoque délibérément un pouvoir politique issu du rejet de l’extrême-droite par le refus d’assumer la responsabilité démocratique qui lui incombe en garantissant les institutions de la République, au sein desquelles il faut compter la sécurité sociale, ne se dissipera pas avec le temps.

Les blocages de grande ampleur que pourrait susciter un mouvement social ciblé sur des secteurs économiques critiques ne sont pas, en l’état actuel des choses, à négliger. En reprenant les enseignements de la sociologie durkheimienne, on peut penser que, par son offense à la conscience collective, la majorité présidentielle se met aujourd’hui en marge de la vie sociale et il y a fort à parier que la présence des députés du groupe Renaissance sur le terrain ne rencontre à l’avenir de nombreuses résistances.

Mais, demain ne sera-t-il alors que l’éternel présent d’une résistance sans programme, anticapitaliste par principe, antilibérale par habitude ? La retraite et la sécurité sociale portent en elles un avenir, celui des jours heureux qui débouche aujourd’hui sur le temps des pénuries révélées par la crise du Covid-19, la misère du grand âge dont témoigne l’hécatombe des pensionnaires dans les EHPAD et l’effondrement environnemental qui se manifeste à travers le changement climatique et l’extinction de masses menaçant la biodiversité.

Dans ce contexte de crise majeure, la sécurité sociale et les idéaux du service public portés par le programme du CNR n’ont pas dit leur dernier mot, mais ils attendent le travail de forces politiques qui sont encore à constituer au lendemain de l’effondrement de la gauche qu’a provoqué la présidence Hollande.


Claude Didry

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs CNRS-EHESS-ENS.

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