International

Ce que le tremblement de terre dit de la Syrie

Géographe

Le bilan humain des deux séismes qui ont frappé le sud-est de la péninsule anatolienne le 6 février est très lourd – autour de 50 000 morts. Au fur et à mesure que les travaux de déblaiement des ruines et décombres avancent, l’ampleur de la zone touchée, le nombre de bâtiments affectés, et la lenteur du déploiement de l’aide d’urgence font craindre un bilan final plus lourd encore. En Syrie, la situation est dramatique du fait de la coupure du pays de la communauté internationale et de son aide, de son état de destruction, sur fond de conflit toujours en cours.

Le 25 janvier, quelques jours avant le drame, devant le Conseil de Sécurité, Geir Petersen, l’envoyé spécial des Nations-Unies pour la Syrie, présentait un rapport dans lequel il estimait que « les Syriens sont prisonniers d’une crise humanitaire profonde, politique, militaire, sécuritaire, économique et touchant aux droits humains, d’une grande complexité et d’une échelle qui est presque inimaginable ». Avant même le tremblement de terre, la Syrie était un pays rendu exsangue par le conflit qui le ravage depuis douze ans.

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Dès 2012, le régime de Bachar al-Assad, aidé de l’aviation russe à partir d’octobre 2015, a en effet mis le ciblage des infrastructures civiles et des tissus résidentiels au cœur de sa stratégie de répression des zones échappant à son contrôle – sans cibler cependant celles tenues par le groupe État islamique à partir de 2013-2014. Entre 2015 et 2019, l’aviation russe a effectué une moyenne de 1200 raids par mois pour bombarder les villes et villages de Syrie.

Cette géographie de la destruction se superpose donc aux zones tenues par les groupes d’opposition. Ce sont elles qui ont été bombardées pendant des semaines, des mois, des années, en ciblant les quartiers résidentiels au mépris du droit humanitaire international, conduisant au départ en masse des populations. Ce fut le cas à al-Qosayr en mai-juin 2012, dans les quartiers orientaux d’Alep entre 2012 et 2016, dans la région de la Ghoutta (banlieue de Damas) jusqu’à sa reprise par le régime en avril 2018, pour ne donner que quelques exemples.

Plus encore, les infrastructures civiles ont été systématiquement visées : les marchés, les boulangeries devant lesquelles les gens font la queue pour s’approvisionner, mais aussi les écoles (la moitié sont impraticables), les hôpitaux, et les centres de santé dont la moitié ne sont plus en état de fonctionner. Les photos des destructions urbaines en Syrie ont fait le tour du monde, montrant des quartiers entièrement rasés, à Homs, Douma ou Alep. En 2017, on estimait qu’un tiers des logements avaient été affectés par les bombardements, détruits ou grandement fragilisés. En février 2023, les bâtiments abîmés par la guerre n’ont pas résisté aux secousses de la croûte terrestre.

En 2023, la situation de pauvreté est généralisée en Syrie, avec neuf personnes sur dix qui vivent sous le seuil de pauvreté. Plus de treize millions de personnes, soit 70% de la population, ont besoin d’une aide humanitaire qui n’était parvenue qu’à sept millions et demi de personnes en 2022 (ONU). Des difficultés structurelles d’approvisionnement sont liées à l’état des infrastructures de transport, très dégradées par la guerre, mais aussi au délabrement de l’appareil industriel. La chute de la production agricole reflète la dévastation des surfaces agricoles, des systèmes d’irrigation, des marchés de semences. De plus, cette production agricole, insuffisante pour nourrir la population, et notamment celle de blé, est concentrée au nord-est du pays, dans une région contrôlée par les forces kurdes syriennes du YPG qui négocient avec le régime de Damas les livraisons de blé vers les régions que celui-ci contrôle.

L’effondrement de la livre syrienne (de près de 100 % de sa valeur par rapport au dollar, comparé à 2011) conjuguée au blocage des dépôts bancaires au Liban depuis 2021 (système bancaire libanais dont dépend une partie de l’économie syrienne) contribuent à nourrir une spirale inflationniste sans précédent. Ainsi, un salaire moyen, autour de vingt dollars, ne suffit plus à une famille pour vivre lorsque le prix d’un kilo de viande en représente la moitié et que le litre d’essence est à deux dollars. L’électricité n’est disponible que quelques heures par jour, y compris dans les régions que le régime de Bachar al-Assad a toujours ménagées, à Damas ou sur la côte méditerranéenne. Inflation et manque de disponibilité des denrées : les files d’attente s’allongent devant les boulangeries qui fournissent le pain, aliment de base ; d’après l’ONU, plus de 60 % de la population ne mange pas à sa faim. Alors que la propagande du régime diffuse le message de la victoire et du retour de l’ordre, le mécontentement se fait entendre, dans toutes les strates de la population.

Le tremblement de terre vient fragiliser davantage la population syrienne déjà meurtrie et diminuée par les morts, l’exil et les déplacements forcés. Au bilan mortuaire, qui n’est plus établi depuis 2014 du fait de la difficulté d’accès aux sources et que l’on évaluait à l’époque à un demi-million de morts, s’ajoute celui du déplacement de la population syrienne : six millions et demi de déplacés à l’intérieur du pays, plus de huit millions de réfugiés à l’extérieur de celui-ci, soit plus de la moitié de la population de 2011 (21 millions d’habitants). La conséquence en est un pays dont le peuplement a été profondément et durablement modifié.

Globalement, toutes les régions de Syrie connaissent une perte de population sous l’effet de l’exil à l’étranger ou du départ vers une autre région du pays. À l’inverse, toutes les régions de Syrie ont reçu des déplacés internes. Si, dans certaines régions (Lattaquié, Tartous, Qoneitra et Suweida), les arrivées ont plus que compensé les départs, les estimations montrent que les treize autres régions de Syrie, beaucoup plus peuplées avant-guerre, ont toutes perdu de leur population.

À l’échelle locale, on retrouve le même type de dynamique : tel village visé par les bombardements a vu le départ d’une grande partie de sa population, tandis que tel autre village, plus préservé, a connu un afflux de nouveaux habitants fuyant la violence et la pauvreté, et qui a soit compensé, soit accru la population d’origine. Le village d’Izz ed-din par exemple, dans la région de Homs, intensément bombardé entre 2012 et 2016, a vu le départ des trois-quarts de sa population ; les habitants d’avant-guerre qui sont restés cohabitent désormais avec des déplacés, lesquels vivent dans les maisons abandonnées par leurs propriétaires, ou ont aménagé des maisons détruites.

Le tremblement de terre de février 2023 nous rappelle que les deux régions qu’il a le plus durement frappées, Idlib et Alep, sont des régions dont le tissu résidentiel, économique, sanitaire, infrastructurel a déjà été particulièrement affecté et visé par les bombardements. Avec la guerre, ces deux régions ont connu des transformations majeures de leur peuplement : aux marges de l’espace syrien et peu peuplées avant le conflit, elles accueillent aujourd’hui environ la moitié des déplacés internes.

Près de la frontière turque et de ses points de passage frontaliers, des villes qui étaient modestes avant-guerre sont devenues des villes moyennes : par exemple en 2020, on comptait 107 616 déplacés dans le sous-district de Azzaz, près du poste frontière de Bab al-Salam, ou encore 211 597 déplacés à al-Dana, près du poste frontière de Bab al-Hawa. Ces populations sont appauvries par la perte de leur terre, de leur logement, de leur capital économique, de leur travail.  Le déplacement forcé a ainsi donné naissance à un espace du refuge transfrontalier : du côté turc de la frontière, les réfugiés syriens ; du côté syrien de celle-ci, les déplacés internes. Deux facettes d’une population syrienne frappée par la guerre, et toutes deux au cœur du séisme.

Dans ce contexte, la région d’Idlib connaît une situation particulière : à ce jour, elle est toujours sous le contrôle de groupes armés opposés à Damas, notamment le groupe jihadiste Hayat Tahrir al Cham, ainsi que de groupes soutenus par la Turquie, dans le nord de cette poche. Or, c’est vers Idlib que le régime a transféré – notamment au moyen de bus verts (une flotte de véhicules modernes à l’origine destinée aux transports urbains, et devenue tristement célèbre pour son rôle dans la politique de transfert forcé des populations) – les combattants des groupes d’opposition et leurs familles des localités ou quartiers repassant sous son contrôle.

Au fur et à mesure des années, cette région pauvre et périphérique du pays d’avant-guerre a vu sa population atteindre environ trois millions et demi d’habitants, dont deux millions de déplacés internes. Elle est confrontée à des campagnes de bombardement régulières mais aussi à une très profonde crise humanitaire du fait du siège de facto dont elle est l’objet. Les trois-quarts de la population de la région d’Idlib dépendent ainsi de l’aide internationale. Or, l’acheminement des biens est bloqué du côté du régime, et elle est très limitée du côté de la frontière turque.

Son franchissement est conditionné par un accord « crossborder », garanti par l’ONU, qui autorise la délivrance d’aide humanitaire dans un pays par un segment frontalier non contrôlé par les autorités du pays en question. Cet accord, maintes fois remanié depuis sa première mise en œuvre en 2014, est soumis depuis 2019, à la demande de la Russie, à une reconduction tous les six mois. Le nombre des biens autorisés a été réduit, et les points de passage ont limités à deux (Résolution 2504 de l’année 2019), puis à un seul en 2020, toujours sous pression russe : le passage frontalier de Bab al-Hawa. C’est par ce point de passage que transite 85 % de l’aide humanitaire qui parvient à Idlib, le reste des flux parvenant à passer entre les fronts (« crossline »).

Pour Bachar al-Assad, il s’agit de renforcer l’opération de normalisation qu’il a engagée depuis la fin des années 2010 : auprès de la communauté internationale, mais aussi des pays arabes.

Au lendemain du séisme, les Syriennes et les Syriens n’ont pu compter que sur leurs propres ressources pour rechercher et sauver les survivants. Dans les zones contrôlées par Damas, le manque de capacité logistique et technique de l’État pour acheminer l’aide – et la volonté du régime de garder le contrôle sur l’organisation de celle-ci ­­– a conduit à une grande inefficacité. Dans la région d’Idlib aussi, c’est l’auto-organisation de la société qui a fourni la réponse d’urgence, comme le montre par exemple le déploiement des Casques Blancs, une organisation de défense civile née de la guerre pour porter secours aux populations bombardées.

Partout, la qualité du secours aux victimes est évidemment affectée par l’insuffisance d’infrastructures de santé fonctionnelles, d’équipements médicaux, mais aussi de personnels spécialisés puisque, parmi les millions de syriens aujourd’hui réfugiés à l’extérieur, se trouvaient des personnels médicaux, mais aussi des ingénieurs, des fonctionnaires, des logisticiens etc…

La mobilisation de la diaspora syrienne à l’étranger – levées de fonds, envoi de biens et d’argent, interventions d’ONG médicales ou d’urgence – tente de répondre à l’insuffisance de la réponse de la communauté internationale. Celle-ci est en effet limitée par une double contrainte.

Bachar al-Assad exige que l’aide d’urgence destinée aux victimes du séisme passe exclusivement par les autorités syriennes, se présentant à la fois comme le protecteur d’un pays de la destruction duquel il porte pourtant l’essentiel de la responsabilité, et seul interlocuteur de la communauté internationale – légitimité que celle-ci refuse de lui accorder. Ce leitmotiv de Damas est ancien et concerne la distribution de l’aide humanitaire de façon plus générale, hors urgence. Or, le régime syrien n’a jamais distribué l’aide internationale aux populations des régions échappant à son contrôle – et notamment dans la région d’Idlib.

C’est par ailleurs grâce à son allié russe, membre du conseil de sécurité de l’ONU, qu’il a obtenu que les points de passage frontaliers vers Idlib soient progressivement réduits à un, resserrant un peu plus la nasse autour des trois millions de concitoyens syriens vivant dans cette région. Sous la pression des évènements, une semaine après le tremblement de terre, le dirigeant syrien a été contraint d’accepter l’ouverture de deux autres points de passage vers la région encerclée d’Idlib – Bab al-Salamah et al-Raï – bien que cette ouverture soit conditionnée dans le temps (trois mois). Par ailleurs, cette aide est détournée par le régime : il est estimé qu’elle vient abonder un tiers des ressources de l’État syrien.

Cette double contrainte qui porte sur les conditions de distribution de l’aide internationale crée un terreau fertile lorsqu’il s’agit pour le régime de faire porter la responsabilité de la situation dramatique de la population à la communauté internationale. De la même manière, les sanctions internationales qui visent les responsables du régime et les milieux d’affaire proches de celui-ci sont désignées comme les uniques coupables de la profonde crise que connaît le pays – un thème de propagande que Damas n’est pas prêt d’abandonner, malgré la levée des sanctions américaines pour 180 jours afin de faciliter l’acheminement de l’aide d’urgence.

La catastrophe offre ainsi une opportunité unique aux protagonistes actifs sur le sol syrien. Dans la région d’Idlib, le groupe Hayat Tahrir al Cham (la branche syrienne d’Al-Qaida jusqu’en 2016), a officiellement rejeté le jihad et cherche à se présenter comme une organisation révolutionnaire islamique capable d’assumer des fonctions de gouvernement ; le séisme le met au défi de cette ambition.

Pour Bachar al-Assad, il s’agit de renforcer l’opération de normalisation qu’il a engagée depuis la fin des années 2010 : auprès de la communauté internationale, mais aussi des pays arabes, et notamment ceux qui ont envoyé de l’aide et dont certains sont tentés par un rapprochement avec la Syrie. Alors que la Syrie est suspendue de la Ligue arabe depuis novembre 2011, Bachar al-Assad s’est rendu à Oman, le 19 février, deux semaines après le séisme. C’est sa seconde visite dans un pays arabe depuis 2011. À l’instar d’autres pays arabes qui réévaluent leurs relations avec Damas, Oman plaide aujourd’hui pour réintégrer la Syrie au sein de l’organisation régionale.


Leïla Vignal

Géographe, Professeure à l'École Normale Supérieure et directrice du département Géographie et Territoires