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L’influence russe en Asie centrale au prisme de la guerre en Ukraine

Politiste

L’invasion de l’Ukraine en 2022 a représenté un véritable électrochoc pour l’ensemble de l’espace postsoviétique, et notamment l’Asie centrale qui avait maintenu des liens étroits avec son ancienne métropole. À l’exception du Turkménistan qui a fait très tôt le choix d’une politique de neutralité, les pays d’Asie centrale ont pris part activement aux diverses organisations régionales dominées par la Russie, leurs économies sont restées très intégrées à la Russie et les régimes politiques ont continué de s’inspirer du modèle vertical russe incarné par Vladimir Poutine.

Face à la rupture d’intelligibilité provoquée par la guerre en Ukraine, les prises de position des dirigeants centrasiatiques ont été scrutées et souvent surinterprétées, tantôt comme une forme de dissidence voire d’émancipation à l’égard de la Russie, tantôt comme un alignement voire une soumission au bon vouloir de Moscou.

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L’objet de cette analyse est de comprendre comment le discours du Kremlin sur la guerre en Ukraine affecte la manière dont les États centrasiatiques perçoivent leur voisin russe et, par là même, conditionne le rôle de la Russie comme garant de la stabilité régionale.

La sécurité régionale : un enjeu de longue date pour la Russie

Il suffit d’observer une carte politique de l’Asie centrale pour comprendre les enjeux sécuritaires de la région : encadrée par les deux géants que sont la Russie au nord et la Chine à l’est, l’Asie centrale est bordée au sud par l’Iran et l’Afghanistan. C’est précisément depuis l’Asie centrale que l’URSS avait lancé la guerre d’Afghanistan en 1979, dans le contexte de la guerre froide, pour soutenir un régime communiste à Kaboul. C’est également par l’Asie centrale que les derniers soldats de l’Armée rouge avaient été évacués d’Afghanistan en 1989, laissant le pays s’enfoncer dans une guerre civile qui aboutira au premier régime islamique des Taliban en 1996. En décembre 1991, la dissolution de l’URSS laisse donc les cinq nouvelles républiques indépendantes centrasiatiques au voisinage d’un État afghan en déliquescence, notamment au contact direct du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan sur 2 000 kilomètres de frontières.

C’est bien pour renforcer leur coopération militaire dans cet environnement régional instable que la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, mais également l’Arménie, signent à Tachkent le 15 mai 1992 un traité de sécurité collective disposant d’une clause de défense mutuelle. L’article 4 du traité stipule qu’« en cas d’agression sur l’un des État membres, tous les autres États membres, sur demande de cet État, lui fourniront immédiatement une aide nécessaire, y compris militaire ».

Outre ce mécanisme régional, Moscou signe en 1992 un accord bilatéral de coopération militaire avec le Tadjikistan, qui encadre notamment le fonctionnement de la 201e base russe de Douchanbé. Avant l’invasion russe de l’Ukraine, il s’agissait de la plus importante installation militaire russe de l’étranger, avec un contingent de 7 500 soldats.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, le déploiement de l’armée américaine et de l’OTAN en Afghanistan s’accompagne de l’ouverture en Asie centrale même de bases militaires sous commandement des Américains à Manas (Kirghizstan) et à Karchi-Khanabad (Ouzbékistan), des Français à Douchanbé (Tadjikistan) et des Allemands à Termez (Ouzbékistan). C’est dans ce cadre de globalisation de la menace islamiste que l’architecture sécuritaire de l’Asie centrale connaît une rapide institutionnalisation : la charte fondatrice de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) est signée en octobre 2002 par la Russie, le Belarus, l’Arménie et trois pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan) sur la base du traité de 1992.

De toute évidence, ce renforcement de la sécurité régionale permet à la Russie de maintenir des liens stratégiques étroits avec les républiques d’Asie centrale, en réaction à l’empiètement des Occidentaux sur sa zone traditionnelle d’influence. D’ailleurs, Moscou profite de l’occasion pour signer en 2003 un nouvel accord bilatéral de coopération militaire, cette fois-ci avec le Kirghizstan, pour déployer la 5e armée des forces aériennes russes sur la base de Kant, à une cinquantaine de kilomètres de la base américaine de Manas.

Les derniers soldats occidentaux finissent par quitter l’Asie centrale en 2015, mais l’armée russe, elle, reste engagée à Kant au moins jusqu’en 2027 et à Douchanbé jusqu’en 2042. Elle protège également le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan jusqu’en 2050. En tant qu’ancienne puissance coloniale et hégémon de l’architecture sécuritaire, la Russie a longtemps été perçue par ses partenaires régionaux comme un facteur stabilisateur de l’Asie centrale.

La confiance régionale à l’épreuve de l’annexion de la Crimée et la « dénazification » de l’Ukraine

En 2014, l’annexion de la Crimée et le soutien russe aux séparatistes du Donbass entachent cette image d’un protecteur russe fiable et prévisible. La violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, que la Russie s’était pourtant engagée à respecter dans les mémorandums de Budapest de 1994, et le rôle qu’elle adopte comme défenseur d’un monde russe en danger sont alors perçus par les États d’Asie centrale comme autant de menaces à leur souveraineté nationale.

Dans cette situation et malgré le risque d’irriter leur voisin, aucun des représentants centrasiatiques n’apportera son soutien à la Russie lors du premier vote de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies relative à l’intégrité territoriale de l’Ukraine en mars 2014. À la différence de l’Arménie et du Belarus qui votent contre, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan s’abstiennent, le Tadjikistan, le Kirghizstan et le Turkménistan préfèrent eux ne pas prendre part au vote.

En 2022, l’invasion russe de l’Ukraine ne peut qu’alimenter la défiance des dirigeants centrasiatiques au regard de la rhétorique de « guerre juste » développée par le Kremlin. Dans son discours à la nation, prononcé le 21 février 2022, Vladimir Poutine porte un jugement sévère sur Lénine et l’accuse d’avoir injustement « séparé ce qui est historiquement russe ». Le porte-parole du Kremlin se voit contraint de rassurer les voisins de la Russie en précisant que ce discours n’a pas vocation à s’appliquer à d’autres pays. Mais le mal est fait.

Le pilonnage des médias sur la nécessaire « dénazification » de l’Ukraine pour protéger les populations russophones d’un génocide imminent préoccupe les États multiethniques et multilingues d’Asie centrale. C’est notamment le cas du Kazakhstan qui, à l’instar de l’Ukraine, partage une frontière terrestre avec la Russie et abrite une minorité russe qui représente le cinquième de la population du pays. Et le russe, qui jouit du statut de langue officielle au côté du kazakh, reste la langue la plus parlée du pays (94,4 %), devant le kazakh (74 %).

De ce point de vue, la perception négative de l’invasion russe de l’Ukraine s’inscrit dans la continuité de la guerre du Donbass. Lors du vote de la résolution de l’Assemblée générale condamnant l’agression de la Russie (2 mars 2022), puis de celle relative à l’intégrité territoriale de l’Ukraine après la tenue des pseudo-référendums d’annexion (12 octobre 2022), le Kazakhstan et les autres pays d’Asie centrale maintiennent leur position de 2014, en refusant unanimement d’apporter un soutien à la Russie. De même, à l’approche des célébrations de la victoire de la Grande guerre patriotique, qui avaient été suspendues en 2020 et 2021 pour cause de pandémie, les signes incitant à la haine ethnique (lettre Z et ruban noir et orange de Saint-Georges) sont résolument interdits dans l’espace public au Kazakhstan et au Kirghizstan et aucun défilé militaire ne sera finalement organisé le 9 mai dans les cinq capitales centrasiatiques

Une architecture militaire régionale vacillante

Cette crainte d’un débordement de la guerre en Ukraine va également impacter le fonctionnement de l’OTSC. En janvier 2022, à la veille de l’invasion russe de l’Ukraine, l’article 4 du traité de sécurité collective avait été activé pour la première fois de son histoire, à la demande du Kazakhstan qui faisait alors face, non pas à une agression extérieure, mais à des émeutes urbaines déclenchées par une vaste contestation sociale. Invoquant sans preuve la présence de « groupes terroristes internationaux », le président Kassym-Jomart Tokaïev était parvenu à obtenir le déploiement en 48 heures d’une force multinationale dominée par les soldats russes pour « restaurer l’ordre constitutionnel ».

Avant cet épisode inédit, la clause de défense mutuelle avait été sollicitée à plusieurs reprises, en vain, notamment en 2010 lorsque le Kirghizstan, en proie à des violences intercommunautaires, s’était vu opposer un refus au motif que l’OTSC n’a pas vocation à intervenir dans des conflits internes[1]. En septembre 2022, c’est le conflit frontalier opposant les armées du Tadjikistan et du Kirghizstan, deux États pourtant membres de l’OTSC, qui révèle l’incapacité de la Russie à garantir la paix au sein même de son alliance. Une inertie incompréhensible au regard de l’intervention controversée au Kazakhstan quelques mois plus tôt.

Les réactions de défiance sont immédiates : le gouvernement kirghiz annule les exercices militaires que l’OTSC devait organiser en octobre sur son territoire, en présence notamment de soldats tadjiks, et il refuse de participer au contingent militaire multinational qui doit se réunir le même mois au Tadjikistan. Bien que redevable à l’OTSC de son soutien du début de l’année, le président kazakh n’hésite pourtant pas à adresser un avertissement à la Russie, en nommant le diplomate Marat Syzdykov comme son représentant permanent à l’OTSC. Vice-ministre des Affaires étrangères, Syzdykov s’était ouvertement insurgé en 2020 contre des députés de la Douma qui avaient déclaré que le nord du pays était « un cadeau territorial fait par Lénine au Kazakhstan » et incarne donc une position intransigeante au sein de l’alliance sécuritaire.

Défiance et rapprochements diplomatiques

Aujourd’hui en Asie centrale, beaucoup au sein des élites et de la population se demandent à juste titre à quoi peut bien servir l’OTSC si elle n’a pas la capacité de garantir la stabilité régionale[2]. Aider un régime autoritaire ami à réprimer un soulèvement populaire tout en refusant d’intervenir pour apaiser des tensions régionales en dit long sur la finalité d’une organisation patronnée par le Kremlin pour défendre avant tout ses intérêts. C’est bien dans cette logique que Moscou a décidé unilatéralement d’envahir l’Ukraine, alors même que la charte de l’OTSC enjoint à ses États membres « d’approuver et coordonner leur politique étrangère en matière de sécurité internationale et régionale » (article 9).

Anticipant une demande russe de soutien dans cette guerre, le président du Sénat kazakh affirmait dès le 24 février qu’Astana n’enverrait pas de troupes au Donbass, en rappelant que l’OTSC n’a pas de mandat pour intervenir hors du territoire de ses États membres. La constance avec laquelle le Kazakhstan, mais également le Kirghizstan et le Tadjikistan, tous trois membres de l’alliance sécuritaire, se refusent depuis 2014 à reconnaître l’annexion par la Russie des territoires occupés peut donc également s’expliquer par le risque que ces pays encourraient si la Russie venait à activer l’article 4 de l’OTSC pour se défendre des attaques ukrainiennes sur des territoires reconnus par eux comme faisant partie intégrante de la Russie.

Face à cette défiance vis-à-vis de l’OTSC, d’autres acteurs n’hésitent pas à affirmer leur ambition régionale, y compris sur les questions sécuritaires. La Chine a montré très tôt un intérêt pour stabiliser et démilitariser ses frontières, à l’instar des accords bilatéraux avec le Kazakhstan (2002), le Kirghizstan (2009) et le Tadjikistan (2012) et de son engagement dès 2001 dans la création de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) pour promouvoir la confiance entre la Chine et la Russie en Asie centrale.

Pékin n’a pas condamné Moscou pour l’invasion de l’Ukraine mais, lors de sa visite officielle à Astana le 14 septembre 2022, Xi Jinping déclarait que la Chine continuerait à « soutenir résolument le Kazakhstan dans la protection de son indépendance, de sa souveraineté et de son intégrité territoriale [et] s’opposerait catégoriquement à l’ingérence de n’importe quelle force dans les affaires intérieures du pays », un message clairement adressé à Vladimir Poutine s’il venait à envisager de déstabiliser un partenaire clé de la Chine dans la mise en œuvre de son programme régional des nouvelles routes de la soie.

Soucieux de diversifier leurs coopérations militaires, les gouvernements d’Asie centrale s’engagent dans une diplomatie active avec Ankara mais également Téhéran. Depuis la victoire de l’Azerbaïdjan dans la guerre éclair du Haut Karabakh en 2020, à laquelle la Turquie et sa puissante industrie d’armement ont grandement contribué, le Kirghizstan et le Turkménistan ont acquis des drones tactiques Bayraktar, et le Kazakhstan a obtenu que les drones turcs Anka soient produits sur son sol. En octobre 2022, c’est l’Iran qui ouvre au Tadjikistan une usine d’assemblage des drones Ababil-2. Dans ce contexte de surenchère militaire, les États d’Asie centrale semblent donc adopter une stratégie plurivectorielle afin de renforcer leur propre capacité de protection plutôt que de rester tributaire de l’improbable clause de défense mutuelle du traité de sécurité collective.

Le surprenant consentement des autorités aux actions citoyennes pour l’Ukraine

Parallèlement à ces démarches officielles, on observe en Asie centrale des actions citoyennes antiguerre, voire ouvertement pro-ukrainiennes, qui peuvent surprendre au regard de l’environnement politique illibéral qui caractérise les régimes de la région. C’est le cas du rassemblement pour la paix, organisé dans différentes villes du Kazakhstan le 6 mars 2022, alors même que les autorités interdisaient depuis plusieurs années tout regroupement dans l’espace public.

Par ailleurs, l’Ukraine reçoit régulièrement d’Asie centrale de l’aide humanitaire collectée par la société civile (Kirghizstan) ou envoyée par des avions cargo gouvernementaux (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan). Face aux destructions des infrastructures civiles cet hiver, la diaspora kazakhe d’Ukraine, avec l’aide financière d’hommes d’affaires du Kazakhstan, a même décidé de monter des yourtes dites « d’invincibilité » dans différentes villes d’Ukraine, notamment à Boutcha, Kyiv et Kharkiv.

Ces tentes circulaires caractéristiques des sociétés nomades pré-soviétiques servent de lieu d’accueil aux Ukrainiens pour se réchauffer autour d’une collation et recharger leur téléphone. Sommé par Moscou de s’expliquer sur cette action perçue comme « un préjudice au partenariat stratégique entre la Russie et le Kazakhstan », le ministère kazakh des Affaires étrangères s’est dégagé de toute responsabilité : « La yourte a été placée là. Une aide a été fournie. Nous ne voyons aucun problème à cela ! »

Mais il ne faut pas s’y tromper. Qu’elles soient tolérées ou encouragées par les autorités pour soutenir l’Ukraine sans s’attirer les foudres de Moscou, ces initiatives citoyennes sont le fait d’une minorité d’activistes de la société civile et de jeunes urbains connectés. La très grande majorité de la population de la région continue de percevoir la situation en Ukraine par le prisme des médias russes et de leurs relais en Asie centrale, où la guerre informationnelle bat son plein. Un sondage d’opinion réalisé en mai 2022 sur toute la région révélait ainsi que, à l’inverse des réserves suscitées par l’invasion russe au sein des cercles dirigeants centrasiatiques, la très grande majorité des personnes interrogées gardent une opinion favorable de la Russie (55 % au Kazakhstan, 76 % en Ouzbékistan, et 86 % au Kirghizstan). Quant à la responsabilité de la guerre, seulement 14 % des Kirghiz et 28 % des Kazakhs l’imputent à la Russie, contre 49 % des Kirghiz et 29 % des Kazakhs à l’Ukraine et/ou aux États-Unis.

La guerre contre l’Occident : une rhétorique inaudible en Asie centrale ?

Au cours de l’année 2022, l’évolution du discours officiel russe sur la guerre préventive menée en Ukraine, qui ne viserait plus tant à protéger les populations russophones du régime nazi ukrainien qu’à défendre la Russie contre la menace existentielle désormais représentée par l’Occident global, semble mettre les pays d’Asie centrale en porte-à-faux avec leurs partenaires occidentaux. En effet, pour contrer le contournement des restrictions imposées à la Russie et au Belarus, le gouvernement américain a dressé dès le mois de mars 2022 une liste de 18 pays de transit considérés à risque et dans lequel se retrouvent les États centrasiatiques (tous sauf le Turkménistan).

L’Ouzbékistan est le premier pays sanctionné lorsque, le 28 juin, Washington impose des mesures punitives à la compagnie Promcomplektlogistic pour avoir exporté des composants électroniques à une société d’armement russe sous sanctions américaines. Quand bien même les autorités ouzbèkes ne peuvent être tenues responsables des agissements d’une entreprise privée, tous les gouvernements d’Asie centrale prennent alors conscience du risque de voir leur image ternie sur la scène internationale et auprès des investisseurs.

Pour autant, l’engagement officiel qu’ils prennent alors à ne pas servir de zone de transit pour la Russie ne saurait être interprété comme une marque de soutien à l’Occident, ou de défiance à l’égard de Moscou, mais plutôt comme une décision nécessaire pour sauver leurs économies. L’Asie centrale parviendra ainsi à échapper aux sanctions secondaires américaines pour le reste de l’année 2022.

Les statistiques régionales dressent pourtant un tableau moins vertueux. Alors que l’on pouvait logiquement s’attendre à un plafonnement voire à un recul des échanges commerciaux entre la Russie et ses voisins centrasiatiques, c’est le contraire qui caractérise l’année 2022. Certes il faut tenir compte du rattrapage par rapport à une année 2021 affectée par la pandémie, mais la comparaison avec des pays comme la Chine ou la Turquie, qui ne s’embarrassent pas des restrictions internationales, est éclairante : alors que les exportations chinoises vers la Russie augmentent de 12,7 % entre 2021 et 2022, celles de la Turquie de 53,8 %, les pays d’Asie centrale ne sont pas en reste : + 23,8 % pour le Kazakhstan, + 60 % pour l’Ouzbékistan et + 167 % pour le Kirghizstan.

Et que dire des importations par l’Union européenne de bois en provenance d’Asie centrale ? Insignifiantes jusqu’en avril 2022, les ventes connaissent une croissance exponentielle pour atteindre en octobre près de dix millions d’euros au Kazakhstan, et cinq millions d’euros au Kirghizstan pour une matière première convoyée en toute vraisemblance depuis les forêts de Sibérie.

La Russie, parrain incontournable de la stabilité régionale

Malgré les risques encourus, les gouvernements d’Asie centrale semblent donc pour l’instant fermer les yeux sur ce fructueux commerce de transit. Un opportunisme de circonstance ou l’appât du gain diront certains. Mais ont-ils vraiment le choix, tant la Russie reste pour eux un partenaire obligé ?

Les sanctions adoptées en réponse à l’annexion de la Crimée avaient déjà montré combien la dépendance à la Russie était une menace structurelle pour les économies centrasiatiques : dépréciation des monnaies locales, baisse des transferts de fond vers les pays d’origine, etc. Ne semblant pas avoir tiré les leçons de cette crise, le Kazakhstan a pris conscience de son extrême fragilité lorsque Moscou, invoquant tantôt un prétexte climatique, tantôt une norme environnementale, se mit à suspendre à quatre reprises au cours de l’année 2022, l’écoulement de l’oléoduc CPC reliant les champs pétrolifères kazakhs de la mer Caspienne jusqu’aux terminaux du port industriel de Novorossisk, en Russie, d’où le pétrole kazakh rejoint le marché européen.

Transportant 80 % de la production nationale de pétrole, le CPC contribue à 44 % du budget du Kazakhstan. La chute soudaine des revenus pétroliers menacerait l’équilibre du contrat social qui lie le gouvernement à sa population et, par là même, la survie du régime. Pire encore, la rupture des approvisionnements de l’Union européenne en pétrole kazakh porterait un lourd préjudice à la fiabilité du Kazakhstan en tant que partenaire commercial privilégié de l’UE. En 2021, 8,7 % du pétrole consommé au sein de l’UE provenait du Kazakhstan (autant que celui de Norvège) et les pays européens absorbaient 54 % des exportations du Kazakhstan.

La Russie reste pour l’instant un pays de transit incontournable mais Astana explore des routes alternatives pour exporter ses matières premières. La crise ukrainienne a notamment réactivé le corridor maritime transcaspien vers l’Azerbaïdjan puis la Turquie et l’Europe. Mais il s’agit d’une solution plus coûteuse et sur laquelle la Russie, pays riverain de la mer Caspienne, conserve une capacité de nuisance.

Pour l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, l’enjeu principal n’est pas d’exporter des ressources naturelles mais plutôt de sécuriser les canaux migratoires vers la Russie. En 2019 on estimait à 5,1 millions le nombre de migrants originaires d’Asie centrale en Russie. L’année suivante, la pandémie bloqua plus de deux tiers de ces travailleurs saisonniers qui, immobilisés dans leur pays d’origine, avaient saturé des infrastructures sociales fragiles. La reprise économique mi-2021 était donc vitale pour les familles mais également pour les États en raison des transferts de fonds qui représentent plus du quart du PIB du Kirghizstan et Tadjikistan.

Pour l’Ouzbékistan, pays le plus peuplé d’Asie centrale et disposant d’une économie solide, la contribution des migrants est proportionnellement plus faible (11,8 % en 2019), mais la Russie joue un rôle de stabilisateur de premier ordre en tant qu’exutoire démographique pour plus de trois millions de jeunes désœuvrés. Face à la pression économique et sociale que les migrants exercent sur leur pays d’origine, la Russie est sans conteste un garant de stabilité, même en pleine guerre. Alarmés par les projections économiques des grandes organisations internationales qui anticipaient un recul en Russie de l’emploi dans les services et la restauration, largement occupés par les migrants, les gouvernements centrasiatiques s’activèrent pour négocier des accords de main d’œuvre saisonnière avec des résultats limités : 3 000 emplois pour des Kirghiz en Corée du Sud, 1 500 pour des Kirghiz et 400 pour des Tadjiks au Royaume-Uni.

Contre toute attente et au grand soulagement des populations et des dirigeants, les flux migratoires avec la Russie ont retrouvé en 2022 des niveaux équivalents aux meilleures années pré-Covid, avec près d’un million et demi d’entrées sur le territoire russe au troisième trimestre 2022. Et la part des transferts de fonds des migrants dans le PIB du pays d’origine a augmenté en conséquence, passant entre 2021 et 2022 de 26,7 % à 32,1 % pour le Tadjikistan, de 31 % à 31,3 % pour le Kirghizstan et de 11,6 % à 17,1 % pour l’Ouzbékistan. Rien d’étonnant donc que malgré les conséquences humanitaires de la guerre en Ukraine et les risques, réels, que des migrants se retrouvent enrôlés sur le front ou dans les territoires occupés, la Russie reste une destination de prédilection pour les jeunes centrasiatiques. Un sondage d’opinion réalisé en mai 2022 indique que la Russie est le pays d’émigration préféré de 40 % des Ouzbeks et 56,6 % des Kirghiz, loin devant la Corée du Sud (respectivement 5,4 % et 2,2 %), la Turquie (3,5 % et 3,7 %), le Kazakhstan (1,9 % et 0,6 %) et la Chine (0,3 % et 0,1 %).

En ce début d’année 2023, force est de constater que la Russie est restée un acteur très influent en Asie centrale et continue de jouer le rôle d’État tampon capable de garantir la stabilité économique et sociale de la région. Et ce, malgré des sanctions sans précédent et une image internationale entachée par l’invasion de l’Ukraine. Pourtant la rhétorique officielle du Kremlin pour justifier la guerre – entre défense des Russes, dénazification de l’Ukraine et guerre contre l’Occident – a profondément heurté les dirigeants et une partie de la population, et aurait pu entraîner une défiance réelle à l’égard de Moscou.

Mais c’était sans compter sur la résilience des puissants leviers d’influence de la Russie sur son étranger proche : le maillage à long terme des bases militaires, la persistance d’une dépendance économique vis-à-vis de Moscou, le legs du monopole des infrastructures de transport par l’ancienne métropole. L’imaginaire impérial russe, que l’on redécouvre à l’occasion de la guerre en Ukraine, semble aujourd’hui conditionner de manière plus manifeste encore les relations de la Russie avec une Asie centrale composée d’États indépendants depuis 1991, mais dont le processus de décolonisation reste inachevé.


[1] En octobre 2020, lors de la seconde guerre du Haut-Karabakh, c’est la demande de l’Arménie qui est rejetée, du fait que le conflit a lieu sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan et donc hors du champ d’action de l’OTSC.

[2] Le gouvernement arménien s’associa à ces critiques : en août 2022, alors que l’armée azerbaïdjanaise bombardait des positions à l’intérieur du territoire de l’Arménie, Erevan avait demandé l‘activation de l’article 4 mais, contre toute attente, l’OTSC s’était contentée d’enjoindre aux deux parties de résoudre leur litige par la voie politique.

Olivier Ferrando

Politiste, Maître de conférences à l'Institut des droits de l'homme de Lyon

Mots-clés

Guerre en Ukraine

Notes

[1] En octobre 2020, lors de la seconde guerre du Haut-Karabakh, c’est la demande de l’Arménie qui est rejetée, du fait que le conflit a lieu sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan et donc hors du champ d’action de l’OTSC.

[2] Le gouvernement arménien s’associa à ces critiques : en août 2022, alors que l’armée azerbaïdjanaise bombardait des positions à l’intérieur du territoire de l’Arménie, Erevan avait demandé l‘activation de l’article 4 mais, contre toute attente, l’OTSC s’était contentée d’enjoindre aux deux parties de résoudre leur litige par la voie politique.