À quand le tournant écologique de l’industrie musicale ?
«J’étais en pleine dissonance cognitive. J’avais arrêté la viande et les vêtements neufs, mais je prenais l’avion plusieurs fois par an pour jouer aux États-Unis et en Chine, j’utilisais une quantité invraisemblable de plastique dans le cadre du travail » raconte Solveig Barbier[1], l’une des fondatrices d’Arviva. Le Covid-19 et la pause qu’il a imposée a été l’occasion, pour cette musicienne classique, non seulement de réfléchir, mais aussi d’agir sur les pratiques professionnelles qui entraient en contradiction avec ses convictions personnelles.
Arviva est donc née en 2020 dans le but « d’interroger les pratiques quotidiennes des métiers du spectacle vivant afin d’identifier des alternatives durables pour réduire l’impact environnemental de ce secteur ». L’association compte aujourd’hui plus de 200 adhérents. Elle forme les professionnels du spectacle vivant à la transition écologique, conçoit des critères d’évaluation pour des stratégies ambitieuses à long terme, intègre des principes d’éco-conception à la production de spectacles, entre autres. Et des formateurs, on en manque, selon Solveig Barbier, bien que certains se soient spécialisés dans le sujet, comme Green Room, Ipama et Terra 21.
Ce dont on manque sans doute encore plus, c’est de spécialistes du sujet au sein des sciences sociales. En effet, ces dernières n’ont pas véritablement saisi ni intégré l’ampleur de la crise environnementale en lien avec les milieux artistiques.
Selon Fabian Holt, la sociologie de l’art s’est développée en dehors de toute considération pour l’environnement, alors même que la relation au monde vivant est à la base d’un grand nombre de pratiques musicales, notamment traditionnelles et chamaniques.
Encore aujourd’hui, la prise en compte de l’écologie n’est pas aisée du fait des liens intrinsèques entre la notion d’art, l’exceptionnalisme humain et la modernité urbaine. On peut d’ailleurs faire le même constat pour la sociologie tout court. Si cette dernière a du mal à dialoguer avec des disciplines proches comme la musicologie ou l’économie, que dire alors des sciences du vivant? Avant que l’héritage de Bruno Latour ne se convertisse en changements structurels au sein des formations, l’eau coulera-t-elle encore sous les ponts ?
Toutefois, dans le domaine musical, quelques travaux méritent d’être mentionnés. Adaptant la tradition critique à la crise environnementale, Mark Pedelty s’est intéressé, dès 2012, à la dissonance cognitive induite par la conscience écologique de certains artistes et leur pratique quotidienne. Le cas de Solveig Barbier cité en introduction illustre bien cela. Pedelty va jusqu’à affirmer l’impossibilité de mener un véritable changement depuis l’intérieur de la pop.
De fait, il faudrait aller vers un renversement symbolique des critères carbonés du succès : tournées express en avion, marketing permanent, surenchère des productions de spectacles. « Pendant trop longtemps, un artiste en avion était un artiste qui avait réussi » insiste Barbier. Ce travail symbolique renvoie au tournant « géo-écologique » que Holt appelle de ses vœux, c’est-à-dire un renouvellement des outils d’analyse en lien avec la crise environnementale. Il nous invite à explorer comment les croyances sur le changement climatique affectent les imaginaires, les valeurs et les pratiques artistiques.
Si une telle démarche tombe sous l’évidence, ses atermoiements font écho à ceux du secteur musical lui-même. En France, après une prise de conscience écologique incarnée par quelques grands festivals comme les Eurockéennes et We Love Green à la fin des années 2000 et début 2010, la pression est retombée. Au-delà de quelques initiatives isolées, le secteur semblait se contenter de discours, dans l’attente de mesures venant « d’en haut ». Puis est arrivé le Shift project et son rapport « Décarbonons la culture », doté de données chiffrées sur l’impact carbone des festivals et des spectacles virtuels.
Parallèlement, quelques acteurs associatifs ont commencé à modifier leurs pratiques, privilégiant des fiches techniques dites vertes ou transitionnelles. « En tant qu’employeur, on ne peut pas imposer des régimes végétariens à nos artistes en tournée, mais c’est une discussion qu’on a entamé avec eux, pour garder la viande en option » confie Julien Courquin, directeur de Murailles Music. Si cela peut paraître anecdotique à première vue, il ne s’agit là que d’un élément au sein d’une constellation qui dépasse largement la politique des « petits gestes ». En effet, de plus en plus d’initiatives se font de manière collective, visant un impact structurel.
Ici, on peut recourir aux instruments classiques de la sociologie pour analyser les dynamiques autour de la prise de conscience écologique au sein du secteur musical. En France, celui-ci est historiquement fragmenté, constitué d’un oligopole à franges et d’une myriade d’indépendants associatifs. Ces derniers réfléchissent aujourd’hui à comment contrer les logiques concurrentielles qui ont le plus d’impact écologique, par exemple via « de nouveaux mécanismes de financement du temps de création, de résidence et de mobilité bas carbone », suggère Julien Courquin, afin que les artistes puissent s’extraire des logiques de flux tendu promues à la fois par les plateformes numériques et les organismes publics, notamment les DRAC.
Ces mécanismes sont d’autant plus cruciaux que la lutte contre la crise environnementale ne devrait pas marginaliser les « petits » du secteur qui sont aussi les plus en pointe sur le sujet. Citons, par exemple, la salle Le Périscope, à Lyon, dont l’ancrage dans le jazz et les musiques improvisées, c’est-à-dire des scènes et des réseaux fonctionnant à petite échelle, s’articule bien avec les questions de durabilité. L’équipe de la salle est engagée sur la prise de conscience, la production de savoir et la mise en relation autour des sujets écologiques.
La pandémie a montré qu’il était possible de décider démocratiquement de ce que l’on considère essentiel ou non en temps de crise. Qu’en sera-t-il de la musique dans la future société de la sobriété ?
De leur côté, les industries culturelles les plus lourdes ont commencé à prendre au sérieux les questions écologiques et à développer leur propre expertise. Cette dynamique relève d’une volonté de ne pas rester sur le carreau lorsque les avancées politiques et/ou techniques bouleverseront leur environnement, comme les labels au moment de l’arrivée d’internet. Le mastodonte Live Nation l’a bien compris, avec son programme « Green Nation » annoncé en grandes pompes en avril 2021, mais dont les résultats restent encore opaques.
Pour nombre d’observateurs, il ne s’agit que d’une forme de greenwashing. Le focus de certains industriels sur la croissance ne pourra jamais être durable, même dans le cadre des smart/sustainable/creative cities. Le Prodiss, syndicat qui représente les « gros » de la production de spectacles, a récemment publié son rapport d’activité 2021-2022, montrant la conviction de ses membres à agir pour l’environnement, malgré des actions encore trop peu nombreuses, faute de soutien et d’accompagnement.
Certaines voix s’élèvent aussi pour réguler les clauses d’exclusivité lorsqu’un artiste se produit sur un territoire donné, afin que ce dernier se déplace vers ses publics plutôt que l’inverse. Serait-ce alors à la puissance publique de prendre en charge la part de risque que cela implique pour le promoteur/programmateur ? La différence d’impact carbone est-elle significative au point de mettre en péril le modèle économique de la filière ? Le prix à payer en termes de fatigue physique et mentale des artistes en vaut-il la peine ? C’est tout le système des tournées mondiales qui est remis en question.
Par ailleurs, « on a beaucoup plus de visibilité sur l’impact carbone du live que du phono; pour le numérique, l’impact est surtout sur la fabrication, à cause de l’extraction »[2] rappelle Margaux Demeersseman du Centre national de la musique (CNM). Le musicologue Kyle Devine, dans son ouvrage Decomposed, s’est justement intéressé aux ressources naturelles nécessaires à la fabrication des objets musicaux, notamment le vinyle. Détournant les principes habituels de sa discipline, il affirme qu’aucune musicologie n’est possible aujourd’hui sans écologie politique.
D’autres travaux universitaires ont émis l’hypothèse que l’industrie phonographique a sans doute jamais autant pollué qu’à l’ère de la supposée « dématérialisation ». On mentionne souvent l’énergie propre à la consommation des contenus numériques, oubliant les masses colossales de données qui sont collectées, conservées et analysées par les services de streaming eux-mêmes. Or, ces données sont aujourd’hui au cœur de l’écosystème musical et du développement d’artistes depuis le local jusqu’à l’international. Leur impact carbone interroge la dimension intrinsèquement cosmopolite de la plupart des pratiques musicales.
Parallèlement au travail de sensibilisation et en collaboration avec des associations comme Arviva, les pouvoirs publics se penchent de plus en plus sur des outils de mesure et d’accompagnement adaptés à la crise. Déjà en place au sein de de petits organismes, l’éco-conditionalité des aides publiques s’impose progressivement (bientôt en place au CNC), alors qu’on manque de recul sur les bilans carbone et leurs méthodes.
Mais selon Julien Courquin, il faudrait aller plus loin : « Chaque produit musical, concert ou enregistrement, devrait afficher son impact environnemental, à l’instar du nutriscore dans l’alimentation ». On peut certes imaginer des formes artistiques plus bas carbone, mais pour lui, la véritable musique du futur, c’est celle dont on connaît l’impact. Pas de retour au Moyen Âge, seulement de la transparence et des ajustements bien dosés pour que le spectacle continue.
Si les filières phonographiques et du spectacle vivant s’écharpent déjà à propos de leur contribution à la collectivité (voir cet article des Échos), trouver un terrain d’entente pour aborder les questions écologiques va demander un long travail de concertation. Or, la crise environnementale n’attend pas et les musiciens qui se sentent investis d’une mission écologique désespèrent. Certains affirment même renoncer à des opportunités de tournée à l’étranger par crainte d’y laisser leur empreinte carbone, preuve que l’éco-anxiété gagne du terrain.
Pour les spécialistes de la décroissance comme Timothée Parrique, la pandémie a montré qu’il était possible de décider démocratiquement de ce que l’on considère essentiel ou non en temps de crise. Qu’en sera-t-il de la musique dans la future société de la sobriété ? Lorsque l’on pense à quel point les pratiques musicales continuent d’être socialement hiérarchisées (art vs. commerce, spectacle vs. discothèque, authentique vs. divertissement), voire ignorées des élus locaux écologistes, il y a de quoi s’interroger. Espérons que les sciences sociales soient à la hauteur de ces interrogations.