Politique

La natalité, une obsession lepéniste

Chercheuse en littérature

Cherchant à greffer à une actualité tumultueuse sur les retraites un projet de redéfinition de la nationalité, la député RN Lavalette pose devant l’hémicycle un slogan imparable : « Les bébés de 2023 sont les cotisants de 2043 ». Mêlant retraites, politique de natalité et redéfinition de la citoyenneté, la mesure proposée revête à nouveau une teinte xénophobe, et pose dans le même temps l’idée d’un changement de Constitution et l’abolition du principe d’égalité.

Lors du débat sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale, en février, les députés du Rassemblement national ont cru judicieux de glisser comme solution miracle aux déséquilibres futurs du régime par répartition la « natalité française ». Avec un slogan imparable : « Les bébés de 2023 sont les cotisants de 2043 ». Pragmatique et cute en apparence (effet « chaton » garanti à prononcer le mot « bébé »), mais démagogique et xénophobe dès qu’on regarde de plus près (un indice : l’ambiguïté de l’adjectif « français »), l’idée est de sauver le régime des retraites actuel en rétablissant un ratio adéquat entre cotisants et retraités par une politique nataliste ultra-volontariste.

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Bingo politique assuré : les élus du RN caressent dans le sens du poil la contestation sociale contre la réforme, exaucent le « désir d’enfants » supposé des familles, et s’érigent en opposition constructive et désidéologisée (qui serait contre l’idée de faire des bambins, exceptés les fanatiques grincheux de la génération climat et les « féminazies » ?). Après les chats, les bébés comme accessoire de la dédiabolisation.

Dans l’hémicycle, cette assignation des femmes à une fonction purement procréative fit bondir : « [avec vous] les femmes ne sont qu’un utérus ! […] Continuez à nous expliquer que nous ne sommes que des ventres », fustigea la députée Priscat Thévenot (Renaissance) ; « Lâchez nos utérus », cingla Sandrine Rousseau (EEVL). Et les députés RN, si prompts d’ordinaire à s’indigner contre la GPA et la « la marchandisation du corps de femmes » (livret Famille 2022), de s’étonner qu’on puisse trouver choquant d’inciter financièrement les femmes à faire des petits Français (c’était aussi le sens de la proposition d’Éric Zemmour d’attribuer 10 000€ à chaque naissance en milieu rural, traduire ; « pas en banlieue »). Le programme de Marine Le Pen parlait bien de « service » rendu à la nation qu’on se devait de rémunérer : « rétribuer le service que lui rendent les familles françaises, en tant qu’outil de consolidation de la France ». Non seulement les femmes pâtissent déjà des inégalités de salaires et de carrières qui aboutissent à des retraites en moyenne de 40% moins élevées que celles des hommes, non seulement la réforme proposée va accroître ces inégalités, mais en plus elles devraient dévouer leur corps à la nation pour sauver le régime des retraites !

Mais au-delà de la logique proprement misogyne, hétéronormée et intrusive de l’incitation faite aux femmes d’accepter pour fonction sociale première de procréer et élever des enfants, c’est le caractère xénophobe et ethnocentriste des mesures proposées qui aurait dû faire réagir.

En effet, les amendements au projet de réforme des retraites déposés par les députés RN n’encouragent pas n’importe quelle natalité. Ils proposent essentiellement de restreindre l’octroi de toutes les prestations et autres aides familiales aux « familles françaises » pour relancer « la natalité française ». Une notion redéfinie de manière restrictive et fallacieuse par la députée Laure Lavalette dans l’argumentaire rédigé pour son amendement 16719, puisque seules les naissances d’enfants « dont au moins une des deux personnes est de nationalité française » importent selon elle pour assurer la « vitalité de la nation ».

L’argent n’a pas d’odeur, mais les cotisations ont apparemment une nationalité, voire une couleur de peau. Alors que les démographes et l’INSEE définissent la natalité française comme le nombre de naissances sur le territoire français, quelles que soient leur nationalité ou leur origine, et alors que les personnes qui travaillent en France cotisent pour le régime de retraites et la sécurité sociale quelles que soient leur nationalité ou leur origine, et que donc la natalité et le travail de toutes les familles vivant en France, quelle que soit leur ascendance, participent à l’équilibre des comptes de la communauté nationale, le Rassemblement national nous ressort par opportunisme législatif une vieille marotte imprégnée des effluves les plus xénophobes (au sens propre, de xeno, « étranger » et phobie, « peur ou haine ») de son idéologie originelle. Sous couvert d’apporter une solution pragmatique à un débat enflammé, il remet sur la table sans la nommer la mesure-phare du programme du parti depuis les années 1980, ici appliquée à la politique familiale : la « préférence nationale ».

Le député Sébastien Chenu n’a pas eu les pudeurs de Laure Lavalette pour expliciter les objectifs de la politique nataliste mise en avant par son groupe dans l’hémicycle. Il l’a ainsi défendue le 13 février lors de la matinale de France Inter : « Moi, je préfère qu’on fabrique des travailleurs français plutôt qu’on les importe ». Et d’ajouter souhaiter « assurer la perpétuité de la civilisation et de la population française, qu’on ait plus de petits Français demain, plutôt que d’ouvrir les vannes et de voir l’immigration comme un projet de peuplement ».

Faut-il encore traduire ces propos limpides ? Apparemment oui, puisque Sébastien Chenu lui-même s’est défendu d’embrasser une politique « identitaire » et que la député Lavalette, interrogée deux jours plus tard sur France info, s’est indignée qu’on puisse un instant supposer que Sébastien Chenu ou elle-même puissent adhérer à la théorie du « grand remplacement » ou avancer un projet raciste. Qu’à cela ne tienne : puisque le Rassemblement national est obnubilé par l’ascendance et les origines, retraçons pour ses cadres la généalogie intellectuelle de ses propositions natalistes et leurs présupposés.

Le « Démon des origines »

L’obsession pour la démographie n’est ni nouvelle ni anecdotique au Front national : elle est centrale. « La démographie est le domaine que j’ai le plus traité dans ma carrière », admet volontiers Jean-Marie Le Pen dans ses Mémoires. On ne peut lui donner tort : la natalité des « Français de souche », indissociablement associée à la « menace » d’une « substitution de population » et d’une « politique de peuplement par l’immigration », est l’un des axes principaux de son projet, dès 1974 et ses propositions ont été reconduites, voire copiées-collées, jusqu’à aujourd’hui par son parti. En 1974, en 1978, en 1988, en 1995, comme en 2002, en 2007, en 2010, en 2013, en 2019, ou en 2022, le Front national renommé Rassemblement national évoque toujours dans le même souffle natalité, immigration et francité. Les réformes des retraites successives sont souvent l’occasion de ces amalgames. « [La] natalité […] est un élément fondamental de l’équilibre de notre société et une condition impérative de la survie de notre système de retraite et même de la survie de notre peuple », assène déjà Jean-Marie Le Pen au Bourget, le 12 novembre 2006.

La continuité est telle entre Front national et Rassemblement national qu’on pourrait s’y perdre. Qui a dit : « Je crois qu’en matière d’évolution démographique tout doit être fait pour favoriser la naissance de petits Français en France, solution que je préfère […] à la solution qui consiste à faire venir des petits enfants de l’étranger » ? Sébastien Chenu et sa hantise de « l’immigration comme projet de peuplement » ? Et non, c’est Jean-Marie Le Pen dans l’émission « l’Heure de Vérité » le 27 janvier 1988.

Sébastien Chenu ne fait d’ailleurs lui-même que répéter le programme présidentiel de Marine Le Pen de 2022 (et de 2017, et de 2012, et de son père en 2007, en 2002, en 1995, etc.). « Pour protéger son système de protection sociale, notre pays [doit] faire un choix : soit la natalité, soit l’immigration », écrit-elle. La candidate choisit la natalité franco-française car il faut « renforcer les familles nationales pour consolider la communauté nationale », selon l’adage favori du Front national, « faire passer les nôtres avant les autres » (brochure « Famille » du programme présidentiel 2022). Le but ? « Assurer la continuité de la Nation, et la perpétuation de notre civilisation ». Traduisons ces propos sibyllins à l’aune des mesures proposées : continuité des lignées françaises et perpétuation d’un « peuple » définit par le sang.

La seule logique qui peut expliquer de vouloir restreindre les prestations familiales aux familles de nationalité française est en effet l’idéologie identitaire et racialiste qui fait des origines nationales, de l’ascendance, des gènes, du sang, la source de la francité et la condition de l’accès aux droits. Ce « démon des origines » pour reprendre la formule du démographe Hervé Le Bras, fantasme un peuple ethniquement homogène qui « perpétue » non pas une idée, mais un peuple au sens du Volk allemand : une communauté de lignées.

Le Rassemblement national se passionne pour les naissances car c’est la naissance qui fige dans sa doctrine l’identité et le devenir des individus et des groupes. C’est elle qui préside à leur statut, leur valeur et à leurs droits : les parents, le passé généalogique, l’ADN, l’origine nationale et donc souvent ethnique dictent qui appartient, ou non, à la communauté nationale et pourra bénéficier de sa solidarité.

La politique familiale frontiste n’est donc pas seulement nataliste : elle est aussi « nativiste » (nativism). Elle rend palpable, concrète, la hantise du « grand remplacement », et en est le remède. C’est exactement ainsi que Marine Le Pen la présente dans son programme de 2012 :

« D’après une étude de l’INSEE de 2009, il faudrait s’enorgueillir du taux de natalité en 2008 “jamais atteint en France”, de 2,02 enfant par femme ; or, ces statistiques sont basées sur les “femmes accouchant en France”. Si l’on ne prend en compte que les femmes de nationalité française, on tombe alors à un taux de fécondité de 1,8… Sur 832 799 naissances enregistrées en 2010, seules 667 707 étaient issues des deux parents de nationalité française. »

La source textuelle de cet emprunt était plus explicite : « La relève des générations n’est plus assurée depuis 1974 : avec 780 000 naissances en 2000 (françaises mais aussi étrangères), il ne naît plus assez d’enfants par femme pour assurer le maintien de la population française de souche. […] La persistance de ce déficit […] s’accompagne en outre de l’installation sur notre sol de populations immigrées dont le taux de natalité (entre 2,8 et 4,8) est, en moyenne, double de celui des femmes françaises de souche ». Signé : programme de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 2007.

Une conception nationaliste et nativiste de la citoyenneté

La politique de natalité est au cœur du projet frontiste parce qu’il confond naissance et identité en vertu d’une conception nationaliste et nativiste de la citoyenneté où se confondent les étymologies: la « nation », du latin natio, dérivé de nascere, « naître », se réduit ici à son acception ancienne de « ceux qui sont nés des mêmes lignées » (c’est aussi le sens qu’a le mot « race » au XVIe siècle et jusqu’au XIXe chez les historiens racialistes et antirévolutionnaires comme Augustin Thierry : on parle alors de « nation italienne » ou de « la race des Bourbons »). Appartient à la « nation » non pas le citoyen qui adhère à un contrat social, à des valeurs, qui s’engage dans une communauté de vie, mais celui qui est relié par les liens du sang et de la naissance au peuple « natif » ou autochtone.

C’est le sens même de la réforme du code de la nationalité que prône le FN-RN : le Rassemblement national comme le Front national, ne croient qu’au seul droit du sang, et propose depuis toujours d’abolir le droit du sol et de réduire à presque rien les naturalisations.

Derrière la mauvaise foi et la fausse ingénuité de la député Lavalette, qui feint de ne pas voir le caractère étroitement ethnocentriste de son projet, il y a l’un des fondamentaux du FN-RN, reconduit de programme en programme : l’idée que l’on est d’où l’on naît, que par une pensée magique la francité coule dans les veines à travers l’héritage biologique des parentèles. Dans ce fantasme de la pureté des origines et d’une transmission biologique de la nationalité, se lit la mythologie de la lignée pure, du fil ininterrompu des dynasties et des générations, en d’autres termes, puisqu’il faut traduire, d’une pureté de la « race » au sens ancien de lignée. On est d’où et de qui l’on naît, pour toujours et à jamais.

Il faut resituer cette vision de l’homme et des sociétés dans une généalogie plus ancienne encore, qui remonte aux démographes nationalistes du XIXe siècle et s’incarne dans la devise du régime de Vichy « Famille, Travail, Patrie » et sa célébration des « mères françaises ». Les femmes ont dans cette conception un rôle social vital pour la perpétuation et la survie du corps politique conçu comme un tout organique et biologique : elles servent la patrie par la procréation, et assurent par leur fécondité la perpétuation et survie de la « race » selon les mots d’un Maurras, de la « nation » chez Le Pen. Le Maréchal Pétain exprime de manière transparente cette vision organiciste, par exemple dans le discours du 25 mai 1941 qui institue la « journée des mères » : « La famille, cellule initiale de la société, nous offre la meilleure garantie de relèvement. Un pays stérile est un pays mortellement atteint dans son existence. Pour que la France vive, il faut d’abord des foyers. » Ou encore en 1942 : « Tout le monde est d’accord pour dire qu’une nation ne peut ni se perpétuer ni maintenir son rang, ni conserver la paix, sans produire des familles plantureuses et fortement constituées »[1]. Des expressions que l’on retrouve dans le programme de Jean-Marie Le Pen de 2002 : « La famille est la cellule de base de notre société. [Elle est] le socle de notre identité et de notre avenir ».

La « préférence nationale », vers un changement de régime politique ?

Les conséquences de la politique de « préférence nationale » du Rassemblement national en termes d’inégalité républicaine sont tout simplement un changement de régime politique : ce projet est tellement contraire aux valeurs républicaines qu’il faudrait changer la Constitution de la Ve République pour l’appliquer. C’est ce que propose immédiatement Marine Le Pen dans sa brochure sur la famille de 2022. À peine a-t-elle promis monts et merveilles (pour les Français nés d’un parent français) qu’elle détaille comment elle pourra réaliser ces promesses : en changeant la Constitution par référendum…

L’expression « préférence nationale », forgée par Jean-Yves Le Gallou, a disparu du vocabulaire mariniste, euphémisée depuis 2012 en une « priorité nationale » plus clinquante, qui s’évanouit elle-même la plupart du temps en périphrases aseptisée dans le débat public… Sans doute parce que s’y lit de manière transparente l’idéologie identitaire et xénophobe au fondement de son programme, et qu’en ces temps de « normalisation » la stratégie est au camouflage.

Rappelons qu’en janvier 1998, la maire frontiste de Vitrolles, Catherine Mégret, au nom de la « préférence nationale », tente d’instaurer une allocation de naissance réservée aux enfants de parents français ou européens. Elle est condamnée pour discrimination à trois mois de prison avec sursis, deux ans d’inégibilité et une amende de 15 245 €. Comment l’Assemblée nationale et la majorité présidentielle peuvent-elles laisser passer des propositions similaires aujourd’hui sans relever la rupture d’égalité, et de champ de valeurs, qu’elles institueraient ?

Au même moment, le journal Le Monde relate la perplexité, voire la panique, de la majorité présidentielle devant la « normalisation » du Rassemblement national, à laquelle ils œuvrent pourtant inlassablement depuis 2017 à coups d’entretiens décomplexés du président de la République dans Valeurs actuelles, d’abandon du front républicain en rase campagne, d’attributions de moults fonctions honorifiques aux députés frontistes dans la législature 2022. Il suffirait pourtant de lire le programme du Rassemblement national, et leur traduction limpide dans les programmes précédents du Front national, pour montrer que la « normalisation » n’est qu’une trouvaille médiatique qui fleure la prophétie auto-réalisatrice.

Depuis 2012, Marine Le Pen et ses lieutenants n’ont eu de cesse d’édulcorer la présentation (mais non le contenu) de leur programme, noyant le poisson sous un pragmatisme de bon aloi dès qu’il s’agit d’expliciter les fondements idéologiques de leur projet. À chaque campagne électorale, l’écart se creuse davantage entre un discours au style toujours plus insipide et des remèdes toujours aussi carabinés. Marine Le Pen livre à présent un discours sous Lexomil, mettant tellement d’eau dans son vin que le breuvage a le goût d’une verveine à l’aspartame. Elle nous vend une pastille Valda comme un sacré remède de cheval : rien de moins qu’un changement de Constitution et l’abolition du principe d’égalité.

A force de les diluer dans une camomille lénifiante, Marine Le Pen livre à dose homéopathique les principes actifs qui ont catalysé le projet du Front national. Mais dans cette tisane tiédasse saupoudrée de mots mielleux empruntés à d’autres (« justice sociale », « défense des femmes »), c’est toujours le même précipité de xénophobie et de fantasmes d’une France épurée de tout élément étranger qui donne son goût écœurant à la potion qu’elle essaie de nous faire avaler.


[1] Éditorial, La Famille dans l’État, nouvelles dispositions juridiques, principes d’action, réalisations pratiques, Les Documents français, juillet 1942, p. 1. Source :

Cécile Alduy

Chercheuse en littérature, Professeure à Standford, Chercheuse associée à Sciences Po

Mots-clés

Nationalisme

Notes

[1] Éditorial, La Famille dans l’État, nouvelles dispositions juridiques, principes d’action, réalisations pratiques, Les Documents français, juillet 1942, p. 1. Source :