De la poubelle en temps de (et en tant que) lutte
Si Paris n’est pas la seule ville où la grève des éboueurs occasionne une accumulation de déchets dans l’espace public, la situation dans la capitale est bien plus médiatisée que celle du Havre ou de Rennes. La malpropreté et les poubelles parisiennes deviennent les symboles d’une géopolitique urbaine où la lutte politique se construit grâce à la capacité d’agir sur l’environnement urbain. Réforme des retraites et niveau de propreté se confondent en un même débat et la décrédibilisation du mouvement social passe par l’expression d’un souci pour la santé et l’écologie, aussi soudain que surprenant.
Depuis le 5 mars 2023, une partie des travailleurs de la propreté est en grève pour exprimer le refus de la réforme des retraites. Qu’ils soient cantonniers, éboueurs ou techniciens, ils sont parvenus à gripper le système de collecte des déchets en bloquant les garages et les centres d’incinération. Les poubelles qui s’amoncellent inscrivent leur lutte et leur mécontentement dans le paysage urbain. Par les voix d’Anne Hidalgo et de Colombe Brossel, adjointe à la propreté, la Mairie de Paris affirme soutenir le mouvement social et impute la responsabilité au gouvernement qui fuit le dialogue social. À l’inverse, le ministre de l’Intérieur et le préfet de Paris exigent une remise au propre et ont demandé le 15 mars la réquisition des travailleurs.
Le caractère anormal de la situation permet de placer le travail de propreté sous le feu des projecteurs, en lien avec l’actualité politique de la réforme des retraites… mais ce qui se joue est aussi une subversion de l’ordre écologique habituel de la ville ! La propreté des villes n’est pas un dû, elle résulte d’un travail quotidien d’une part, et d’infrastructures capables d’accueillir tous les déchets d’autre part. La vie en ville serait impossible sans ces travailleurs et ces infrastructures rendus soudainement visibles. Considérer les revendications politiques de ces travailleurs revient donc, aussi, à considérer leur utilité sociale et écologique.
Pas de (géo)politique sans écologie : pas de lutte sans travailleurs de la propreté !
En produisant une analyse géopolitique, on cherche à comprendre le fonctionnement politique et écologique du territoire étudié mais aussi la manière dont les entités rivales se représentent ce territoire et son fonctionnement. C’est d’ailleurs une description du fonctionnement écologique de la plaine du Tonkin qui a amené le géographe Yves Lacoste à légitimer l’approche géopolitique en France. Dans un article paru dans Le Monde en 1972, sa connaissance de ce territoire lui permet d’alerter la communauté internationale de la stratégie mortifère des États-Unis dans le nord du Vietnam. Plutôt que de cibler directement les populations, les bombardements étaient concentrés sur les digues des méandres concaves du fleuve rouge, les plus fragiles. Ainsi, elles risquaient de céder aux premières pluies, comme « par accident », et d’ennoyer la plaine du Tonkin très densément peuplée.
À sa manière, le politiste et historien Timothy Mitchell a lui aussi analysé le lien entre assise politique et maîtrise écologique des territoires. Dans Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, le chercheur défend l’idée que le passage du charbon au pétrole dans l’Europe occidentale s’explique par la volonté… d’éviter les grèves ! D’après lui, l’usage massif du charbon impliquait de nombreuses ruptures de charges qui étaient autant de moments et de lieux où les travailleurs pouvaient bloquer l’approvisionnement en énergie des territoires. À l’inverse, la fluidité du pétrole ainsi que sa forte concentration en énergie limitent les ruptures de charge et, avec elles, les possibilités de coupures dans l’approvisionnement. En d’autres termes, la pesanteur du charbon distribue plus de capacités d’action que la fluidité du pétrole.
Dans le cas parisien de la grève des éboueurs, il ne s’agit pas de composer avec un flux d’eau ou d’énergie entrant mais avec des flux sortants de déchets. Sans le travail quotidien de collecte et de nettoiement, les déchets s’accumulent, ce qui implique un déséquilibre du fonctionnement écologique ordinaire de la ville, visible dans le paysage urbain. Sans flux d’évacuation, les villes croulent sous la matérialité de leurs habitantes et habitants : les matières nécessaires aux vies quotidiennes se muent en risque dès lors qu’elles demeurent immobiles. En reprenant l’analyse de Timothy Mitchell, on peut dire que les déchets sont politiquement plus « charbon » que « pétrole » : ils ne coulent pas dans des tuyaux mais ils circulent grâce au travail humain. Les ruptures de flux qu’implique la collecte des déchets donnent aux éboueurs la possibilité de porter leur message politique.
D’après la Mairie de Paris, le taux de travailleurs grévistes ne s’élève qu’à environ 6 %. En réalité, il s’agit là du taux journalier de grévistes… or les travailleurs sont beaucoup plus nombreux à participer à un roulement de grève qui leur permet de ne pas perdre trop d’argent tout en maintenant à l’arrêt les flux d’évacuation. C’est en bloquant les lieux stratégiques des ruptures de charge que sont les incinérateurs et les garages que seuls « 6 % » des travailleurs sont parvenus à imposer leur message politique à l’ensemble de la ville et même au-delà, grâce aux médias. Au-delà de leur revendication politique, ils portent en eux une puissance d’agir qui réside sur leur maîtrise de l’environnement urbain et la perturbation qu’ils sont capables d’induire dans l’ordre écologique parisien. Leur lutte, comme leur travail, ne deviennent visibles que lorsqu’ils cessent de travailler.
Depuis une quinzaine de jours, les éboueurs rappellent ainsi que non seulement ils sont contre la réforme de la retraite portée par Elisabeth Borne, mais aussi que la ville de Paris n’est pas hors sol. Elle vit au quotidien grâce à leurs corps travaillants et grâce aux infrastructures, en banlieue, qui font disparaître les déchets.
Le travail des éboueurs parisiens n’est donc pas qu’esthétique ou écologique. Il est fondamentalement politique en cela qu’il leur confère le pouvoir d’agir sur la tranquillité sociale et écologique de la polis en même temps qu’il leur offre une tribune privilégiée lorsqu’ils rompent cette tranquillité. Les éboueurs sont des acteurs géopolitiques : ils peuvent en partie décider du devenir du territoire qui dépend de leur travail. Et leur pouvoir politique ne réside pas seulement dans le fait de décider de bloquer des flux. Les bacs des poubelles domestiques qui se retrouvent dans l’espace public participent de la construction matérielle de la colère des autres : les blocages de lycées ou d’universités se construisent grâce à ces bacs de poubelles, les sacs remplis de détritus deviennent la matière même de la lutte lorsqu’ils sont brûlés à l’occasion des manifestations. Volontairement ou non, la lutte des éboueurs participe à nourrir de façon organique la lutte de tous les autres.
La grève des éboueurs parisiens est une preuve supplémentaire du fait que le social, le politique et l’écologique sont étroitement liés. Nier le rôle politique des éboueurs revient à nier leur rôle écologique et inversement. S’ils interviennent dans le blocage ou la circulation des flux de matière en ville, leur part de responsabilité dans le niveau de saleté actuelle de la capitale est peut-être moins grande que ce que ne le laisse penser le traitement médiatique et politique de la « crise ». En effet, la discussion porte avant tout sur la politique et la réforme, sans considérer cette « crise des poubelles » comme fondamentalement écologique.
Déplacer la focale, penser l’amont et l’aval des déchets : qui est responsable de cette saleté ?
Le but premier de la grève actuelle des éboueurs est de rappeler l’opposition des travailleurs de la propreté à une réforme des retraites qui implique un allongement du temps d’exploitation de leurs corps malmenés. Mais, de manière implicite, cela oblige aussi les citadines et les citadins ainsi que les personnalités politiques à se positionner quant au « problème des déchets ». Quelle est l’origine de ces saletés ? À qui la faute ?
Anne Hidalgo et Gérald Darmanin se renvoient dos à dos la responsabilité de la malpropreté parisienne. Pour la première, c’est le projet de réforme des retraites porté par le gouvernement qui explique la situation. Pour le second, c’est l’incurie de la Mairie. Mais personne, parmi les politiques, ne mentionne de manière audible la responsabilité des producteurs de déchets ! Peu importe le bord politique, la discussion se déploie essentiellement autour de la temporalité de la disparition des déchets.
De très nombreuses recherches universitaires ont mis en exergue un paradoxe : les déchets sont omniprésents dans nos vies urbaines et, pourtant, ils demeurent en grande partie invisibles. Cette invisibilité est loin d’être fortuite, elle est le fait d’un processus délibéré et construit d’invisibilisation. Elle profite à des entreprises privées tout en reposant sur des sommes colossales d’argent public. En effet, les modes de vie contemporains sont fondés sur l’usage de matières non putrescibles comme le plastique, que l’on retrouve dans un grand nombre d’emballages de produits alimentaires ou cosmétiques. Ces emballages sont produits par des entreprises privées qui ne sont que très mollement contraintes de s’interroger sur le devenir des matières qu’elles génèrent. Après leur usage, ces matières devenues déchets sont alors prises en charge par d’autres entreprises privées qui œuvrent à leur « disparation »… aux frais de la puissance publique, tenue d’assurer la salubrité et la paisibilité de la vie urbaine.
En anglais, on désigne, par l’expression « Out of sight, out of mind » (« si l’on ne voit pas, on n’y pense pas »), la stratégie déployée par les acteurs des déchets pour séparer l’inséparable : les déchets et la surproduction/surconsommation. Si l’on peut acheter des marchandises suremballées en plastique partout dans Paris et à presque toute heure, le nettoyage et la collecte des déchets ont principalement lieu tôt le matin ou tard le soir, de manière à gêner le moins possible la vie économique. Les infrastructures qui permettent le traitement de ces déchets sont situées en périphérie des lieux principaux de consommation, et souvent méconnues. Quelle proportion de Parisiennes et de Parisiens est capable de situer les incinérateurs dont elles et ils dépendent ?
Si la question de la disparition des déchets fait l’objet de débats quotidiens et semble urgente à régler, personne ne semble s’intéresser à l’amont de la saleté : la surproduction de déchets évitables et l’échec des politiques de prévention déployées jusqu’alors, comme l’a justement écrit la philosophe Jeanne Guien, spécialiste du consumérisme et des déchets, sur sa page Twitter : « Quand le sage montre la lune (la surproduction, la surconsommation, la surexploitation des travailleur.ses) l’idiot regarde le doigt (l’éboueur en grève) ! » Contrairement à l’amont des déchets absent de la plupart des débats, un souci pour les conséquences et l’aval de cette saleté nourrit des discours de mauvaise foi qui visent avant tout à casser ce puissant mouvement social.
Les poubelles de Paris, entre inconfort et hypocrisie politique
De nombreux arguments visent à rendre cette grève illégitime au nom du « danger » que représenteraient ces poubelles pour la santé ou l’environnement. On peut douter de la sincérité du souci environnemental dans la bouche des tenants d’une majorité politique ayant été condamnée pour « inaction climatique » et dont les décisions ne permettent toujours pas de respecter les Accords de Paris. Si les déchets posent de si périlleux problèmes, pourquoi ne pas agir avec le même empressement pour leur disparition en amont, dans la production, plutôt qu’en aval, dans la gestion ?
De la même façon, Gérald Darmanin a notamment invoqué un impératif de « salubrité » pour justifier la mise au propre des espaces publics parisiens et la réquisition des agents municipaux. Or, l’insalubrité se définit comme « ce qui est nuisible à la santé ». Si les poubelles dans les rues de Paris impliquent un danger sanitaire, il demeure minime. Beaucoup de débats tournent autour des rats, mais leur présence à Paris ne date pas des quinze derniers jours : la grève les rend peut-être juste plus visibles.
Par ailleurs, si le rat peut effectivement transmettre certaines maladies aux humains en cas de morsure, les cas sont extrêmement rares car il est un animal craintif. On n’observe pas de pareil souci pour la santé des citadines et des citadins lors des pics de pollution aux particules fines… ou pour la santé des travailleurs de la propreté à qui la réforme impose de continuer leur pénible travail deux ans de plus. L’empressement à agir au nom de la santé semble donc être à géométrie variable.
Ainsi, cette crise prouve une fois de plus les liens inextricables entre écologie et politique. Manipuler l’environnement urbain reste un moyen très efficace pour les travailleurs de la propreté d’exprimer leur mécontentement en même temps qu’ils rappellent leur utilité écologique. On constate aisément la manière dont l’environnement, comme la santé, sont aussi manipulés dans les discours qui visent à casser l’un des mouvements de grève les plus à mêmes de peser sur la réforme des retraites… et d’amener potentiellement une remise en cause de nos modes de production et de consommation.