Écrire la mort dans l’espace de la vie : quelle place pour l’euthanasie ?
Les récents débats sur la fin de vie tendent à enfermer dans une alternative binaire, pour ou contre une aide active à mourir. Cette alternative s’incarne dans deux entreprises morales[1] dont l’une est le fait des soignants des soins palliatifs qui s’appuient sur la légitimité de la médecine à accompagner sereinement le patient ; l’autre est celle des défenseurs d’une aide active à mourir qui mettent en œuvre un droit à la liberté et à mourir dans la « dignité ».
Cette polarisation des échanges nous enferme dans un monde restreint et simplifié qui paralyse face à la radicalité et la violence des choix. Pourtant, derrière les discours portés par ces deux entreprises morales, la mort se décide au quotidien dans les services hospitaliers.
Qu’il s’agisse de la laisser venir ou de la donner, la mort doit pouvoir s’écrire dans les pratiques, dans les manières de faire et de dire. C’est la possibilité d’articuler ces décisions à un cadre de pratiques qui les rend possibles, sans quoi elles deviennent éminemment difficiles, lourdes et violentes pour les acteurs qui sont en prise avec elles. La difficulté semble alors moins liée au refus de transgression à l’égard du principe de sacralité de la vie qu’à la difficulté à inscrire cet acte dans les pratiques médicales des services hospitaliers.
En pratique, la distinction entre laisser venir la mort et la donner est ténue et repose largement sur une construction sociale qui vise à gommer l’intentionnalité de l’acte, pour en supporter le poids. Cependant, cette volonté de gommer et ignorer l’intentionnalité de l’acte ne sont pas aujourd’hui sans difficultés et sans charge morale pour les équipes médicales.
Pour en faire la démonstration, il nous faut d’abord revenir sur les décisions médicales de fin de vie en France – à partir d’un matériau d’enquête récolté au cours d’une dizaine d’années de recherches s’inscrivant dans le milieu hospitalier (de 2000 à 2012) – afin de porter un nouveau paradigme du mourir qui assume son intentionnalité.
La mort contre une promesse narrative
En France, depuis la loi Léonetti de 2005, il est possible de décider d’une limitation ou d’un arrêt des traitements chez les patients à condition qu’un échange collégial ait pu au préalable se tenir et dont il convient d’en laisser une trace dans le dossier médical du patient. La loi Claeys-Léonetti du 2 février 2016 est venue confirmer cette possibilité en l’étendant au recours à la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Le droit vient ainsi conscientiser la mort. Les avis recueillis, la nature et le sens des concertations ainsi que les motifs de la décision doivent être inscrits dans le dossier du patient pour en garder la traçabilité. C’est donc en échange d’une promesse narrative, pour reprendre l’expression de Dominique Memmi, que les décisions de fin de vie sont envisagées et autorisées. De même, Dominique Memmi soulignait également dans le cadre de la pratique de l’avortement l’obligation légale de se plier à certaines exigences narratives[2].
Cependant, les activités narratives autour de la mort ne sont pas réductibles à des activités scripturales visant à mettre en conformité un dossier médical avec les procédures réglementaires en vigueur. Le cadre procédural n’est pas à lui seul vecteur de construction d’une décision. Comme souvent, à côté de dispositifs procéduraux et institutionnels officiels, ce sont les pratiques organisatrices pourtant considérées comme secondaires du point de vue de la législation qui permettent de s’ajuster à ces cadres[3].
La construction sociale de la fin de vie
Dans une enquête publiée par l’INED en 2012 il avait été mis en évidence que pour près d’un décès sur deux survenu à l’hôpital (dans l’échantillon considéré), le médecin déclare avoir pris une décision médicale en ayant conscience qu’elle était susceptible d’abréger la vie du patient et 3 % des décès faisaient suite à un acte visant délibérément à mettre fin à la vie de la personne. Pourtant, l’intentionnalité de la mort est rarement racontée, prononcée, explicitée.
L’expression « c’est une fin de vie » est employée par le monde médical pour désigner la mort probable à venir ainsi que l’attitude à tenir consistant à ne pas réanimer le patient si son état venait à se dégrader, mais aussi à limiter certaines thérapeutiques ou gestes chirurgicaux et à en informer les familles[4]. La mort s’incarne dans une narration de la situation présentée comme inéluctable ou comme un « non-choix ».
Prenons l’exemple de M. V, âgé de 85 ans et dont le scanner, après sept jours d’hospitalisation, montre une augmentation de son hématome cérébral à la suite d’une chute survenue chez lui. Le patient est toujours très somnolent mais réveillable. En écoutant les résultats de l’IRM lors d’un staff médical, le chef de service réagit : « Bon, ce patient je crois que malheureusement, qu’il est en fin de vie. À 85 ans, avec les problèmes qu’il a ! Il s’aggrave. Avec l’hématome qui augmente toujours. Donc c’est un arrêt de tout, pas seulement de réanimation. À la fin, c’est une fin de vie. On arrête tout, on laisse juste la perfusion de morphine. On descope. »
La catégorie de « fin de vie » renvoie ainsi à une construction sociale du monde médical permettant de construire l’inéluctabilité. C’est en effet moins la mort imminente qui est taboue que l’intentionnalité de cette mort, la manière dont elle se présente à ceux qui la donnent et ceux qui en seront témoins[5].
La distanciation par rapport à l’intentionnalité de l’acte est obtenue dans la mise en scène du laisser-faire, du lâcher-prise. Donner la mort revient plutôt à donner à cette mort un maximum de possibilités de venir en interrompre le récit. La main de l’homme n’est présentée que comme abstention et suspension pour laisser une plus grande liberté à la « nature » dans l’écriture de la trajectoire de la vie.
Le langage des procédures
L’énoncé « c’est une fin de vie » doit ensuite trouver sa cohérence dans le langage de ses procédures ; de la « mise en acte » de la décision. Or, les décisions médicales de suspension ou d’arrêt des traitements ne sont pas toujours consensuelles. La mise à jour des divergences permet d’expliciter les fondements possibles de la discorde.
Le premier fondement de la discorde porte sur l’éthique des procédures. Un écart s’installe entre l’éthique du soin guidé par le fait de ne pas faire souffrir les patients et le dispositif prévu par la loi Claeys-Léonetti qui autorise l’abstention thérapeutique totale et interdit tout geste provoquant délibérément la mort. Il n’existe pas d’autres alternatives que de suspendre l’alimentation et l’hydratation.
Le procédé engendre un grand malaise au sein de l’équipe en raison, d’abord, d’un doute sur la souffrance que pourrait ressentir le patient. Ensuite, la souffrance vient aussi de la difficile acceptation du renoncement. Ainsi, lors de ce staff médical, quand l’interne indique que la décision « on arrête tout » prononcée par le chef de service est inscrite dans le dossier médical, les infirmières se questionnent. Une première infirmière s’étonne : « La sonde nasogastrique n’a pas été posée ? », signifiant par là-même que le patient n’est pas alimenté. Sa collègue fait alors remarquer : « C’est toujours le même problème ». L’interne rétorque alors : « Oui, mais pourquoi on mettrait une sonde si c’est une fin de vie ! ». Une troisième infirmière fait alors remarquer : « Une fin de vie, ce n’est pas d’être dénutri ! ». Et la cadre de santé de surenchérir : « On lui apporte quoi à ce patient ? Cela sert à quoi de laisser les gens comme ça ? ».
Au-delà de la décision, l’équipe infirmière porte alors le poids de l’ajustement dans la mise en œuvre. La mort qui ne se dit pas doit pourtant pouvoir s’écrire et se réciter dans des « manières de faire », dans des activités de travail (qui sont elles aussi possédées et délimitées par la voix). Sans quoi, au-delà de la souffrance, le déroulement des pratiques et les procédures viennent en retour contester les choix. Et il est évident que, dans le cadre de la législation actuelle, la suppression de l’hydratation et de la nutrition artificielle pour permettre à la mort d’advenir est une procédure d’une violence extrême tant pour les équipes que pour les familles (lorsque cette information leur est explicitement transmise).
Le récit de la preuve
Le deuxième fondement de la discorde vient de la concurrence entre le registre de la technique et celui de la clinique. Si la technique fait parler les corps, les corps eux-mêmes peuvent venir mettre en doute les conséquences attendues. Le récit prédictif d’une situation élaborée à partir des techniques est confronté au récit biologique du corps du patient qui se raconte au jour le jour. C’est-à-dire qu’il y a le savoir par la technique, mais aussi le savoir par la manière dont les corps répondent et se comportent face à un destin médical envisagé. Pour faire accord, technique et clinique semblent devoir constituer les deux faces d’une même médaille.
Le problème vient du fait que l’augmentation de la sédation, la suppression des antibiotiques qui laissent place à l’infection, sont autant d’actes qui viennent directement affecter l’état clinique du patient et construire les signes cliniques du mourant.
Lorsque l’état du patient n’est pas conforme aux signes cliniques du mourant, alors l’éthique des procédures semble être questionnée. Comme l’énoncé « fin de vie » se formule en des termes biologiques, physiologiques, les pratiques ne peuvent trouver leur cohérence et leur légitimité que sur ce registre. Si « ne plus faire » ne devient acceptable que lorsque l’état du patient se conforme aux signes cliniques du « mourant » il y a tout intérêt à favoriser les conditions pour les mettre en scène.
De même, la possibilité d’une aide active à mourir ne pourra pas reposer uniquement sur la délimitation d’une catégorie médicale quand bien même elle serait attestée par des résultats d’examens, dans la mesure où la preuve se construit aussi socialement. L’éthique des procédures ne peut être totalement séparée de son argumentatif moral qui se construit indubitablement dans une intentionnalité, notamment à partir de ce que voudrait le patient ou sa famille.
Les circonvolutions
Les pratiques narratives permettent d’assumer la décision de vie et de mort, mais aussi d’y introduire la variabilité nécessaire aux ajustements et aléas. Dans cette capacité des pratiques narratives à décrire autant qu’à proposer, les acteurs sont ainsi en mesure de se soustraire à une seule et même rationalité éthique[6] ou scientifique pour envisager différentes modalités d’aménagement, d’emprise sur la trajectoire médicale des patients.
Les circonvolutions du récit tiennent, certes, à la confrontation à l’évolution biologique du corps du patient qui se raconte au jour le jour, mais aussi à la manière dont l’ensemble des acteurs est susceptible de mobiliser et d’utiliser différents vecteurs narratifs, tels que la temporalité du récit qui conduit à sortir du « faire » au jour le jour pour adopter une posture de réflexivité. Ainsi, dans le cas de M. V, il est finalement décidé d’appeler le médecin des soins palliatifs qui suggère d’alimenter le patient « en mouliné et en eau gélifiée ». La pratique vient alors remettre en cause la décision et le chef de Clinique de s’étonner : « Faudrait qu’on se mette d’accord parce que là, il est toujours sous morphine ». La remarque déclenche des rires contenus et une réflexion de la part d’une infirmière : « Il a ressuscité ? Il est plus en fin de vie ? »
Le récit se transforme ainsi en un récit tragi-comique : « il est ressuscité ». Autrement dit, gommer l’intentionnalité de donner la mort permet non seulement de s’émanciper du poids de la décision, mais aussi de laisser la place à différents narrateurs appartenant à des spécialités médicales différentes, les actions narratives permettent un certain nombre de circonvolutions, c’est-à-dire qu’elles peuvent autoriser certaines pratiques pour ensuite en envisager d’autres qui paraissent tout autant légitimes. Autrement dit, assumer l’intentionnalité de la mort équivaut semble-t-il à limiter le nombre de narrateurs possibles. À moins que l’issue ne soit d’entrevoir la possibilité de changer radicalement de narrateur, auquel cas ce renversement des frontières en faveur du monde profane inviterait à réfléchir aux possibilités d’aménagement de ponts avec le monde médical.
Le consentement à la décision
La reconnaissance par l’équipe médicale d’une personne en « fin de vie » est généralement suivie d’une nouvelle intention : « il faut voir la famille ». Le « faire mourir » est changé peu à peu en action narrative conformément à une obligation morale, mais aussi légale.
La parole est alors ce qui sert de pont avec l’extérieur du monde hospitalier. Pour les proches, la narration est ce qui permet d’une certaine manière de franchir non seulement les murs du milieu hospitalier, pour comprendre « ce qui se passe » au temps présent, mais aussi faire comprendre à l’équipe médicale ce qu’était le patient au temps passé : « racontez-moi cette personne. Quelle était sa vie d’avant ? ». Parfois, ce sont les familles qui prennent les devants « Il n’aurait pas voulu cela ». Ce sont les souvenirs et la mémoire qui sont alors mobilisés pour venir écrire le récit du futur et qui viennent habiter l’espace du service hospitalier. Ce sont aussi les éventuelles directives anticipées laissées par le patient qui sont rapportées dans les échanges entre le médecin et les proches.
Le récit présente néanmoins un caractère ambigu ; s’il soude, il est aussi celui qui oppose, qui laisse à l’écart[7]. Ainsi, dans l’espace narratif en construction, il est parfois laissé très peu de place au récit des proches. La formule d’annonce de la mort imminente peut être qualifiée de « mort naturelle » : le médecin annonce que le patient, très malade, va décéder de sa pathologie, mais qu’il sera accompagné et ne souffrira pas[8]. En empruntant ce schéma d’annonce, l’intentionnalité de la mort est cachée et coupe court à toute possibilité de participation des familles et des proches à la décision.
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Si le débat sur la fin de vie repose essentiellement sur des arguments idéologiques, les pratiques ne se déduisent pas automatiquement et mécaniquement de l’idéologie. Un détour par les services hospitaliers nous permet de mettre en évidence le poids de l’énergie dépensée à vouloir construire l’inéluctabilité de la mort quand nous aurions peut-être tous à gagner à assumer son intentionnalité. En ce sens, la possibilité de recourir à l’euthanasie ou à une aide active à mourir doterait non seulement les malades de plus de droits mais viendrait aussi soutenir la cohérence des processus décisionnels de fin de vie.