Économie

L’incomplétude économique face à la catastrophe écologique qui vient

Philosophe

Accepter les politiques néolibérales qui confèrent la priorité à nos décisions d’agents économiques par rapport à nos décisions civiques va de pair avec l’erreur qui consiste à occulter les biens communs et à accorder une protection fondamentale à la propriété privée et à toutes les libertés économiques supposées y être contenues.

Depuis la crise du Covid et la prise de conscience de la catastrophe écologique qui se profile, la prise de conscience de l’incomplétude du système économique se renforce. On nous promet une croissance verte, c’est-à-dire une solution économique aux problèmes que l’économie a produits, mais, à l’évidence, l’économie de marché ne suffit pas à prendre en charge tous les désordres dont elle est la cause. C’est ce que je désigne par l’idée d’une incomplétude de l’économie qui nécessite un cadre extérieur pour se développer d’une façon satisfaisante sur le plan collectif et de long terme.

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Les économistes néolibéraux ont pu défendre, au contraire, qu’une fois les droits de propriété définis, le marché alloue les ressources de façon optimale. C’est une formulation simplifiée et généralisée de ce que l’on désigne sous le nom théorème de Coase (qu’il appliquait au cas spécifique des externalités) tel que formulé dans l’article de 1960 « The Problem of Social Cost ». Depuis longtemps des économistes comme Stiglitz, par exemple, ont insisté sur les défaillances du marché qui montrent que ce dernier n’est pas toujours optimal pour des raisons qui tiennent à sa structure propre, comme les asymétries de l’information.

J’aimerais très légèrement décaler la discussion de l’économie de marché en me penchant sur ce que je propose d’appeler son incomplétude. Les coûts environnementaux liés à la pollution sont des éléments qui appartiennent bien à la théorie économique (au sens où l’on peut les formuler dans des termes économiques de coûts, de dépenses, de budgets). Mais, malgré cela, ils ne peuvent être traités complètement en son sein parce que les prendre en charge suppose l’introduction d’éléments exogènes comme des considérations politiques portant sur le temps long et la gestion des biens communs.

Mais essayons de comprendre ce qui peut motiver l’économiste néolibéral à croire que l’économie de marché offre un système complet, suffisant et capable de conduire seul au bien commun bien plus efficacement que toute forme d’interventionnisme politique. Pour cela, je propose d’examiner la thèse de certains économistes sur le fondement économique du droit de propriété et son lien avec le bien commun. Ces économistes ont voulu démontrer que, dans certaines circonstances (correspondant aux situations contemporaines de rareté), un système économique doté de droits de propriété serait plus efficient qu’un système économique qui ne le serait pas.

L’efficience désigne alors la caractéristique d’un système qui, pour améliorer la position des uns, ne détériore pas celle des autres. Par exemple, est inefficient un système dans lequel pour enrichir les pauvres, on volerait les riches. En revanche, un système dans lequel les pauvres recevraient volontairement de quoi vivre de la part des riches par exemple en leur vendant leur force de travail serait efficient. Il améliorerait conjointement la position des pauvres et celles des riches. Et c’est précisément ce que fait un marché fondé sur les droits de propriété. Inversement, la justice sociale imposée d’en haut par le pouvoir politique jouerait trop souvent les Robin des bois améliorant la situation des pauvres en détériorant celle des plus riches.

Dans un singulier renversement, la définition des droits de propriété est présentée comme constitutive du bien commun.

Comme le marché est fondé sur des contrats auxquels les individus consentent parce qu’ils améliorent leur utilité alors, une fois les droits de propriété définis, il serait plus efficace pour allouer les ressources que toute autre forme d’économie dirigée ou d’interventionnisme étatique. L’État n’aurait donc qu’à garantir les droits de propriété, les contrats et un système économique d’échange obéissant à une concurrence libre et non faussée. C’est cette nouvelle fonction de l’État que, depuis Foucault, on interprète comme caractéristique du néolibéralisme. Or, c’est bien là le problème, si l’Etat se réduit à prendre en charge la structure qui garantit le libre usage des biens privés que deviennent les biens communs ?

Les biens communs sont alors pensés comme un appendice des transactions privées. Et, dans un singulier renversement, la définition des droits de propriété est présentée comme constitutive du bien commun. Ainsi, les économistes (qui ne représentent pas le tout des économistes) dont je parle ont précisément tâché de montrer qu’un système fondé sur les droits de propriété est, dans certaines situations, plus efficient qu’un système dans lequel ceux-ci n’existeraient pas. Le principal argument de ces théoriciens consiste à affirmer que l’introduction de la propriété permettrait d’internaliser les externalités. C’est notamment ce que défend Demsetz dans un article de 1967 (« Toward a Theory of Property Rights »). Cette thèse a une signification finalement assez intuitive.

On appelle externalité un coût ou un avantage qui ne fait pas l’objet d’un contrat, c’est-à-dire qui serait imposé de façon non-consensuelle à un ou plusieurs autres membres de la société. Demsetz prend l’exemple de la chasse au castor au XVIIIe siècle quand le commerce des peaux s’est développé. Avant que ce ne soit le cas, le fait qu’un individu tue un castor pour sa nourriture et ses vêtements n’avait aucun coût pour les autres dans la mesure où il restait un nombre de castors suffisant pour que cela ne représente pas un préjudice.

Mais dès que chasser le castor est devenu un moyen de s’enrichir, le nombre des chasseurs a augmenté ainsi que le nombre de castors chassés par individu (chasser plus que de besoin a alors eu une utilité pour le commerce). Dès lors, chaque unité de castor de plus qu’un individu prenait au cheptel commun au-delà de ses besoins constituait une perte pour les autres et un risque d’épuisement des ressources naturelles. C’est alors que les populations amérindiennes auraient eu l’idée d’instituer des territoires de chasse de sorte que chaque unité de castor prélevée par un chasseur induisît une perte pour lui seul (réduisant son propre cheptel de castors sans porter préjudice aux stocks de castors des autres).

Ainsi, grâce à la propriété des territoires de chasse, on se sortirait d’une tragédie : les pertes seraient internalisées et la population de rongeurs serait mieux gérée. L’introduction du droit de propriété serait alors un bien commun au sens où elle serait mutuellement bénéfique à tous. On voit ici, de façon manifeste, la conjonction entre propriété, efficience économique, gestion raisonné des ressources naturelles et donc ordre satisfaisant. C’est cette intuition qui a conduit certaines grandes organisations internationales comme la Banque Mondiale, par exemple, à favoriser la privatisation du foncier ou de la gestion des eaux dans les pays en développement avec l’idée selon laquelle la propriété et le marché conduirait à une gestion durable des ressources tout en assurant un développement économique favorable à tous.

L’économiste Buchanan (The Limits of Liberty: Between Anarchy and Leviathan, 1975), prix de la Banque de Suède en 1986, propose une approche contractualiste sur la base de l’intuition de Demsetz à travers sa théorie du contrat constitutionnel. Si l’objet du contrat social est classiquement le bien commun et que celui-ci peut être réduit, comme le propose Buchanan, au calcul économique alors il n’y a plus aucune indépendance de la question du bien commun par rapport à celui des transactions économiques. En effet, pour Buchanan, les individus aux prises avec la communauté des biens, feraient rapidement le calcul selon lequel il vaudrait la peine d’accepter l’introduction des droits de propriété pour protéger ce qu’il appelle « la distribution naturelle » des ressources (c’est-à-dire la distribution antérieure au contrat constitutionnel) plutôt que de rester dans une situation de non-droit en vue d’éviter d’avoir à payer toute une série de frais liés à la protection des possessions toujours mise au péril de la prédation d’autrui. Certes, la définition des droits de propriété implique de ne plus prendre sans son consentement le bien de son voisin et peut-être de financer des institutions juridiques et policières.

Mais le coût restera toujours inférieur à celui induit par la communauté des biens ou par l’absence de droits de propriété. Cela conduit naturellement tous les membres de la société à accepter l’introduction des droits de propriété par un contrat social qui est en même temps et peut-être avant tout un contrat de nature économique car pensé sous l’angle de l’efficience. Voici comment on parvient à penser les bases d’un ordre mutuellement bénéfique fondé sur la définition préalable des droits de propriété faisant l’objet d’un contrat social raisonnable et que j’appelle l’ordre propriétaire ou l’ordre par la propriété. Au contraire donc de la généalogie du droit rousseauiste, dans le cadre que se donne Buchanan, le droit de propriété ne fait pas l’objet de contestations fondamentales en raison des inégalités qu’il permet et renforce, mais il ferait l’objet d’un accord fondé sur l’intérêt bien compris des partenaires.

Ainsi, la définition de la propriété obéirait à l’idéal d’optimalité économique, rendant possible les échanges marchands et donc un système allouant, lui-même, les ressources de façon efficiente, sur le modèle de contrats mutuellement avantageux. On obtiendrait donc un système de coordination harmonieuse des intérêts apparemment sans faille fondé sur la capacité autorégulatrice du droit de propriété.

C’est précisément là que le bât blesse. Un auteur comme Hardin dans un important article de 1968 « La tragédie des communs » montre que ce modèle aux apparences de complétude et de perfection présente, en réalité, une lacune à l’endroit de la pollution et donc de la préservation des biens communs environnementaux. Ainsi le coût environnemental de nos activités quotidiennes semble pouvoir être traduit dans les termes de l’économie et donc être considéré comme appartenant au système économique c’est ce que montrent les évaluations diverses des coûts de la pollution, les taxes carbones, etc. Pourtant, pour Hardin le problème de la pollution ne peut être réglé par l’économie de marché mais suppose l’intervention de l’État. L’économie de marché serait donc incomplète car incapable de résoudre tous les problèmes qu’elle permet pourtant de poser (et dont elle est en grande partie responsable).

Coase quelques années avant l’article de Hardin avait pourtant tenté de montrer que le marché devrait pouvoir régler de façon plus efficiente ce qu’il a indirectement produit en créant de nouveaux marchés. Il estime que, pour une externalité donnée, si les droits de propriété sont bien définis et que les coûts de transaction sont nuls, le marché, parvient par la négociation des parties prenantes, à trouver une solution efficiente. Les externalités négatives ne seraient donc pas des défaillances du marché. Elles devraient pouvoir être réintégrées dans l’ordre normal de l’économie. Si mon voisin me gène avec sa tondeuse, je peux toujours m’entendre avec lui pour voir quel prix il serait prêt à accepter pour cesser ses nuisances. Il y aurait là l’occasion de nouveaux marchés liés à l’achat de droits à vivre dans des environnements dénués de pollution.

Les politiques publiques environnementales révèlent que le système économique est incomplet.

En dehors du fait qu’il peut sembler étrange de faire payer celui qui subit un préjudice, on s’imagine aussi que les coûts de transactions risquent d’être dissuasifs quand il s’agit non plus d’empêcher un voisin de tondre au mauvais moment mais de lutter contre les nuisances sonores d’un aéroport ou contre les rejets industriels dans un cours d’eau. Ainsi, dans bien des cas, les coûts de transaction ne sont pas nuls et un grand nombre de personnes sont affectées par l’externalité de sorte que l’externalité négative apparaît comme un bien commun négatif qui relèverait davantage d’une question démocratique que d’une transaction privée sur un marché. En réalité, la solution de Coase est très peu réaliste.

Les politiques publiques environnementales révèlent que le système économique est incomplet. Aussi pour traiter les coûts environnementaux indirects liés à l’usage de ce qui nous appartient, l’Etat est nécessairement conduit à intervenir sur l’ordre propriétaire sur la base de considérations non économiques mais portant sur les biens communs et le temps long. Pour prendre en charge la question environnementale, il a le choix soit d’accepter le marché et le libre usage des droits de propriété. Dans ce cas, il peut soit décider d’inciter les agents économiques à se comporter autrement qu’ils ne le font spontanément en faisant en sorte qu’ils agissent dans leurs transactions privées en fonction d’enjeux environnementaux collectifs de long terme (c’est dans ce sens que vont toutes les aides visant à la rénovation des passoires thermiques, à l’acquisition de véhicules réduisant les émissions de carbone…). Sinon, il peut décider de prendre en charge la préservation des biens communs en imposant des restrictions contraignantes aux droits de propriété.

Il me semble que seule la deuxième voie est compatible avec la prise en compte des biens communs comme tels.

La substitution néolibérale du lexique de la propriété et des marchés à celle du bien commun n’est pas anodine. La question des biens communs induit en effet nécessairement un enjeu démocratique risquant de perturber les équilibres marchands. Ainsi – c’est ce que montrent bien les critiques qui sont adressées à la démocratie par l’école du Public Choice dont Buchanan – les économistes néolibéraux ont bien des difficultés avec cette notion de bien commun puisqu’une telle catégorie est irréductible aux transactions marchandes mais suppose la délibération de tous les usagers, délibération nécessairement sous-optimale puisqu’une majorité a alors le pouvoir d’imposer son choix à une minorité qui doit accepter que sa situation soit détériorée pour que celle de la majorité soit améliorée.

En effet, au contraire des biens privés que l’on échange de gré à gré par des transactions mutuellement satisfaisantes et que l’on gère individuellement, les biens communs sont essentiellement partagés et ne peuvent être gérés que de façon démocratique en sollicitant l’avis de tous leurs usagers. Ceux-ci ne se posent plus alors la question de leurs besoins isolés et de court terme mais bien la question de la préservation d’un bien collectif dans le temps long. Il s’agit alors non pas de transactions marchandes mais de délibérations démocratiques qui s’appuient sur d’autres bases que les choix économiques et ne donnent lieu à aucune transaction marchande mais plutôt à des exigences civiques s’imposant à tous dans la forme de contraintes et d’obligations et tendant donc à diminuer l’utilité immédiate de tous.

En effet, la solution néolibérale consiste non pas à traiter les biens communs comme des biens communs, mais comme des réalités touchées indirectement par l’usage que nous faisons de nos biens privés de sorte que si les usagers des biens communs souhaitent qu’ils soient pris en charge autrement ils n’ont alors qu’à changer leurs choix de consommateurs ou, plus généralement, leurs choix économiques car, in fine, ce sont eux qui sont à l’origine de l’ordre économique. C’est ce que l’on a coutume d’appeler la « démocratie de consommateurs », celle-ci est la démocratie des biens privés opérant sur les transactions privées.

Ainsi, si les consommateurs veulent préserver la planète, ils devraient consommer éthique, s’ils veulent éviter les licenciements et la délocalisation, les consommateurs sont invités à acheter français… Or, j’insiste sur le fait qu’il y a une différence fondamentale entre l’agent économique qui fait des choix à court terme fondés sur des considérations domestiques de gestion privée et le citoyen qui cherche à prendre en charge les biens communs dans des considérations de long terme. Là où la soi-disant démocratie de consommateurs prend en charge les biens privés, la démocratie politique seule s’attache aux biens communs et fédère des collectifs autour de leur prise en charge.

Le fait que nous ayons accepté les politiques néolibérales qui confèrent une telle priorité à nos décisions d’agents économiques par rapport à nos décisions civiques va de pair avec l’erreur qui consiste à occulter les biens communs et à accorder une protection fondamentale à la propriété privée et à toutes les libertés économiques supposées y être contenues. Or, si au contraire comme je le propose, nous partions du fait de la copossession du monde qui désigne le fait que les ressources composent un monde commun dans lequel nous sommes pris et par l’usage duquel nous sommes tous potentiellement affectés, ce serait un moyen de définir les droits des propriétaires à partir de la question des biens communs au lieu de penser les biens communs comme un appendice des questions économiques.

Partir de la copossession du monde, qui n’est pas une situation juridique mais une situation de fait, est le seul moyen de penser les conditions à partir desquels un droit de propriété peut être considéré comme un droit, c’est-à-dire ressaisi dans des considérations démocratiques qui en rendent l’usage acceptable par tous. Au lieu de partir de la propriété pour en penser les limites, il s’agit de changer de paradigme et de penser le commun avant le propre ou plutôt le propre comme une modalité du commun.

Comme l’économie néolibérale est incapable de penser les biens communs autrement que réduits à des transactions privées ou aux effets indirects de ces transactions, elle est condamnée à remettre le soin des biens communs dans les mains de quelqu’un qui n’a pas les moyens de les prendre en charge : l’agent économique, le consommateur qui, en bout de chaîne, serait responsable de tout le système de production par les choix qui sont les siens. Or il me semble que la prise en charge des biens communs ne peut s’opérer qu’au niveau civique et donc politique et ne peut se faire que par la contrainte exercée au nom du « moi » citoyen et gardien des biens communs exercée sur le moi consumériste gardien des biens privés.

Par conséquent, la tension qui nous travaille tous et qui oppose en nous-mêmes notre moi consumériste et notre moi civique ne peut être surmontée que par un dispositif qui nous force individuellement à rendre nos actes d’achat compatibles avec nos exigences civiques et, pour ce faire, l’on n’a jamais trouvé un autre moyen pour que tout le monde arrête en même temps de faire une même chose (y compris soi-même quand on est confronté à ses propres faiblesses de volonté), c’est la loi et la contrainte publique.

Le marché ne pourra jamais réparer le mal qu’il a créé, le consommateur ne sera jamais à la hauteur des attentes du citoyen, pour que l’un se mette à la hauteur de l’autre, il convient que le citoyen impose, par la loi (qui sous un certain point de vue est la sienne), sa volonté au moi faible qu’il est aussi. Cela ne veut rien dire d’autre sinon que l’économie est incomplète et qu’il ne faut pas en espérer plus que ce qu’elle peut fournir : la satisfaction immédiate de l’agent économique. En ce qui concerne les biens communs, c’est à la démocratie et au citoyen de statuer.

NDLR : Pierre Crétois vient de publier La copossession du monde. Vers la fin de l’ordre propriétaire aux éditions Amsterdam


Pierre Crétois

Philosophe, maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne

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