Crise politique ou démocratie évidée ?
La conjoncture sociale et politique est éclairante sur ce qui se joue dans la confrontation entre opposants à la réforme des retraites et gouvernement. Pas besoin de la victoire électorale d’une extrême droite vindicative pour dénaturer les valeurs, les idées et les pratiques constitutives d’une société démocratique et faire perdre à cette utopie émancipatrice tout son sens libérateur.
Il suffit de laisser agir les élites au pouvoir actuelles. Si la situation présente est déplorable, on peut lui reconnaître néanmoins une vertu : celle de livrer au grand jour ce qui reste habituellement tacite (enfin de moins en moins depuis 2007 et la présidence Sarkozy qui a tout d’un précédent inspirant) et de déciller les yeux sur ce à quoi et à qui l’on a affaire depuis 2017 et l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Il ne s’agit plus de « haine de la démocratie » ou « d’ignorance sociale » comme certains l’affirment, mais d’une profonde indifférence à l’égard du sort de tous ceux (c’est-à-dire la quasi-totalité des groupes sociaux) qui n’appartiennent pas à l’entre-soi mondain du pôle économique des fractions hautes des classes supérieures.
« Bien nommer les choses est le préalable indispensable pour conjurer le pire » écrit Michael Foessel dans son ouvrage Récidive : 1938 dans lequel il suit l’idée d’une analogie entre cette fin des années 1930 et la période actuelle avec « le sentiment tenace qu’il y a des revenants dans l’histoire ». Des revenants qui, hélas, n’ont rien de comiques à l’inverse de ce que pouvait en penser Marx (pour une fois il n’avait pas tout à fait raison).
L’antidémocratisme, pour ne pas dire plus, s’affiche au plus haut niveau de l’État et de son entourage technocratique et politique sans qu’il y ait nécessité d’un « populisme » vulgaire et sans grande vision philosophique. Il n’est pas sûr ainsi qu’il y ait aujourd’hui une crise politique ou alors elle n’est pas située là où on le pense. Mais qu’il y ait un scandale démocratique, cela n’est plus seulement une dénonciation indignée : cela devient une réalité bien fondée qui ne laisse pas présager des « jours heureux » prochains.
Ainsi, avant de réfléchir aux issues possibles à la situation actuelle, sans doute faut-il d’abord s’interroger sur ce qui est exactement arrivé depuis plusieurs mois et ce qui est en train de se passer. Affirmer d’emblée qu’il y a crise est dangereux ; le mot est galvaudé et risque de masquer davantage que désigner des phénomènes précis dont la conjonction crée problème. L’effervescence des interprétations sur la situation présente (crise politique ? impasse ? blocage ?) montre d’une part qu’il y a incertitude sur ce qui est en jeu et d’autre part qu’il y a désaccord sur la définition à tenir (et implicitement sur les lignes de conduites à adopter). Il est vrai que l’histoire n’est pas finie et qu’il y a lutte pour en contrôler le cours. Admettons pourtant l’usage du mot pour l’instant.
À entendre les prises de positions et observer les attitudes des différents protagonistes du conflit (gouvernement, élus, syndicats, manifestants et grévistes), si incertitude ou crise il y a, elle ne se situe pas du côté du gouvernement pour le moment, mais plutôt du côté des oppositions à la réforme des retraites. Que faire pour obtenir gain de cause ? Là aussi les solutions se cherchent. Rencontrer la Première ministre ? Miser sur le Conseil constitutionnel pour supprimer les dispositions concernant l’âge de départ à la retraite ? Faire pression en multipliant les grandes manifestations ? Lancer une grève, une grève reconductible ? Trouver une « voie de sortie pour Macron » ? Entreprendre une révolution ?
Leur incertitude – et le désarroi qui l’accompagne – résulte des succès mêmes des actions menées jusqu’à présent et non d’un échec. Des succès spectaculaires à répétitions et sans doute inattendus par leur ampleur. Alliance solide jusque-là de tous les syndicats (une intersyndicale rarement soudée aussi fermement) ; grèves bien suivies sur une journée ; nombre de manifestants exponentiel et qui dépasse celui – servant de jauge difficile à atteindre – de décembre 1995 ; soutien indéfectible d’une « opinion publique » alors qu’elle joue le plus souvent le rôle d’excellent argument réactionnaire contre des contestataires (plus de 6/10 Français approuvent la mobilisation avec des pointes à 74 % chez les moins de 35 ans, 85 % chez les salariés du public, 64 % chez les cadres et les indépendants, 8/10 jugeant la réforme injuste, 3/4 étant favorables à la censure du gouvernement).
Les journalistes ont d’ailleurs salué et insisté sur tous ces points : là aussi c’est plutôt inattendu et important, mais fragile. Le comptage lassant et rengaine des manifestants et grévistes qu’ils effectuent pour évaluer la force de l’adhésion au rejet de la réforme – et qui sert très souvent de seul et pauvre critère pour analyser ce qui se passe – rend réversible leur « bon » jugement si peu que les mobilisations fléchissent, et ce d’autant plus qu’il n’est pas certain que leur évaluation n’ait pas été contrainte. Il y a fort à parier au vu de leurs réticences précédentes à contrarier le gouvernement (voir leur long silence sur les violences policières et l’usage d’une force démesurée contre des manifestants ou de simples citoyens avec un nombre effroyable de blessés, mutilés et de décès) qu’ils aient dû lutter contre eux-mêmes et leur propre inclination pour reconnaître quelques réussites au mouvement social. Ne commence-t-on pas à évoquer les divisions à gauche, les clivages idéologiques qui la divisent, la montée supposée des votes RN ? Formidables succès donc et pourtant…rien : refus de rediscuter du fond de la réforme, mise en doute de l’ampleur du mouvement social. Une telle fermeture à toutes négociations (Emmanuel Macron voulant bien rencontrer les syndicats, mais une fois la loi adoptée après le verdict du Conseil constitutionnel rendu, c’est-à-dire quand il n’y a plus rien à discuter) s’inscrit dans le droit fil des réactions aux épisodes contestataires antérieurs depuis les années 2000 et de l’attitude prise depuis 2017.
Si, en 1995, le gouvernement Juppé retire, partiellement, son « plan » sur la sécurité sociale et les retraites, depuis et quelle que soit la hauteur des mobilisations protestataires (contre la réforme des retraites déjà en 2003, contre la réforme de l’université en 2007, contre le CPE – contrat première embauche – en 2006, contre la loi Travail en 2016, contre la réforme des retraites en 2019), la seule réaction des gouvernements en place, de gauche comme de droite, est le silence et la répression policière. Le gouvernement d’Elisabeth Borne n’apparaît pas ainsi directement ébranlé et continue sa routine : convention citoyenne qui ne sert à rien (voir celle sur l’environnement) ; conférences du Président Macron dans le vide (au JT de 13h00 sur TF1 quand personne ne peut l’écouter) et à Savines-le-Lac sur le « plan eau » sans envergure écologique, voyage en Chine pour s’entretenir avec le président Xi Jinping et l’inciter, selon les journalistes, à condamner l’intervention en Ukraine (stratégie ratée bien sûr comme il en a été avec Poutine supposé avoir assuré qu’il ne ciblerait pas des civils[1]), caractères « erronés », pour rester dans l’euphémisme du Conseil d’État, des propos du ministre de l’Intérieur et de beaucoup de ses collègues (mensonges ou incompétence, on a du mal à partager parfois), lancement de la police contre les manifestants de gauche…
Sans étonnement, les actions de l’extrême droite qui gagnent en importance incontrôlée sont ignorées, les diatribes de plus en plus violentes contre les oppositions de gauche et notamment La France insoumise (une « ultra gauche » qui s’attaquerait aux institutions, une Lotta Continua « meurtrière » comme celle qui agissait en Italie dans les années 1970-1980…) se multiplient quand la plus grande discrétion règne sur le parti lepéniste et sur les LR (les Républicains) devenus des alliés acceptables et recherchés.
Être minoritaire dans les urnes, au Parlement, dans l’opinion, dans la rue oblige à quelques souplesses éthiques et idéologiques. Pourtant, faut-il le signaler ? Le groupe parlementaire LR se situe aujourd’hui « radicalement » à droite voisinant avec les idées du RN, mais il s’agit d’une « droite républicaine » est-il rappelé avec laquelle les tractations et reprises d’idées sont possibles et autorisées. Toutes ces conduites un rien déplacées pour un gouvernement de « ni droite ni gauche » et invoquant une « République exemplaire » sont noyées dans une rhétorique grandiloquente avec des envolées lyriques sur La France pays des Droits de l’Homme, la liberté, la légitimité, l’histoire cachant bigrement mal « le cabotinage pseudo-érudit de responsables politiques en mal d’arguments pour justifier les dérives répressives de la République » selon les mots de la regrettée et clairvoyante Catherine Colliot-Thélène et l’alignement sans complexe sur les idées réactionnaires d’une extrême droite devenue « populiste » et donc « défascisée » et fréquentable[2]. Ici pas de crise, le gouvernement « tient », pas d’affaissement de la séparation entre secteurs de l’État, pour reprendre le politiste Michel Dobry[3], pas de « lâchages » de soutiens (dans le monde économique, dans le monde politique, journalistique…).
L’erreur est sans doute là : croire encore à cette vieille règle démocratique, raisonner à partir du passé et méconnaître la « nouveauté » des gouvernements Macron depuis 2017.
La déclaration récente d’Elisabeth Borne appelant « à une période de convalescence » après la réforme des retraites serait le signe d’un « froid » ou d’un « désaccord » avec le président Macron. Il est permis d’en douter. On ne sait pas très bien à qui elle s’adresse : aux manifestants qui devraient s’arrêter de défiler dans la rue et de protester ou à son gouvernement qui devrait cesser les attaques contre la population mobilisée. Il vient d’ailleurs juste après avoir refusé toute discussion avec les syndicats sur le fonds de la réforme. Le propos fait ensuite diversion et occupe les « unes » pendant que des sujets bien plus préoccupants sont ignorés : l’état de délabrement du service public, des établissements de soins, des universités, des logements pour les plus précaires qui fait ressembler la France à une société du Tiers-monde, les affaires de conflits d’intérêts, la confusion entre fonds publics et biens privés, le contrôle exact de la police par le ministre de l’Intérieur, le retour du nucléaire dans une version écologique étonnante… Enfin, tout comme les autres ministres et députés Renaissance, Elisabeth Borne ne doit sa position qu’à Emmanuel Macron et serait restée bien invisible sans lui. Ce qui ne prédispose pas à la distanciation ou au simple avis personnel…
Si situation critique il y a, c’est ainsi du côté des opposants à la réforme et ce d’autant plus peut-être qu’ils raisonnent sur les précédents passés voulant à leurs yeux que les gouvernements soient à l’écoute des opinions mobilisées et négocient avec leurs porte-parole des solutions apaisantes quand le nombre y est (1986 et 1995 sont là pour leur rappeler que la victoire est possible). L’erreur est sans doute là : croire encore à cette vieille règle démocratique aujourd’hui remisée au placard des archaïsmes dépassés, raisonner à partir du passé et méconnaître la « nouveauté » des gouvernements Macron depuis 2017. Or, à examiner leur recrutement social et politique, leur entourage et leur ligne de conduite, on peut dire qu’ils incarnent la figure la plus offensive (la plus avancée car la moins intégrée réellement au milieu de la très haute bourgeoisie économique ?) du néolibéralisme dans sa double face, sociale et disciplinaire selon les mots de Michel Foucault à propos de la « biopolitique » du néolibéralisme : politique affichée de lutte contre les protections sociales de toutes sortes et politique sécuritaire brutale visant à faire consentir de force la population aux seuls intérêts des puissants.
Ici la crise n’est pas une entrave ou une complication. Bien au contraire, ce type de gouvernement s’appuie sur la crise – celle que traversent les autres – voire la crée pour se renforcer et radicaliser ses positions[4] quoi qu’il « en coûte » notamment pour les plus fragiles, le « populaire » ou le « peuple » étant à la fois des réalités stigmatisées et des mots réprouvés. Il le fait en empruntant un langage « truqué » où les mots sont dévoyés et perdent leur sens commun, empêchant les débats, vidant l’espace public de toute délibération et d’échanges critiques et l’encombrant de clichés colonisant les esprits, faisant perdre peu à peu tous les attributs démocratiques à la société : outre la morgue sociale sans « filtre » doublée de la certitude d’avoir le bon sens raisonnable avec soi, accroissement des inégalités économiques et sociales, rabaissement et humiliation des plus pauvres (surveillés, contrôlés, sanctionnés), citoyenneté politique fondée sur l’exclusion, la passivité et la résignation de tous comme en témoignent les abstentions records, le contrôle hostile de toute participation à la vie civique (associative, syndicale, électorale), les menaces et intimidations envers les récalcitrants, l’imposition d’un ordre policier comme unique solution aux désordres sociaux (voir également les politiques violentes contre les migrants).
S’opère un évidement inquiétant de la démocratie (où les institutions sont certes conservées, on n’est pas en dictature n’est-ce pas, mais vidées de leur force de contre-pouvoir) avec des « bras d’honneur » incessants à la justice et à la vérité : on peut ici remercier Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, qui a montré à l’Assemblée Nationale la haute estime qu’il vouait aux députés et avec lui sans doute l’ensemble de ses collègues ministres. La nouveauté alors ne tient pas à l’autoritarisme – déjà alarmant – du gouvernement actuel ; le « tournant autoritaire » selon les mots de Maya Collombon et Lilian Mathieu[5] a été pris depuis longtemps de façon plus ou moins insidieuse.
La nouveauté renvoie au changement de conception de la démocratie qui est impulsé et affirmé par les différentes équipes d’Emmanuel Macron : non plus revendiquer pour fondement de légitimité la voix du plus grand nombre ou « la souveraineté populaire » – un vieux mot démodé incompatible avec l’enthousiasme progressiste –, viser l’émancipation de toutes les autorités infondées, tenter de créer une société d’égaux et de semblables, mais brandir l’efficacité que seuls sont réputés savoir exercer quelques happy few… Redéfinir ainsi l’État dont le rôle ne consiste plus à redistribuer les richesses vers les plus démunis et garantir leurs libertés de penser et d’agir, mais à protéger les plus fortunés et leur fortune. D’ailleurs quelles plus belles utopies offrir que d’inviter tous les « jeunes Français » à vouloir un jour être milliardaires (ainsi qu’Emmanuel Macron l’évoquait en 2015 quand il était ministre de l’Économie) ? Une utopie très classe ! Elle va de pair avec l’affirmation, ébouriffante de bon sens, des puissants « qu’il n’y a pas d’alternative ». On ne peut pas dire qu’avec « le camp du progrès » l’imagination soit au pouvoir. « Is Democracy a lost Cause ? » s’interrogeait le politiste Alfio Mastropaolo. Rien n’oblige à s’y résigner ; la radicalisation de la bêtise qui accompagne celle du néolibéralisme au plus haut niveau de l’État laisse à penser que la victoire est possible même si la lutte n’est pas gagnée d’avance !