Savoirs

Image floue, histoire myope – coda à la querelle Didi-Huberman / Traverso (2/2)

Historien de l'art

Une photographie de presse n’est jamais seule : elle a des attaches qui l’ancrent dans un monde d’images qui l’excède et nous permettent de mieux l’appréhender. En replaçant la photographie de Gilles Caron dans une séquence adéquate, Guillaume Blanc-Marianne, dans le deuxième volet de ce texte qui fait suite au débat entre Georges Didi-Huberman et Enzo Traverso, apporte une réponse claire quant à l’identité politique des deux manifestants : des Catholiques qui se soulèvent pour leur indépendance.

En raison d’une légende imprécise, sinon erronée, un épais brouillard s’est formé devant une image, dans lequel on a débattu et on s’est débattu. Une partie en a été levée ; l’autre demeure, qu’il s’agit dissiper.

publicité

Le jour de la Bataille du Bogside où Gilles Caron photographie deux manifestants de dos, du brouillard, il y en a : la veille au soir, le 12 août 1969 juste avant minuit, une heure après que deux députés ont affirmé qu’il n’était plus question d’une « opération de police » mais d’une « opération militaire »[1], les RUC ont commencé d’utiliser les gaz lacrymogènes (« CS Gas », en anglais) qu’ils n’avaient pas employés depuis quinze ans[2]. C’est le début d’une nuit où 1091 cartouches et 14 grenades seront tirées, conduisant 373 personnes à l’hôpital[3]. L’usage des CS Gas est si massif, cette nuit-là, que leur nuée pénètre les maisons et fait s’étouffer les plus âgés[4]. Le lendemain, Eamon McCann, officier d’information de la DCDA, fait circuler un feuillet sur la façon de s’en protéger. Les images de Caron commencent alors à se peupler de masques improvisés (fig. 16 et 17) et à se ternir, comme des grisailles.

*

C’est dans ce contexte intensifié, qui fait mentir l’expression euphémique de « Troubles », que nos deux manifestants, ces manifestants qui nous tournent le dos et nous font tourner autour de la réalité des faits, sont photographiés par Caron. Si l’on ne peut dissiper nous-mêmes le brouillard lacrymogène, le flou qui cause tant de peines et d’indécisions à notre savoir, lui, peut l’être. C’est alors par une attention redoublée aux images elles-mêmes, à ce qu’elles montrent tout autant qu’à ce qu’elles dissimulent, qu’il faut en passer, de même que par une confrontation des images entre elles : en matière de photojournalisme, une image n’est jamais seule et ne devrait jamais l’être.

Vous avez en effet souligné, Enzo Traverso, un élément qui vous a légitimement conduit dans les régions incertaines du doute, voire du soupçon : le flou, qui


[1] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt. A New History of the Start of the Troubles [2012], éd. revue et augmentée, Newbridge, Irish Academic Press, 2019, p. 144.

[2] Anon., « Petrol stock seized from GPO depot », The Times, 13 août 1969, p. 1.

[3] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt, op. cit., p. 145.

[4] Ibidem.

[5] Enzo Traverso, « Les images et l’histoire culturelle », aoc.media, 18 octobre 2022.

[6] Raymond Bellour, « La redevance du fantôme » [1987], dans L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo [1990], Paris, Éditions Mimésis, coll. « Images, médiums », 2020, p. 85.

[7] Enzo Traverso, Révolution, une histoire culturelle [2021], Paris, La Découverte, 2022, p. 21.

[8] Egard Morin le soulignait pour son usage dans le cinéma : Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », p. 65-67.

[9] Roland Barthes, « Le message photographique », in Communications, vol. 1, n°1, 1961, p. 128.

 

[10] Michel Makarius, Une histoire du flou. Aux frontières du visible, Paris, Le Félin, coll. « Les marches du temps », 2016, p. 67-95.

[11] Georges Didi-Huberman, « Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder) », aoc.media, 23 mai 2022.

[12] Kim Timby, « La photographie en couleur au prisme de la presse française, 1945-1960 », in Focales, n°1 : « Le

photographe face au flux », 2017. Cf. Audrey Leblanc et Dominique Versavel, « Une amnésie médiatique : la pratique de la couleur », dans Id., Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire, Paris, BnF Éditions, 2018, p. 62-75.

[13] Lettre du 6 mai 1960, publiée dans Gilles Caron. Scrapbook, Paris, Lienart, 2012, p. 37 ; cf. le recueil Gilles Caron, J’ai voulu voir. Lettres d’Algérie, Paris, Calmann-Lévy, 2012.

[14] Cf. Robert Hariman, John Louis Lucaites, No Caption Needed. Iconic Photographs, Public Culture and Liberal Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

[15] Je le tiens de Bernard Perrine, correspondant de

Guillaume Blanc-Marianne

Historien de l'art, Docteur en histoire de l’art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, secrétaire général de la Société française de photographie

Notes

[1] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt. A New History of the Start of the Troubles [2012], éd. revue et augmentée, Newbridge, Irish Academic Press, 2019, p. 144.

[2] Anon., « Petrol stock seized from GPO depot », The Times, 13 août 1969, p. 1.

[3] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt, op. cit., p. 145.

[4] Ibidem.

[5] Enzo Traverso, « Les images et l’histoire culturelle », aoc.media, 18 octobre 2022.

[6] Raymond Bellour, « La redevance du fantôme » [1987], dans L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo [1990], Paris, Éditions Mimésis, coll. « Images, médiums », 2020, p. 85.

[7] Enzo Traverso, Révolution, une histoire culturelle [2021], Paris, La Découverte, 2022, p. 21.

[8] Egard Morin le soulignait pour son usage dans le cinéma : Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », p. 65-67.

[9] Roland Barthes, « Le message photographique », in Communications, vol. 1, n°1, 1961, p. 128.

 

[10] Michel Makarius, Une histoire du flou. Aux frontières du visible, Paris, Le Félin, coll. « Les marches du temps », 2016, p. 67-95.

[11] Georges Didi-Huberman, « Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder) », aoc.media, 23 mai 2022.

[12] Kim Timby, « La photographie en couleur au prisme de la presse française, 1945-1960 », in Focales, n°1 : « Le

photographe face au flux », 2017. Cf. Audrey Leblanc et Dominique Versavel, « Une amnésie médiatique : la pratique de la couleur », dans Id., Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire, Paris, BnF Éditions, 2018, p. 62-75.

[13] Lettre du 6 mai 1960, publiée dans Gilles Caron. Scrapbook, Paris, Lienart, 2012, p. 37 ; cf. le recueil Gilles Caron, J’ai voulu voir. Lettres d’Algérie, Paris, Calmann-Lévy, 2012.

[14] Cf. Robert Hariman, John Louis Lucaites, No Caption Needed. Iconic Photographs, Public Culture and Liberal Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

[15] Je le tiens de Bernard Perrine, correspondant de