Image floue, histoire myope – coda à la querelle Didi-Huberman / Traverso (2/2)
En raison d’une légende imprécise, sinon erronée, un épais brouillard s’est formé devant une image, dans lequel on a débattu et on s’est débattu. Une partie en a été levée ; l’autre demeure, qu’il s’agit dissiper.

Le jour de la Bataille du Bogside où Gilles Caron photographie deux manifestants de dos, du brouillard, il y en a : la veille au soir, le 12 août 1969 juste avant minuit, une heure après que deux députés ont affirmé qu’il n’était plus question d’une « opération de police » mais d’une « opération militaire »[1], les RUC ont commencé d’utiliser les gaz lacrymogènes (« CS Gas », en anglais) qu’ils n’avaient pas employés depuis quinze ans[2]. C’est le début d’une nuit où 1091 cartouches et 14 grenades seront tirées, conduisant 373 personnes à l’hôpital[3]. L’usage des CS Gas est si massif, cette nuit-là, que leur nuée pénètre les maisons et fait s’étouffer les plus âgés[4]. Le lendemain, Eamon McCann, officier d’information de la DCDA, fait circuler un feuillet sur la façon de s’en protéger. Les images de Caron commencent alors à se peupler de masques improvisés (fig. 16 et 17) et à se ternir, comme des grisailles.
*
C’est dans ce contexte intensifié, qui fait mentir l’expression euphémique de « Troubles », que nos deux manifestants, ces manifestants qui nous tournent le dos et nous font tourner autour de la réalité des faits, sont photographiés par Caron. Si l’on ne peut dissiper nous-mêmes le brouillard lacrymogène, le flou qui cause tant de peines et d’indécisions à notre savoir, lui, peut l’être. C’est alors par une attention redoublée aux images elles-mêmes, à ce qu’elles montrent tout autant qu’à ce qu’elles dissimulent, qu’il faut en passer, de même que par une confrontation des images entre elles : en matière de photojournalisme, une image n’est jamais seule et ne devrait jamais l’être.
Vous avez en effet souligné, Enzo Traverso, un élément qui vous a légitimement conduit dans les régions incertaines du doute, voire du soupçon : le flou, qui