International

Religion et droit civil – à propos des Guet Laws

Politiste

Quelle est la légitimité du juge civil appelé à statuer sur des différends dont l’origine est religieuse ? Les débats autour du divorce dans le mariage juif aux États-Unis, où la jurisprudence fait loi, permet de se pencher sur la question et sur le seuil de coopération entre deux ordres juridiques a priori incompatibles.

La guerre des dieux a repris en France. La récente polémique sur la nomination de nouveaux membres au « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » montre à quel point les positions sont inconciliables : trop de souplesse dans le commerce avec la religion pour les uns, pas assez de frontières entre le politique et le religieux pour les autres, le débat échappe rarement aux formules toutes faites.

publicité

Le mur de séparation que l’on dresse entre l’Église et l’État n’a pas la consistance qu’on lui prête. Il n’a qu’un statut de second ordre permettant de protéger les valeurs premières de liberté et d’égalité. Dans les pays de common law, les règles concrètes qui ordonnent la coexistence des mondes sont une affaire d’interprétation et se jouent dans les cours de justice. Cela pourrait être vrai en France si l’on voulait prendre au sérieux la souplesse dont le sécularisme constitutionnel peut faire preuve lorsqu’il s’agit de défendre nos valeurs fondamentales, ou la variété des conjugaisons possibles entre la séparation formelle d’un côté et les compositions plus compréhensives entre État et Églises de l’autre. Nous savons qu’il n’y a pas de définition consacrée de la laïcité, que ce n’est ni un principe univoque ni un concept épais. C’est une pratique : il n’y a pas plus de définition consensuelle de la laïcité ici qu’il n’y a de mur entre le politique et le religieux aux États-Unis. Car qui dit séparation dit à la fois protection (de chacune des sphères) et nécessaire interaction. Plus que le dogme importe le pragmatisme démocratique.

Pour apprécier le pragmatisme contextuel, il faut observer une série de lois et de décisions qui n’hésitent pas à bousculer les frontières et à produire des équilibres novateurs. Compatibles avec le Premier amendement, jamais révoquées, les « Guet Laws » de l’État de New York en sont un bon exemple. On les retrouve au Canada, au Royaume Uni, en Afrique du Sud sous une forme analogue.

Certains se souviennent peut-être du film de Ronit et Shlomi Elkabetz, Le procès de Viviane Amsalem (2014). Témoignage saisissant de la souffrance endurée par une femme juive enchaînée à un mariage dont elle ne veut plus, mais dont elle est prisonnière par la seule volonté de son mari qui refuse de la « libérer », le film parle du guet, ce billet de divorce que les parties se donnent mutuellement devant un tribunal rabbinique pour mettre fin à leur mariage.

Pour le dire simplement : une femme mariée selon le rite orthodoxe ne peut obtenir un guet que si le mari y consent. Le pouvoir du mari est important bien que le consentement soit en principe mutuel. Le chantage est courant, l’époux récalcitrant monnaye son accord en garde d’enfants ou en division favorable de biens. Il fait attendre aussi, comme dans le film. Or dans les affaires de Guet, une femme qui souhaite se remarier et, éventuellement, faire des enfants, n’a pas le loisir d’attendre. Sans guet préalable, toute union nouvelle de la femme a un caractère adultérin (contrairement au remariage de l’homme), les enfants issus de la nouvelle union sont considérés comme illégitimes, à la différence des enfants issus d’une nouvelle union de l’homme. Ce stigmate leur survit : ils demeurent mamzerim, terme quelquefois traduit par « bâtards », au-delà de la dixième génération (Deutéronome, 23, 2).

Ce déséquilibre entre époux fait l’objet de débats nombreux, en Israël en en diaspora : comment en effet soulager le fardeau des « agunot » (pl. de aguna, ancre) ?

En diaspora, l’intrigue est la suivante : le guet est un problème posé par la halakha (la loi juive) que seule la halakha peut résoudre. Seul le consentement des deux parties, exprimé devant un tribunal rabbinique, met un terme au mariage. Le droit civil a les mains liées, il ne peut s’immiscer dans la loi juive, il est tenu de respecter le principe de la séparation. Cela est vrai aux États-Unis et en France. Comme l’affirme la Cour d’appel de Paris, « le gueth (sic) est de nature religieuse et ne peut être apprécié par la justice civile française soumise à son obligation de laïcité[1] ».

La même Cour avait pourtant estimé dix ans plus tôt que « le choix d’un rite de mariage religieux conforme à la confession israélite […] relève de la liberté de conscience et doit bénéficier de la protection juridique », étant entendu que le plein exercice de sa liberté de conscience par l’épouse doit lui permettre de « projeter ou de réaliser une nouvelle union selon le rite religieux[2] ». Est-ce à dire que la justice s’est raidie dans son interaction avec les membres des communautés ? Sans doute, car malgré l’engagement du Grand rabbinat et les recommandations du Rapport sur la laïcité dans la justice qui préconise de « prendre les mesures propres à assurer le plein exercice de la liberté de conscience par ceux qui en sont empêchés dans un domaine touchant les droits essentiels de la personne[3] », les femmes sont manifestement responsables de leurs croyances et doivent en assumer le coût.

Les questions soulevées par ces débats sont importantes. Elles portent en premier lieu sur la latitude du droit et la liberté du juge : de quels instruments dispose le droit pour résoudre des litiges dont l’origine est religieuse ; quelle est la légitimité du juge civil appelé à statuer sur des différends dont l’origine est religieuse ? Coopérer avec les représentants d’un autre ordre, c’est admettre la pertinence, pour le droit public, de dispositions dont il ne maîtrise pas les sources (la ketubah, par exemple, le contrat de mariage rédigé en araméen, a-t-elle valeur de contrat dans le doit civil ?). Elles concernent ensuite la protection des minorités (au sein des minorités) dans les sociétés libérales : quelle bonne distance doit-on adopter pour assurer la protection des intérêts minoritaires et le respect de la règle générale ?

Attentifs à l’inégalité de statut entre femmes et hommes, un certain nombre de pays anglo-saxons ont tenté d’aménager le droit de la famille. Connues sous le nom de « Guet Laws » (1983 et 1992), les dispositions prises par l’État de New York ont permis de corriger le droit des relations domestiques. Elles permettent au juge civil d’exiger que les « obstacles au remariage » soient levés avant d’accorder le divorce civil. Conscient qu’il ne peut intervenir dans un domaine qui lui est étranger, il peut coopérer avec les autorités rabbiniques pour rédiger les articles du code de la famille qui harmonise la loi juive avec le droit de l’État de New York et réciproquement.

 

Pour le dire vite, un affidavit du rabbin (« autorité ecclésiastique » dans le texte de l’article 253) devait indiquer que tous les « obstacles au remariage » de la partie adverse étaient levés. L’article 236, ajouté dix ans plus tard, permet au juge de condamner l’époux récalcitrant à des pénalités financières[4].

Dans les affaires de guet, il faut d’abord imaginer l’articulation entre la tradition rabbinique et le droit civil comme une scène et son double.

Ces dispositions posent la question de l’ingérence, de l’empiètement ou de l’enchevêtrement pour les uns ; de la coopération et de l’harmonisation de deux corpus normatifs (civil et religieux) pour les autres. Comment un rabbin pourrait-il détenir les clefs d’un divorce civil ? Les premiers, dans une lecture légale-judiciaire, s’interrogent sur la constitutionnalité de ces lois et se demandent si la jurisprudence est cohérente avec les principes du Premier amendement. Les seconds apprécient ces lois à l’aune d’une lecture égalitaire, souvent féministe, du divorce mais ils s’interrogent aussi sur la manière dont le guet, obtenu avec l’aide du juge civil, peut être conforme à la halakha.

D’un point de vue à la fois constitutionnel et halakhique, les Guet Laws n’engendrent-elles pas un enchevêtrement entre le civil et le religieux potentiellement incompatible avec les deux ordres normatifs : l’ordre légal civil et les commandements religieux ? Pas nécessairement. Par leur manière de conjuguer l’égalité de genre et la liberté religieuse, et par leur protection des membres les plus vulnérables des communautés, ces lois invitent au contraire à préciser de manière plus souple le seuil de coopération entre les deux ordres.

Dans les affaires de guet, il faut d’abord imaginer l’articulation entre la tradition rabbinique et le droit civil comme une scène et son double. Ce qui se passe sur chacune des scènes est parfaitement codifié, les acteurs connaissent leur partition, même s’ils ne jouent jamais exactement la même pièce. De ce point de vue, le droit et la loi se ressemblent – il y a le texte et l’interprétation. Le but est également identique : il s’agit de restaurer ou de réparer, par le truchement de la juridiction, une relation, un pacte social ou communautaire, une confiance perdue ou abîmée. Le rôle des juges ou des rabbins est, aussi, analogue : ils doivent distinguer entre ce qui fait partie de la pièce ou ce qui, dans l’écart prudent, passe pour une improvisation bienvenue, et ce qui la dénature ou la rend incompréhensible. La différence se situe entre l’écart (contextuel, momentané) et la négation du droit. Ce que je traduis par coopération entre les ordres relève de l’écart : on joue sur le seuil, on tend le fil, sans nier le droit et sans contrevenir à la halakha. La coopération enrichit la pièce, elle conjoint les deux scènes du droit.

Il faut enfin accepter de construire des hiérarchies non idéales. La meilleure métaphore est peut-être ici celle de la poupée russe.

L’égalité est une valeur de premier ordre, et elle inclut évidemment l’égalité entre les femmes et les hommes. La liberté est aussi une valeur de premier ordre : tous les individus ont un droit fondamental égal à être libre. Le délibéralisme, tel que je le définis[5], se caractérise par une tension entre la liberté et nos obligations morales et citoyennes mutuelles d’un côté (la réciprocité), un principe de non-nuisance étendu à ce qui garantit la vie collective en démocratie de l’autre. Ainsi comprise, la liberté apparaît contrainte par le respect à la fois de la réciprocité et du principe de non-nuisance. Elle ne perd pas son statut de valeur première, mais, pour des raisons pragmatiques ou contextuelles, elle se moule dans l’égalité.

Dans les affaires de guet, c’est l’égalité qui joue le rôle de la Matriochka. Elle emboîte littéralement la liberté dans la mesure où la liberté de la femme ne peut s’affirmer que grâce à l’égalité (ou l’égale liberté religieuse).

L’égalité entre les femmes et les hommes est première au regard de la liberté religieuse de l’époux. Cette hiérarchie, cet enchâssement est légitime, du point de vue philosophique, légal et politique. Nier cette hiérarchie reviendrait à dire que le statut de citoyen(ne) est corrompu par l’affiliation religieuse. Que la femme juive aurait à pâtir légalement, politiquement, de son identité de croyante, ce qui est assurément contraire au libéralisme égalitaire. De ce point de vue, les affaires de guet sont loin d’être anecdotiques. Au cœur des débats sur le meilleur point de rencontre entre ordres normatifs, elles nous instruisent sur la coopération et sur le point où, de manière pragmatique, peut se situer le seuil entre le droit et la loi.

Lorsqu’elles jugent en équité, les cours n’outrepassent pas leur mission. Le sécularisme américain s’accommode parfaitement d’une interlégalité consentie entre ordres normatifs différents. C’est un pluralisme coopératif, une sorte de dialogue philosophique et légal consenti ex ante par l’État et par les représentants des communautés elles-mêmes.

On le voit, le seuil de la coopération permissible entre sphères peut être très bas, et le choix entre liberté et égalité explicitement assumé au profit de l’égalité.

Cette approche est compréhensive et montre que les écarts prudents par rapport aux principes généraux ne dénaturent pas la doctrine, mais l’enrichissent. Pour trouver le meilleur équilibre entre les ordres il faut parfois retourner la question : au lieu de demander ce qui est conforme au droit démocratique, il convient quelquefois de dire que l’écart par rapport à la norme réalise en vérité des valeurs importantes de la démocratie.

En bref, la version maximaliste de la séparation (la loi est la même pour tous, légiférer en concordance avec la loi religieuse est illégal et illégitime) est à la fois fausse empiriquement – puisque les transactions entre sphères sont régulières et importantes (accommodements, exemptions), incohérente – puisqu’elle ne fait pas droit à ses propres principes égalitaires (l’appartenance religieuse ne doit pas déterminer le statut citoyen) et injuste – puisqu’elle transfère une partie des devoirs de l’État aux communautés religieuses (le respect des droits de la personne par exemple), ce qu’elle prétend précisément éviter en séparant rigoureusement. La distinction entre les sphères publiques et privées, et entre l’État et les groupes minoritaires, est compromise lorsque les individus, les femmes notamment, doivent passer par leurs communautés pour accéder aux biens publics.

NDLR : Astrid von Busekist a récemment publié La Religion au Tribunal. Essai sur le délibéralisme aux éditions Albin Michel


[1] CA Paris, 19 déc. 2007, Jurisdata n° 2007-351087.

[2] CA Paris, 24 mai 1994, Jurisdata n° 1994-021549

[3] Rapport Final sur la Laïcité dans la justice (Rapport numéro 217.03.15.34), octobre 2019, sous la direction de Mathilde Philip-Gay (Ségolène Arioli, Frédéric Aubry, Marie-Laure Basilien-Gainche, Slim Ben Achour, et al.) ; La Laïcité dans la justice 16-46, Mission de recherche Droit et Justice ; Université Jean Moulin Lyon 3 ; Équipe de droit public, 357 pages.

[4] Voir N.Y. DOM. REL. LAW § 253 (McKinney 1986 et N.Y. DOM. REL. LAW § 236B (McKinney Supp. 1993).

[5] Voir l’ouvrage d’Astrid Von Busekist La Religion au Tribunal. Essai sur le délibéralisme, Paris, Albin Michel, 2023.

Astrid von Busekist

Politiste, Professeur des universités en science politique et rédactrice en chef de la revue Raisons Politiques

L’écologie du ruissellement

Par

Les One Forest Summit, One Planet Summit, One Planet Summit for Biodiversity et autres One Ocean Summit sont des grands-messes rassemblant chefs d’États, milliardaires philanthropes, stars du show business,... lire plus

Notes

[1] CA Paris, 19 déc. 2007, Jurisdata n° 2007-351087.

[2] CA Paris, 24 mai 1994, Jurisdata n° 1994-021549

[3] Rapport Final sur la Laïcité dans la justice (Rapport numéro 217.03.15.34), octobre 2019, sous la direction de Mathilde Philip-Gay (Ségolène Arioli, Frédéric Aubry, Marie-Laure Basilien-Gainche, Slim Ben Achour, et al.) ; La Laïcité dans la justice 16-46, Mission de recherche Droit et Justice ; Université Jean Moulin Lyon 3 ; Équipe de droit public, 357 pages.

[4] Voir N.Y. DOM. REL. LAW § 253 (McKinney 1986 et N.Y. DOM. REL. LAW § 236B (McKinney Supp. 1993).

[5] Voir l’ouvrage d’Astrid Von Busekist La Religion au Tribunal. Essai sur le délibéralisme, Paris, Albin Michel, 2023.