International

Le corps d’Emmett Till : récits et appropriations d’une mémoire visuelle

Historien

Le 27 avril dernier est morte l’accusatrice d’Emmett Till, Carolyne Bryant Donhamde, qui avait reconnu en 2007 avoir menti. Elle ne fut pas inculpée par la suite. Sept décennies après les faits, le meurtre raciste du « gars de Chicago » reste encore considéré comme un catalyseur central du mouvement des droits civiques aux États-Unis, en témoigne la loi Emmett Till, signée par Joe Biden en mars 2022, faisant du lynchage un crime fédéral.

Lors du week-end d’ouverture, les 18 et 19 mars 2017, de la 68e édition de la Biennale du Whitney Museum, à New York, présentée par le musée comme « arrivant à une époque marquée par les tensions raciales, les inégalités économiques et la polarisation de la politique », un artiste africain-américain, Parker Bright, se tient debout, pendant huit heures, devant l’un des tableaux exposés. Sur son t-shirt sont inscrits à la main « No lynch mob » sur le devant et « Black death spectacle » sur le dos.

publicité

L’œuvre dont il obstrue la vue a été peinte par une artiste de Brooklyn, Dana Schutz, réputée pour mêler abstraction et figuration dans l’évocation de récits souvent énigmatiques. Intitulé Open Casket, le tableau représente, dans un cercueil ouvert, le haut du corps d’un jeune homme noir, dont le visage est déstructuré. Pour Bright, c’est « une injustice pour la communauté noire », car Schutz « n’a pas le privilège de parler au nom des Noirs dans leur ensemble », c’est « une femme blanche qui profite du meurtre d’un Noir causé par une femme blanche ». Au lieu de donner la mort en spectacle, il plaide pour « confronter les gens à un corps noir qui vit et qui respire[1] ». L’année suivante, il s’inspire de sa performance au Whitney pour se peindre lui-même face à la toile de Schutz, laissant bien visible, dans la moitié du cadre, le visage du jeune homme. Il intitule son tableau : Confronting My Own Death.

Par ses propos et sa création artistique, Bright milite pour que la communauté africaine-américaine, à laquelle il appartient, s’approprie son histoire surtout quand elle continue à prendre une forme tragique, du souvenir de l’esclavage aux violences policières contemporaines, en passant par le temps des lynchages. Récemment, après la mort de Tyre Nichols, Amber Sherman s’est fait remarquer à Memphis lors des premières manifestations de colère dans la rue en expliquant à la presse : « Je pense que le besoin de regarder quelqu’un être assassiné relève vraiment du spectacle de la mort et de la façon dont nous objectivons les personnes noires et leurs corps et comment nous ne voyons pas leur humanité. Cela ne fait que nous enlever notre humanité et continue à nous réifier, et je pense que c’est l’une des principales raisons pour lesquelles la police nous traite comme des chiens dans les rues[2] ».

De son côté, Dana Schutz, née en 1976, expose qu’elle a peint cette œuvre en 2016 « suite à la série de fusillades d’hommes noirs par la police qui a eu lieu durant l’été ». Selon la comptabilité que tient le Washington Post depuis 2015, et bien que la moitié des personnes abattues par la police soient des Blancs, les Noirs américains le sont de manière disproportionnée. Ils représentent environ 14 % de la population et sont tués par la police deux fois plus souvent que les Blancs. Schutz a choisi d’évoquer cette injustice par « analogie » : elle s’est inspirée de l’histoire d’un jeune Noir qui a été lynché en 1955. Le cercueil, ouvert, laissant voir son visage défiguré, avait été photographié et le cliché diffusé dans le monde entier, au point d’entrer dans la mémoire collective de la violence exercée à l’encontre des Noirs, puis de la lutte pour les droits civils aux États-Unis. Même si elle ne pouvait pas savoir personnellement ce qu’était cette violence, elle comprenait au moins « ce que c’est que d’être mère. […] L’idée même que quelque chose arrive à votre enfant est impossible. Leur souffrance est notre souffrance.[3]»

Le jeune homme en question, âgé de 14 ans, s’appelle Emmett Till. Le 28 août 1955, alors qu’il descend de Chicago vers le Mississipi, pour passer les vacances chez son grand-oncle, il est enlevé, torturé, mutilé, tué et noyé près du petit village de Money. La femme de l’épicier du village venait d’informer son mari qu’Emmett avait eu une attitude inappropriée à son égard en sortant du magasin où il était venu avec ses cousins (selon elle, il l’aurait attrapée, lui aurait demandé un rendez-vous et aurait proféré diverses obscénités). Absent, mais informé de cet incident à son retour, le mari se rend avec son demi-frère au domicile du grand-oncle, pour enlever « le gars de Chicago ».

Puisqu’il a osé fixer par le regard une femme blanche, un œil lui sera arraché avant de lui tirer une balle dans la tête. Suspectés de ce meurtre, après que le corps a été repêché, les deux hommes, arrêtés puis jugés, sont finalement acquittés. Quelque temps plus tard, ils monnayent à grand prix un entretien au magazine Look, où ils confessent et assument leur responsabilité, tandis que, très tardivement, la femme de l’épicier avouera qu’Emmett ne s’était pas mal conduit.

La mort d’Emmett n’a pas donné lieu à l’un de ces spectacles où la foule venait assister à la pendaison et à l’agonie de la victime, et s’empressait de faire connaître à la famille et aux amis la photographie du lynchage. Après avoir été prise comme faisant partie de l’acte criminel lui-même, l’image devenait une carte postale où l’on pouvait attester fièrement de sa présence par la rédaction de petits mots. Mais les temps avaient changé, et à Money, les assassins d’Emmett ont tout fait pour cacher leur forfait, en jetant son corps, lesté d’une roue à égrener le coton et de fil de fer barbelé, au fond de la Tallahatchie River, que la chanteuse Bobbie Gentry a rendue célèbre dans son « Ode à Billie Joe » (1967).

Emmett Till a subi le même que sort les 4 743 personnes qui ont été victimes de lynchage aux États-Unis de 1882 à 1968, selon les registres tenus par l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP), un chiffre probablement sous-estimé en raison d’une absence de suivi formel et régulier de ces actes. Cependant, la mémoire de son histoire a été transmise davantage que d’autres, grâce à ce qui a inspiré Dana Schutz et révulsé Parker Bright : la photographie de son visage défiguré dans la chambre funéraire puis dans le cercueil ouvert déposé dans l’église où a eu lieu la cérémonie religieuse de son enterrement. Cette image n’a pas été prise sans l’accord de la famille. Au contraire, l’initiative en revient à la mère d’Emmett, qui voulait que le monde entier voie ce qui avait été fait à son fils.

Dès qu’elle a été prévenue de sa mort, elle a d’abord exigé que le cercueil soit rapatrié à Chicago et qu’elle puisse l’ouvrir, alors qu’il avait été scellé pour l’en empêcher. Elle est arrivée à la gare en compagnie d’un photographe, David Jackson, qui travaillait pour JET, l’un des deux magazines, avec Ebony, qui avait permis aux Africains-Américains d’avoir une représentation publique d’eux-mêmes par eux-mêmes, tout en faisant connaître à un public plus large leur expérience et leur histoire (le président Biden rappellera en 2023 que « JET magazine, le Chicago Defender et d’autres journaux noirs ont fait preuve d’un courage sans faille en partageant l’histoire d’Emmett Till et en l’inscrivant dans la conscience de la nationale[4] »). Jackson a donc suivi Mamie Till depuis la gare d’Union Station jusqu’au cimetière, en passant par la Rayner Funeral home et la Roberts Temple Church of God in Christ.

La photographie d’Emmett défiguré a été publiée dans JET sous le titre : « La nation est horrifiée par le meurtre d’un jeune de Chicago kidnappé ». Sa révélation a immédiatement suscité un intérêt tel que les 400 000 exemplaires du magazine ont rapidement été vendus. Son fondateur et propriétaire, John H. Johnson, en homme d’affaires avisé, avait anticipé l’intérêt financier de cette édition du 15 septembre 1955, qui est devenue la plus importante de toute l’histoire de la publication selon Brenna Wynn Greer[5]. Celle-ci souligne cependant que Johnson n’a pas hésité à mettre en couverture une autre photographie, celle d’une jeune femme noire à la peau claire, présentée comme une « jolie étudiante du Los Angeles City College », assise sur un rocher, comme s’il fallait modérer par une image glamour la cruelle découverte de la défiguration d’Emmett Till.

Sur certains des clichés montrant le cercueil ouvert d’Emmett, on peut voir que Mamie avait déposé des photographies de son fils, placées sur la partie ouverte du coffre : les dizaines de milliers de personnes qui sont passées dans l’église ont pu voir simultanément l’image d’un jeune homme arborant fièrement le costume qu’elle venait de lui offrir pour la fête de Noël 1954 et le visage boursoufflé du lynché, comme si elle voulait rétablir l’humanité de son fils tout en montrant les effets de l’atteinte à son corps. « Emmett Till et moi, on avait presque le même âge », se souvient Muhammad Ali. « Une semaine après son meurtre, dans le Comté de Sunflower (Mississippi), j’étais au coin de la rue avec une bande de garçons, regardant des photos de lui dans les journaux et les magazines noirs. Dans l’un d’eux, il riait et était heureux. Dans l’autre, sa tête était enflée et recroquevillée. Sa mère avait fait quelque chose d’audacieux. Elle avait refusé qu’on l’enterre avant que des milliers de personnes ne passent devant son cercueil ouvert à Chicago et regardent son corps mutilé. J’ai ressenti une profonde parenté avec lui, surtout quand j’ai appris qu’il était né la même année et le même jour que moi. Mon père en parlait la nuit et dramatisait le crime[6]. »

Même souvenir pour l’écrivain John Edgar Wideman : « En 1955 […], j’avais quatorze ans quand une photo du visage mutilé d’Emmett Till mort fit irruption dans ma vie […]. Emmett Till, âgé de quatorze ans lui aussi, prit un train à Chicago pour aller voir de la famille dans le Mississippi. Quelques semaines plus tard, un autre train rapportait sa dépouille. Emmett Louis Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis, mais le visage de Till ne m’a pas quitté[7]. »

Son corps était si défiguré quand il a été repêché que seule la bague en argent qu’il portait a permis de lever le doute sur son identité.

La photographie d’Emmett a été diffusée à travers le monde. Ce premier récit visuel a été partagé en 1955 par des personnalités non issues de la communauté africaine-américaine, mais sensibles à sa dimension raciale et politique, en pleine guerre froide. Ainsi Simone de Beauvoir évoque, parmi les « scandales » qui l’ont bouleversée, « le lynchage d’Emmett Till, accusé à quatorze ans, sans preuve, d’avoir violé une Blanche [sic], et l’acquittement de ses assassins ». Cette affaire, ajoutée à d’autres, l’avait conduite à réviser son appréciation de plusieurs grands écrivains américains, dont Ernst Hemingway : « son individualisme impliquait une connivence décidée avec l’injustice capitaliste », écrit-elle, « ses récits impliquent que nous avons tous conscience d’être comme lui, aryens, mâles, dotés de fortune et de loisirs[8]. »

Ce point de vue politique et genré introduit un deuxième récit de l’histoire d’Emmett Till.

Son corps était si défiguré quand il a été repêché dans la Tallahatchie River le 31 août 1955 que seule la bague en argent qu’il portait a permis de lever le doute sur son identité. On pouvait y lire les initiales « L. T. » et la date « May 25, 1943 ». Cette chevalière appartenait à son père, Louis, qui l’avait fait graver alors qu’il venait de s’enrôler dans l’armée américaine et se trouvait en Afrique du Nord, puis sur le théâtre méditerranéen des opérations, où il est mort, selon Life Magazine, « en se battant pour la proposition américaine que tous les hommes sont égaux[9]. » C’est également ainsi que le grand poète Langston Hughes a célébré en 1955 la mémoire de Louis Till en écrivant :

« Son père est mort pour la démocratie
en combattant dans l’armée au-dessus de la mer.
Son père est mort pour les États-Unis.
Pourquoi ont-ils traité son fils de cette façon ?
dans Money, Money, Mississippi,
L’argent, le Mississippi[10] ».

Louis, qui avait grandi orphelin dans le Missouri, avait épousé Mamie Carthan en 1940, alors qu’ils étaient tous deux âgés de 18 ans. Leur fils, Emmett, naît un an plus tard. En 1942, le couple se sépare. Mamie venait d’obtenir de la justice une ordonnance restrictive visant son mari, après que celui-ci avait ajouté à ses infidélités des violences conjugales. À plusieurs reprises, Louis ne respecte pas l’ordonnance, jusqu’à ce qu’un juge lui propose soit d’aller en prison, soit de s’enrôler dans l’armée, ce qu’il choisit de faire en 1943. Mamie élève donc seule son fils. Le 13 juillet 1945, elle est informée par un télégramme sibyllin que Louis a été tué, en raison d’une « mauvaise conduite délibérée ». Elle reçoit ensuite par colis ses quelques affaires, dont la bague achetée au Maroc.

À l’été 1955, alors qu’il avait plusieurs fois essayé de la mettre à son annulaire sans succès parce qu’elle était trop grande, Emmett se réjouit de voir qu’elle tient enfin à son majeur. Au moment du départ vers le Sud, un échange symbolique se produit entre la mère et le fils : Mamie lui remet solennellement la bague, tandis qu’Emmett lui confie sa montre pendant son absence.

Ces vacances, ce sont les premières qu’il passe loin du foyer. Sa mère, née en 1921, lui a sûrement expliqué qu’elle avait quitté le Mississippi à peine âgée d’une année, quand ses parents avaient suivi le mouvement de la Grande Migration vers le Nord, en se fixant à Argo, près de Chicago. Emmett allait faire le chemin en sens inverse et il comprendra vite, quand le train franchit l’Ohio et que les Noirs ne peuvent plus rester dans les mêmes wagons que les Blancs, ce que signifie la ségrégation. Pour Valerie Smith, « en donnant à Emmett la bague de son père, elle reconnaît ainsi son indépendance et sa maturité croissantes. De plus, elle le lie symboliquement à sa paternité et à son patrimoine, malgré le fait que des divergences irréconciliables aient déchiré le mariage de ses parents[11]. »

Quelles peuvent être les réactions de ce jeune homme africain-américain quand il se trouve face à une femme blanche de sept ans seulement son aînée, qui avait été élue deux fois reine de beauté dans son lycée juste avant son mariage ?

Si, pour lui, c’est une situation un peu nouvelle, cela ne l’est pas du tout pour elle, la clientèle de l’épicerie étant surtout composée de Noirs pour la plupart métayers, dépourvus du droit de voter, mais non de l’opportunité d’une certaine évolution socio-économique. Le désir d’Emmett de montrer qu’il n’était plus un enfant l’aurait-il emporté sur le respect des consignes que lui avait données sa mère pour se comporter dans l’interaction avec des Blancs ? (C’est dès les années 1940 que des parents africains-américains introduisent ce « Talk » dans l’éducation de leurs enfants).

Dans l’imaginaire raciste, le Noir est d’abord perçu comme un concurrent potentiel de la suprématie blanche depuis la fin de l’esclavage et cette angoisse se cristallise autour du mythe du Noir violeur. « Une organisation patriarcale de la vie sociale – celle de l’esclavage – remplacée par l’égalitarisme apparent d’une famille dominée par les hommes, a […] pour effet d’élargir les dimensions compétitives des relations masculines interraciales, d’autant plus que la gouvernance des femmes noires par les hommes noirs menace de s’étendre aux femmes du groupe dominant », expose Robyn Wiegman[12]. À cet égard, Il est frappant de voir comment Simone de Beauvoir évoque le viol dont serait accusé Emmett, alors que ce mot n’est jamais prononcé par ses assassins et que, assurément, il n’a pas eu lieu.

Dans le dialogue – forcément biaisé – entre les meurtriers et Emmett, que rapporte – et probablement aide à rédiger – le journaliste de Look, l’un des deux hommes exprime clairement ce qu’il craint : « Tant que je vivrai et que je pourrai faire quelque chose, les nègres resteront à leur place. Les nègres ne voteront pas là où je vis. S’ils le faisaient, ils contrôleraient le gouvernement. Ils n’iront pas à l’école avec mes enfants. Et quand un nègre s’apprête à parler de sexe avec une femme blanche, c’est qu’il est fatigué de vivre. Je risque de le tuer. Chicago boy, j’en ai assez qu’ils envoient des gens comme toi ici pour semer la zizanie. Bon sang, je vais faire de toi un exemple[13] ».

La violence mortelle commise par les lyncheurs d’Emmett doit s’analyser dans le contexte politique du moment et le temps long des pratiques et des idéologies des suprémacistes blancs. Le 18 mai 1954, à l’unanimité, la Cour Suprême des États-Unis déclarait illégale la ségrégation dans les écoles, un tournant majeur dans l’émancipation des Africains-Américains. Cependant, dans le Sud, certains États – dont le Mississippi – ne sont pas du tout disposés à accepter cette nouvelle situation et créent des « comités de citoyens » pour protéger leurs intérêts. « Il se pourrait bien que le sang coule dans plusieurs endroits dans le Sud à cause de cette décision », écrit un journaliste du Jackson Daily News, « mais ce sont les marches de marbre blanc du bâtiment de la Cour suprême qui seront souillées par ce sang. Mettre des enfants blancs et noirs dans les mêmes écoles mènera au métissage, le métissage mènera aux mariages mixtes, et les mariages mixtes mèneront à l’abâtardissement de la race humaine. »

Pendant le procès, les deux prévenus ne font pas du tout profil bas. On peut les voir avachis sur leurs chaises, confiants dans l’issue des débats car le jury est entièrement blanc et leur défense est assurée par les cinq avocats du Comté, également blancs. Les Africains-Américains sont relégués au fond de la salle du tribunal, tandis que Mamie Till et ses conseillers sont sur le côté. La confrontation se situe moins sur le plan judiciaire que sur celui de la défense de la morale blanche. Les deux hommes viennent au procès avec leurs épouses et leurs enfants. Il s’agit de montrer qu’à leur patriotisme (l’un d’entre eux est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale décoré) s’associe la primeur donnée au foyer familial et à son unité. Dans la presse locale, la femme de l’épicier est décrite comme « la jolie mère de deux enfants », tandis que des doutes sont émis sur l’éducation que Mamie Till a donnée à son fils, comme en témoignerait l’imprudence de le laisser venir à Money. Des interrogations se font jour sur le père, qui vont se préciser après le procès.

Pour l’entourage des lyncheurs d’Emmett, l’affaire est entendue : le comportement du fils est bien dans l’héritage de celui du père.

En effet, Mamie Till va subir une nouvelle épreuve en apprenant par voie de presse ce qu’avait exactement été la « mauvaise conduite délibérée » de Louis en 1945. Après l’acquittement des meurtriers de son fils, le journaliste William Bradford Huie, qui avait négocié avec eux leur « confession » pour le magazine Look, participe activement à la construction d’une contre-mémoire face à celle qu’elle incarne sur la place publique, seule ou avec le soutien de la NAACP. Dans une lettre datée d’octobre 1956, Huie écrit : « Dites à M. Breland que je lui enverrai le dossier [militaire accablant] sur [le père d’Emmett] Louis Till quand je l’aurai terminé, et qu’il pourra le faire circuler et qu’il le fasse lire à haute voix lors de toutes les réunions des conseils citoyens[14]. » Le dossier en question exposait que Louis avait été accusé, en compagnie d’un autre soldat, du meurtre d’une femme et du viol de deux autres en Italie. Après un procès, où il était resté silencieux, il avait été condamné à mort et pendu. Pour l’entourage des lyncheurs d’Emmett, l’affaire est entendue : le comportement du fils est bien dans l’héritage de celui du père.

C’est par l’enquête et le jugement de la cour martiale que le récit de la fin de vie de Louis Till a été établi. Comment prendre en considération une source unique et autant biaisée ? En effet, rappelle Alice Kaplan, les procédures « étaient suffisamment défectueuses pour avoir conduit à une réforme totale de la justice militaire après la Seconde Guerre mondiale, à l’adoption d’un code uniforme et à la création d’une cour d’appel militaire ». Quant à la place des soldats africains-américains au sein de l’armée, « La politique officielle de l’armée était “séparés mais égaux”, mais il n’y avait rien d’égal pour les Noirs dans les conditions brutales de leur entraînement, dans le fait qu’ils n’étaient pas autorisés à participer aux combats, dans les casernes ségréguées – même pour les officiers – et dans la manière indigne dont ils étaient forcés de vivre alors qu’ils mettaient leur vie en danger pour libérer l’Europe du nazisme[15]. » Pour autant, comme nous l’avons vu, Louis Till, sur le motif avéré de ses violences conjugales, était entré dans l’armée pour échapper à la prison, « conformément à une politique cynique qui a contraint des citoyens noirs respectueux de la loi à rejoindre les mêmes unités que des hommes aussi mal préparés au service militaire que Till », conclut Alice Kaplan.

Pour celui qui avait le même âge qu’Emmett et avait grandi avec le choc fondateur de sa photographie, devenant un romancier renommé, il fallait désormais écrire pour sauver une seconde mémoire, celle de Louis. Parti pour bâtir un récit documentaire, le voici passant par la fiction pour reconstruire une vie dont il ne pouvait se résoudre à ce qu’elle se termine dans la main de la justice militaire. C’est à partir de sa propre expérience que John Edgar Wideman va imaginer celle de Louis Till, alors qu’il a déjà mis en récit en 1984 dans Brothers and Keepers (Suis-je le gardien de mon frère ?) la relation à son frère cadet, Robert, emprisonné à vie – il a été libéré depuis – pour avoir été impliqué dans un vol et – indirectement – dans un homicide.

Dans ses mémoires, Mamie Till (devenue Till-Mobley) écrit : « J’ai réalisé qu’Emmett était la seule chose qui donnait un sens à la vie de Louis. Il n’avait pas été un bon mari, il n’avait pas été un bon père et semblait faire de son mieux pour montrer au monde qu’il n’était pas une bonne personne. Mais Emmett a été sa réussite singulière, son seul accomplissement et, à la fin, peut-être sa seule raison d’être[16]. »

Depuis le lynchage de son fils, Mamie Till-Mobley n’a cessé d’opposer son courage, sa dignité et sa persévérance face à la triple peine qu’elle a subie : perdre son fils, voir ses meurtriers en liberté, et découvrir, au vu et au su de tous, le sort de son ex-mari et la manière dont il a pu entacher le comportement d’Emmett. Elle a été maîtresse de son récit, le co-construisant avec la NAACP jusqu’à ce que celle-ci lui retire son soutien quand elle a demandé à être rémunérée lors de ses tournées de conférences. En récupérant la chevalière de Louis et la montre d’Emmett, elle a pu garder deux objets précieux qui préservent leur mémoire privée. La mémoire publique aura composé avec la photographie de la défiguration d’Emmett, même si elle la fait voisiner avec celle de son visage souriant d’adolescent, ou avec l’humanité de sa propre présence. Sa démarche ne vise jamais à circonscrire l’histoire d’Emmett à la communauté africaine-américaine, mais à la partager urbi et orbi, sans pour autant l’universaliser dans l’expression d’un sentiment maternel dans lequel tout le monde pourrait se reconnaître.

L’enfance de Mamie a été contrariée par la séparation de ses parents, tandis que Louis a grandi orphelin. Quant à Emmett, sans figure paternelle de référence, c’est avec ses camarades du South Side de Chicago qu’il a partagé les mêmes codes de masculinité. Ceux-ci ont été questionnés par des écrivaines africaines-américaines, durablement interpellés par son lynchage, mais tentant de penser ensemble les questions de racisme, de sexe et de genre. En 1985, Toni Morrison, alors qu’elle vient d’écrire la pièce de théâtre Dreaming Emmett, s’interroge : « Et qu’est-ce que c’est que ça, ce sifflement d’une femme ? C’est un rite de passage ou quoi ? Pourquoi était-ce une chose si importante pour le garçon ? Il pensait que c’était une chose masculine. Les hommes blancs l’ont compris aussi. C’était un rite de passage masculin que tous les hommes comprennent. Mais ce qui est intéressant, c’est que les hommes accusés du meurtre avaient un magasin en plein milieu du quartier noir et qu’ils étaient fiers de leur capacité à travailler avec et parmi les Noirs, et qu’ils ne voulaient pas perdre ce statut. Si ce garçon s’en sortait, leur réputation de gens qui savent « gérer » les Noirs serait menacée auprès des Blancs[17]. »

De son côté, Audre Lorde, dans son poème « Réminiscences », écrit :

« Un garçon noir de Chicago
a sifflé dans les rues de Jackson, Mississippi
testant ce qu’on lui avait enseigné
comme un truc viril…[18] »

Cette manière de surligner les déterminants sociaux qui ont construit la personnalité d’Emmett oblige à se demander de quelle liberté celui-ci disposait pour s’en émanciper. Peu de temps après les morts de Trayvon Martin (17 ans) et de Michael Brown (18 ans), l’essayiste Ta Nehisi-Coates écrit à son fils : « Je t’aime et j’aime le monde, et je l’aime davantage à chaque centimètre que je découvre. Mais tu es un garçon noir, et tu dois rester responsable de ton corps d’une manière inconnue des autres garçons. En fait, tu dois rester responsable des pires actes commis par d’autres corps noirs qui, d’une façon ou d’une autre, te seront toujours attribués[19]. »

Il aura fallu attendre soixante-sept ans pour que le Congrès américain qualifie le lynchage de « crime fédéral de haine », désormais punissable de trente ans de prison. C’est le nom d’Emmett Till qui a été donné à cette loi, votée à l’unanimité.

NDLR : Christian Delage a publié en mai 2023 l’ouvrage Filmer, juger. De la Seconde Guerre mondiale à l’invasion de l’Ukraine, aux éditions Gallimard.


[1] Entretien accordé au Guardian, 21 mars 2017.

[2] Entretien accordé au Los Angeles Times, 29 janvier 2023.

[3] The Guardian, 21 mars 2017.

[4] « Remarks by President Biden at “Till” Movie Screening », The White House, February 16, 2023.

[5] Represented. The Black Imagemakers Who Reimagined African American Citizenship, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2019.

[6] The Greatest : My Own Story, New York, Random House, 1975, pages 34-35.

[7] Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, trad. De l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas, Paris, Gallimard, 2016, page 16.

[8] La Force des choses, vol. 2, 1952-1963, Folio histoire, pages 131-132.

[9] Life Magazine, October 3, 1955.

[10] Reproduit dans Philip C. Kolin, Aaron Kramer et Clyde R. Appleton, « Forgotten Manuscripts: “Blues for Emmett Till”: The Earliest Extant Song about the Murder of Emmett Till », African American Review, Vol. 42, No. 3/4 (Fall – Winter, 2008), pages 455-460.

[11] « Emmett Till’s Ring », Women’s Studies Quarterly, Vol. 36, No. 1/2, Witness, Spring – Summer, 2008, page 152.

[12] Journal of the History of Sexuality, Vol. 3, No. 3, Special Issue: African American Culture and Sexuality (Jan., 1993), page 458.

[13] Look, January 24, 1956, page 49.

[14] Cité par Dave Tell, Remembering Emmett Till, Chicago, University of Chicago Press, 2019, page 53.

[15] Chicago Tribune, Sept. 25, 2005.

[16] Mamie Till-Mobley & Christopher Benson, Death of Innocence : The Story of the Hate Crime That Changed America, New York : Random House, 2003, page 103.

[17] Entretien accordé au New York Times, 29 décembre 1985.

[18] Contrechant. Anthologie de poésie, traduit de l’anglais (États-Unis) par le collectif Cézelle, Les Prouesses, 2023, page 182.

[19] Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, page 71.

Christian Delage

Historien, Professeur à l'université Paris VIII

Mots-clés

Black Lives Matter

Notes

[1] Entretien accordé au Guardian, 21 mars 2017.

[2] Entretien accordé au Los Angeles Times, 29 janvier 2023.

[3] The Guardian, 21 mars 2017.

[4] « Remarks by President Biden at “Till” Movie Screening », The White House, February 16, 2023.

[5] Represented. The Black Imagemakers Who Reimagined African American Citizenship, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2019.

[6] The Greatest : My Own Story, New York, Random House, 1975, pages 34-35.

[7] Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, trad. De l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas, Paris, Gallimard, 2016, page 16.

[8] La Force des choses, vol. 2, 1952-1963, Folio histoire, pages 131-132.

[9] Life Magazine, October 3, 1955.

[10] Reproduit dans Philip C. Kolin, Aaron Kramer et Clyde R. Appleton, « Forgotten Manuscripts: “Blues for Emmett Till”: The Earliest Extant Song about the Murder of Emmett Till », African American Review, Vol. 42, No. 3/4 (Fall – Winter, 2008), pages 455-460.

[11] « Emmett Till’s Ring », Women’s Studies Quarterly, Vol. 36, No. 1/2, Witness, Spring – Summer, 2008, page 152.

[12] Journal of the History of Sexuality, Vol. 3, No. 3, Special Issue: African American Culture and Sexuality (Jan., 1993), page 458.

[13] Look, January 24, 1956, page 49.

[14] Cité par Dave Tell, Remembering Emmett Till, Chicago, University of Chicago Press, 2019, page 53.

[15] Chicago Tribune, Sept. 25, 2005.

[16] Mamie Till-Mobley & Christopher Benson, Death of Innocence : The Story of the Hate Crime That Changed America, New York : Random House, 2003, page 103.

[17] Entretien accordé au New York Times, 29 décembre 1985.

[18] Contrechant. Anthologie de poésie, traduit de l’anglais (États-Unis) par le collectif Cézelle, Les Prouesses, 2023, page 182.

[19] Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, page 71.