Politique

Vexillopédie d’État

Historien, Historien

Dans la nuit du mercredi 10 au jeudi 11 mai, l’Assemblée nationale a âprement débattu, avant d’adopter, une proposition de loi macroniste visant à rendre obligatoire le pavoisement des drapeaux français et européen sur les frontons des mairies, dans la lignée d’une espèce de volontarisme symbolique qui voudrait qu’une loi puisse faire aimer un drapeau et mécaniquement, par-delà le drapeau, l’idée ou l’entité qui lui est attachée. Mais si cette loi a pour but de consacrer, en le routinisant, un symbole européen, elle entérine surtout le grand retour du bleu-blanc-rouge.

Picrochole à l’Assemblée nationale. C’est quasiment en ces termes que des députés de l’opposition ont dénoncé la tentative gouvernementale de faire passer, au cours des débats des 9 et 10 mai derniers, la proposition de loi « visant à rendre obligatoire le pavoisement des drapeaux français et européen sur le fronton des mairies ».

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Au fil de la séquence législative, Picrochole n’a pas été convoqué ; la fameuse querelle byzantine sur le sexe des anges l’a été en revanche plus qu’à son tour. L’agenda social est encore bouillant des luttes engagées contre la loi sur la retraite que le drapeau fait son grand retour. En fait, il ne quitte que rarement la scène même si c’est épisodiquement qu’on le fait ou qu’on le voit agir.

Installée le 31 décembre 2021 sous l’Arc de triomphe pour marquer l’ouverture de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la bannière bleue aux douze étoiles avait alimenté les critiques des leaders de la droite et de l’extrême droite (Pécresse, Le Pen et Zemmour). Énième preuve d’une majorité parlementaire et d’un gouvernement hors-sol, le pavoisement tombe à point nommé pour fustiger les errements d’un pouvoir troquant volontiers le symbolique contre le social, le drapeau contre le pouvoir d’achat, l’écume des jours contre le règlement des problèmes pendants : ce 11 mai, alors que Dominique Simonnot, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, déplorait matinalement sur France Inter l’état catastrophique des prisons françaises et l’indifférence ministérielle pour redonner un peu de dignité aux personnes incarcérées, la présentatrice du Journal de 7 heures revenait sur l’adoption de la loi, « au terme de deux soirées de bruit et de fureur », qui obligera en fin de compte le double pavoisement des mairies dans les communes de plus de 1 500 habitants (quelque 20 % des 35 000 communes françaises).

Comme tout personnage emblématique des XVe-XVIe siècles, Picrochole était entouré de gonfanons, de guidons et d’étendards. Michel Pastoureau, qui s’y connaît en la matière, a abondamment souligné que la société médiévale eut un arrière-plan vexillaire profus et chatoyant, comme il n’a cessé de rappeler que le drapeau demeurait un « objet dangereux » et peu maîtrisé dans les sciences sociales. Tout juste bon pour les vexillologues, ceux-là mêmes qui investissent parfois le drapeau d’une charge explicative tutoyant l’ésotérisme et dont certains de ses représentants ont été consultés par les parlementaires aux fins de les éclairer sur un supposé « droit vexillologique comparé » (sic). Trop à droite, tandis que la devise « Liberté Égalité Fraternité » serait, elle, ancrée à gauche. Trop belliciste, trop nationaliste tandis que l’on oublie ce faisant le drapeau blanc et, surtout, que des étendards renvoient à des luttes, passées ou présentes, armées ou pas, pour le moins justes (le Suffrage Flag des suffragettes américaines qui proliféra dans l’iconographie de l’Amérique des années 1848-1920, le Rainbow Flag et tant d’autres).

Il faut donc lire l’épisode vexillaire qui débuta avec l’enregistrement de la proposition de loi le 23 mars et se poursuivit le 3 mai par le rapport fait au nom de la Commission des lois par le député Renaissance Mathieu Lefèvre à l’aune de la confusion qui entoure ce qu’est un drapeau. Car, au fond, du seul fait qu’il est un objet banal, c’est la question que l’on ne (se) pose qu’exceptionnellement.

Picrochole à l’Assemblée ? Pas si sûr, si l’on admet que le sous-texte anecdotique du politique, tel qu’il a été en l’espèce critiqué (le pays « brûle » et on s’occupe des hampes), mérite que l’on s’y attarde pour au moins deux raisons : il est un banc d’essai pour une réflexion sur le dévoilement politique ; il raconte in fine ce que peut être une vexillopédie d’État, quand la main visible de ce dernier entend marquer toujours un peu plus l’espace public et les esprits. Nul besoin de convoquer Max Weber pour comprendre et savoir, quelquefois intimement, que toute société est vivable à condition qu’elle soit assise sur un univers symbolique cohérent. Cornelius Castoriadis ne manqua pas de souligner : « Comment et pourquoi la structure institutionnelle, aussitôt posée, devient-elle un facteur auquel la vie effective de la société est subordonnée et comme asservie ? Répondre qu’il est dans la nature du symbolisme de s’autonomiser serait pire qu’une innocente tautologie. Cela reviendrait à dire qu’il est dans la nature du sujet de s’aliéner dans les symboles qu’il emploie, donc abolir tout discours, tout dialogue, toute vérité, en posant que tout ce que nous disons est porté par la fatalité automatique des chaînes symboliques[1] ».

Il y a un peu plus de vingt ans, Maurice Agulhon achevait sa trilogie des Marianne (1979, 1989, 2001)[2] qui lui permit de proposer une autre histoire de la républicanisation du pays. En s’attachant à comprendre comment une allégorie s’était frayé un chemin symbolique au point de devenir une égérie tertio-républicaine admirée ou abhorrée, Agulhon prouva que des processus de symbolisation politique échappent en partie à des donneurs d’ordre. Pas un texte officiel, sous une Troisième République pourtant ô combien démopédique et démophilique, n’enferma Marianne dans un appareil normatif. À la croisée de mobilisations militantes, d’une intimisation d’un décor quelquefois familier (en Provence, par exemple), de combats menés sous couvert d’une égide, de dispositions des sociétés à accueillir certains messages et à en faire usage, Marianne figura des attachements, des loyautés ou des ressentiments parce qu’on lui ficha la paix. Une routine s’installa progressivement qui n’eut pas besoin d’un quelconque assentiment de l’État et du cadrage réglementaire qui va souvent de pair.

Anecdotique le drapeau ? Pas si sûr. Non qu’il s’agisse de lui faire tout dire même si, parce qu’il est tout autant une surface de projection (c’est ainsi que nous le qualifions) qu’une « réserve du symbolique[3] », il se fait disponible pour toutes sortes d’interprétations. L’atroce conflit en Ukraine nous le rappelle quotidiennement : combien d’images en provenance du front et de l’arrière qui cadrent au premier ou à l’arrière-plan le bleu et jaune d’une nation dont Volodymyr Zelensky se fait quotidiennement le porte-drapeau ? À l’issue de son discours du 22 décembre 2022 devant le Congrès, le « président de guerre » offrait aux élus américains un étendard ukrainien prélevé sur le champ de bataille de Bakhmout et signé par de nombreux soldats qui y avaient apposé leurs paraphes autour de l’inscription manuscrite « To the Senate To the House of Representative of the United States of America and all America (sic) people ! With full respect and gratitide (sic) from the defenders of Bakhmot. 20.12.22 ». L’objet n’était pas n’importe lequel, comme tous les participants de la scène le comprirent immédiatement, moyennant quoi « l’émergence unique d’un lointain, si proche soit-il[4] » – la définition de l’aura – put vraisemblablement parcourir l’assistance.

Qu’en tablant sur des politiques symboliques, les États tentent de forger une partie de leur légitimité et la croyance en leur invincibilité, cela va de soi. D’autres gestes, d’autres situations nous rappellent qu’ils ne sont pas les seuls et, surtout, qu’ils n’en ont pas le monopole. À Sainte-Soline, le 25 mars 2023, dans ce qui ne fut pas une « guerre des rues et des maisons », pour reprendre le titre du traité de contre-guérilla urbaine qu’écrivit le maréchal Bugeaud sous la Seconde République, mais qui y ressembla fort, les drapeaux étaient de sortie. Pas les habitués des manifs ou, du moins, pas seulement. Le Monde du 27 mars dernier s’en est fait l’écho : « Trois cortèges, de plusieurs milliers de personnes chacun […] avaient été constitués, qui devaient converger vers la réserve de Sainte-Soline : trois couleurs et trois totems, les “outardes roses”, les “loutres jaunes” et les “anguilles turquoise”, les deux derniers étant réservés aux “plus aguerris”, c’est-à-dire à ceux “prêts à aller au contact” avec les gendarmes […]. L’objectif était “d’encercler tout l’édifice, d’y pénétrer à des dizaines de milliers et que chaque équipe plante son drapeau sur le chantier”, précisait le mode d’emploi distribué, pour ensuite démonter les installations ». À la fin de la journée, les drapeaux n’avaient pas pu être plantés.

L’« air de la guerre » en son imaginaire vexillaire a irrémédiablement de beaux jours devant lui. Il n’est pas sans faire écho à celui de ces soldats qui, défaits sur les champs de bataille du XIXe siècle, préféraient ingérer le pavillon régimentaire plutôt que de le laisser tomber entre les mains de l’ennemi. Il n’est pas sans renvoyer non plus à ce « nationalisme banal », prêt à l’emploi, qu’évoque Michael Billig lorsque le drapeau brandi, « répertoire d’un répertoire d’action », pour reprendre la définition de la politiste Marion Rabier, se coule dans le « flagging », cette habitude anglo-saxonne (mais pas que) de pavoiser en s’appuyant sur des « symboles conscients [qui] deviennent inconscients[5] ».

Sur un terrain parlementaire qui n’est en aucun cas mortifère, mais où des batailles culturelles se jouent à mots plus ou moins couverts, que nous raconte la mise à l’encan printanière de la bannière étoilée ? Lisons la proposition de loi telle qu’elle a été libellée : « Article unique. 1- Le drapeau tricolore et le drapeau européen sont apposés sur la façade de chaque mairie. 2- Le drapeau européen utilisé est celui adopté en 1955 par le comité des ministres du Conseil de l’Europe. 3- Les couleurs nationales tiennent la place d’honneur. » Le texte est bref, son envergure a priori modeste, ses réquisits sans prétention. Les débats en commission et en séance montreront l’inverse tandis que les amendements pleuvront.

Picrochole vraiment ? Ce serait céder à la caricature de celles et ceux qui, pour tout argument, n’y voient qu’une histoire de diversion. Des heures de débats et des échanges contradictoires quelquefois stimulants convainquent, à leur lecture, du contraire. Ils étalonnent une grammaire vexillaire qui, alors qu’elle semble aller de soi tant elle paraît acquise, ne va pas forcément de soi. Listons. Tout drapeau est un investissement (200 euros entendit-on dans les travées du Palais Bourbon). C’est d’ailleurs parce qu’il a un coût que le texte amendé, qui impose le double pavoisement aux seules collectivités en mesure de l’assumer budgétairement, selon un critère pour le moins nébuleux (le seuil des 1 500 habitants), a pu passer la barre de la majorité. Ironie de l’histoire, en tordant le bras à l’argumentaire du politique, c’est le registre de l’économique qui, en fin de course, sauva du naufrage la proposition de loi.

Tout drapeau est un inépuisable réservoir de sens au point que de sémantisations en resémantisations, il se gorge de représentations.

Un drapeau existe relationnellement. Les planches des dictionnaires qui assemblent des dizaines de rectangles en un chromatisme échevelé le rappellent incidemment. Les hampes qui les étagent devant certains bâtiments publics ne disent pas autre chose. Sur un bateau, la hiérarchie des pavillons le claironne de toute évidence. À l’Assemblée, il y fut d’ailleurs fréquemment question. Et pour cause. Le premier de cordée vexillaire a nécessairement besoin des autres pour flotter. Et dans le flottement du sens qui parcourut la Chambre des députés, il en fut certains pour convoquer la vitalité des bannières locales ou régionales en regard de la bannière étoilée.

D’aucuns verront dans ces discours faussement consensuels sur la concaténation vexillaire une énième déclinaison d’un folklore politique mimant les « gigognes patriotiques »[6] de la France de 1900… sauf que pour certains, l’Europe n’est pas une patrie et ne saurait l’être, et que pour d’autres, le « nationalisme soft », celui que promeut « l’idéologie bretonne[7] », passe entre autres par l’utilisation de certaines ressources dont le drapeau qui, brandi dans les stades et les festivals de musique, affiché sur des plaques d’immaculation ou des autocollants, reste disponible pour les acteurs de l’« Annonciation » nationalitaire.

Tout drapeau est, partant, un inépuisable réservoir de sens au point que de sémantisations en resémantisations, il se gorge de représentations conventionnelles et d’autres qui le sont peu ou moins. Au fond, on ne comprend guère ce qu’il dévoile si on ne le considère pas une bonne fois pour toutes pour ce qu’il est surtout : un de ces « objets transactionnels » qui, parce qu’ils sont connus des membres d’une collectivité, parce qu’ils engagent toutes sortes de discours et de sentiments, parce qu’ils assignent des rôles (les drapeaux nationaux sont soumis à des protocoles ; la circulaire n° 246 du ministre de l’Intérieur aux préfets en date du 4 mai 1963 précise ainsi que le drapeau tricolore est le seul emblème qu’il convient d’arborer sur les bâtiments publics pour la célébration des fêtes nationales) et accueillent des conduites sémioclastes (les « outrages au drapeau » sont passibles de sanctions pénales dans certains pays dont la France depuis le décret du 21 juillet 2010) deviennent au fil du temps des « institutions de repos ».

Lisons dès lors le récent débat parlementaire sur les deux pavillons moins comme une bulle médiocrement spéculative occultant sciemment les « gros sujets » (la dette, la politique migratoire…) que comme le résultat de leur insigne présence. Au fil des échanges, on parla évidemment d’Europe sur un fond d’antagonisme habituel lié aux positions à défendre : qui convoquant le déni démocratique suite au référendum de 2005, qui inscrivant les débats dans le sillage de la présidence europhile de Mitterrand, qui revenant sur la charge historique du symbole, qui exprimant ce qu’est « faire communauté ». Mais on ne parla pas que de cela. Furent évoquées bien d’autres choses (les libertés communales, la divisibilité symbolique de la République compte tenu du seuil de pavoisement, les langues régionales…), ces paratextes de la proposition de loi qui viennent moins parasiter l’objet en question qu’alimenter une extension du domaine d’interprétation vexillaire.

Nous sommes ici au cœur de ce que nous nommons le dévoilement politique. Posez cette question, en apparence toute simple, « Pour vous, qu’est-ce qu’un drapeau ? » (c’est ce que nous faisons depuis des années dans le cadre d’une longue enquête), et vous constaterez en effet que les réponses relèvent – une fois émis le discours censément « officiel » – d’un feuilletage indexé tout autant sur une connaissance approximative que sur des usages éminemment pluriels qui, s’ils se télescopent quelquefois, confèrent à la dimension politique une place prééminente. Il existe ainsi dans toute société, des objets qui produisent autre chose que ce à quoi ils sont communément ravalés. Ensemble de relations dialogiques entre subjectivation personnelle et formalisation d’une règle non écrite de l’appartenance à un groupe, ce que le drapeau nous dit peut-être mieux que tout autre objet chargé d’une telle charge sémantique, c’est son indisponibilité à n’être qu’un discours officiel au sein d’un kit identitaire qui distribuerait des places.

Il y alors de quoi s’étonner – s’alarmer ? – de la production d’une telle proposition de loi. On passera ici sur l’espèce de volontarisme symbolique qui voudrait qu’une loi puisse faire aimer un drapeau et mécaniquement, par-delà le drapeau, l’idée ou l’entité qui lui est fonctionnellement attachée. Combler le déficit emblématique du pavillon européen en pariant sur une exposition administrée et légalement encadrée n’affermira vraisemblablement pas l’intérêt le plus souvent modeste et, au demeurant socialement situé, pour un projet politique dissensuel à l’image brouillée.

Une sociologie de la réception des mobilisations symboliques contredit en effet l’équation du pouvoir qui entend associer – surtout dans des démocraties libérales où le libre arbitre et la conscience politique relèvent encore du socle sur lequel elles sont bâties – prise de contrôle des symboles et stratégies, plus ou moins douces, d’inculcation. Il y a belle lurette que les « attentions obliques » et les indifférences, en l’espèce à la nation, sont consubstantielles à leurs pendants en termes de survalorisation emblématique et de surenchère nationaliste. Même les jeunes soldats qui apprennent de nos jours leur métier dans les casernes et sont exposés quotidiennement à la levée des couleurs conservent un quant-à-soi qui exprime des sentiments vexillaires mitigés.

À quoi bon légiférer ? C’est qu’un pavillon peut, en l’occurrence, en cacher un autre.

Enfin, pour les interlocuteurs que nous avons en face de nous et qui se prêtent au jeu de l’entretien sur le drapeau, une chose est sûre : sa présence affective et effective prend le plus souvent consistance lorsque des mises à l’épreuve de la vie conduisent à en faire sinon une référence, à tout le moins un référent – l’inflation vexillaire en Ukraine ne le dément surtout pas.

Mais il y a plus. En liant de fait le drapeau tricolore et le drapeau européen au fronton des mairies, la loi entend se substituer à la coutume, ce que des députés n’ont pas manqué de faire remarquer. Rien de révolutionnaire dans l’imposition d’un cadre réglementaire qui « couronne » une pratique très majoritairement admise. Une tradition peut être amenée à être gravée dans le marbre législatif. Dans nombre de communes, en effet, un duo quand il ne s’agit pas d’un ballet vexillaire (étendards local, régional, hexagonal, européen voire, ponctuellement d’un pays étranger), faisait bon ménage sans qu’une convention ne vienne exiger quoi que ce soit. Alors, à quoi bon légiférer ? C’est qu’un pavillon peut, en l’occurrence, en cacher un autre.

Gageons en effet que si la loi a pour but de consacrer, en le routinisant, un symbole européen, elle entérine surtout le grand retour du bleu-blanc-rouge puisqu’elle contraint dorénavant les deux drapeaux à cohabiter et exister côte à côte. Un observateur attentif n’aura pas manqué de constater que le tricolore a vu son empreinte gagner du terrain au cours des dix dernières années : le made in France décliné à foison sur les emballages des produits de consommation courante contribue, au même titre que les meetings des candidats en campagne lors des élections présidentielles (le rassemblement de Fillon le 5 mars 2017 au Trocadéro), à l’installation d’un régime vexillaire de plus haute intensité. L’État n’a pas manqué d’y participer. En 2013, dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, dite loi Peillon, un amendement fut voté à l’unanimité pour pavoiser le fronton des établissements scolaires avec les drapeaux européen et français. On y verra, du côté des partis au pouvoir, le souhait de reconquérir les parts d’un marché vexillaire que les formations d’extrême droite, le Front (puis Rassemblement) national en tête, n’ont cessé de politiser.

La plus-value vexillaire a incontestablement le vent en poupe : à propos de l’amendement qu’il entendait faire passer en commission, le député Ian Boucard (Les Républicains) rappela devant les membres de la Commission des lois : « Sur le fond, je proposais de faire porter l’obligation de pavoisement sur le seul drapeau français. […] Je proposais aussi, si le pavoisement avait été rendu obligatoire sur le fronton de nos mairies, qu’il le soit également sur celui des commissariats, des préfectures et des casernes de gendarmerie, qui me semblent être des bâtiments républicains tout aussi essentiels que nos mairies ».

On s’interrogera toutefois sur la poursuite d’une politique symbolique qui vise à installer une vexillopédie d’État. Emmanuel Macron qui, comme on le sait, prise les « itinérances mémorielles » et les panthéonisations, n’est pas un novice en la matière. En 2020, le chef de l’État avait décidé de faire évoluer le bleu du tricolore vers un bleu plus marine. Picrochole à l’Élysée ? À force de filer la métaphore, nous en viendrions presque à sous-dimensionner ce qui, au fond, nous intrigue : le récent coup de force symbolique qui, en lieu et place de la liberté laissée en matière de pavoisement, resserre toujours davantage l’étau vexillaire. Pendant des décennies, une République débonnaire avait laissé filer. L’ère d’un régime libéralement emblématique serait-elle en passe de s’achever ?

Justifiant un semblant de doxa et une orthopraxie, la petite musique du drapeau se renforce au niveau de l’État. Ce faisant, elle dévoile deux choses : la méconnaissance de ce qu’un drapeau, fût-il national, fait à et de la société car, on l’aura compris, il n’est guère avéré que l’institutionnalisation d’un pavoisement débouche automatiquement sur une acclamatio visuelle[8], une effervescence collective[9], des loyautés ou des assentiments ; la capacité qu’a le pouvoir de s’imaginer maîtriser le vent.

Lisons Elias Canetti dans Masse et puissance. Quelques lignes lui suffirent pour développer une intuition et aborder ce qui est de l’ordre de la quintessence vexillaire. Canetti rangeait dans la catégorie des « symboles de masse » des agrégats qui ne consistaient pas en des rassemblements humains mais pouvaient être perçus comme tels à l’image du blé et de la forêt, de la pluie, du sable… À propos du vent, il nota : « Les drapeaux sont le vent rendu visible. Ce sont comme des morceaux détachés de nuages, plus proches et plus colorés, fixés et de forme stable. Ils frappent réellement par leur mouvement. Les peuples, comme s’ils étaient capables de partager le vent, se servent d’eux pour marquer leur propriété sur l’air qui les domine[10] ».

Il n’est pas certain qu’en cherchant à circonvenir le vent pour faire du drapeau un arbitraire du signe, le pouvoir trouve dans le remède vexillaire un atout pour affronter la mélancolie des temps. En tout état de cause, on ne joue pas impunément avec les règles implicites de la « République du vent ».


[1] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1999 [1975], p. 210.

[2] Trilogie publiée chez Flammarion.

[3] Claude Reichler, « La réserve du symbolique », Les Temps Modernes, n° 550, 1992, p. 85-93.

[4] Walter Benjamin, Œuvres, Payot & Rivages, 2022, p. 97.

[5] Michael Billig, Le Nationalisme banal, Presses Universitaires de Louvain, 2019 [1995], p. 79-80.

[6] Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 15.

[7] Voir l’ouvrage remarquable d’André Rousseau, L’Idéologie bretonne. Entre authenticité et nationalisme soft, PUF, 2023.

[8] Olivier Ihl, « Une autre représentation. Sur les pratiques d’acclamatio dans la France de la Seconde à la Troisième République », Revue française de science politique, 65/3, 2015, p. 381-403.

[9] Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un “enthousiasme civique” ? Sur l’historiographie des fêtes politiques en France après 1789 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 63/1, 2008, p. 113-139.

[10] Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966 [1960], p. 90.

Philippe Lagadec

Historien, Ingénieur d’études au Centre de recherche bretonne et celtique

Laurent Le Gall

Historien, Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Brest

Rayonnages

Politique

Notes

[1] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1999 [1975], p. 210.

[2] Trilogie publiée chez Flammarion.

[3] Claude Reichler, « La réserve du symbolique », Les Temps Modernes, n° 550, 1992, p. 85-93.

[4] Walter Benjamin, Œuvres, Payot & Rivages, 2022, p. 97.

[5] Michael Billig, Le Nationalisme banal, Presses Universitaires de Louvain, 2019 [1995], p. 79-80.

[6] Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 15.

[7] Voir l’ouvrage remarquable d’André Rousseau, L’Idéologie bretonne. Entre authenticité et nationalisme soft, PUF, 2023.

[8] Olivier Ihl, « Une autre représentation. Sur les pratiques d’acclamatio dans la France de la Seconde à la Troisième République », Revue française de science politique, 65/3, 2015, p. 381-403.

[9] Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un “enthousiasme civique” ? Sur l’historiographie des fêtes politiques en France après 1789 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 63/1, 2008, p. 113-139.

[10] Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966 [1960], p. 90.