Immigration : le gouvernement britannique entretient la guerre culturelle
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, la nouvelle loi britannique contre l’immigration illégale risque d’enfreindre la loi internationale, en interdisant de facto l’asile. Le texte propose en effet d’empêcher les personnes qui voyagent via des pays sûrs et qui entrent illégalement au Royaume-Uni de voir leur demande d’asile examinée. La ministre de l’Intérieur aura désormais l’obligation d’expulser les immigré·es clandestin·es, au lieu de laisser cette possibilité à l’appréciation des tribunaux. Iels seront renvoyé·es vers leur pays d’origine ou vers un pays tiers « sûr » comme le Rwanda au titre d’un protocole d’accord déjà signé avec les autorités rwandaises.
Ce projet de loi a attiré de vives critiques, notamment de la part de l’ancienne Première ministre, Theresa May, et de l’archevêque d’York. Ce dernier a exhorté le gouvernement à « envisager des solutions alternatives qui ne pénalisent pas injustement les personnes les plus vulnérables au monde, et qui reflètent mieux l’histoire du Royaume-Uni en matière de compassion et de leadership moral[1] ». D’aucuns diront que ce durcissement des lois en matière de migration est une aberration qui entache l’image du pays, lequel serait un modèle de tolérance et de multiculturalisme. D’autres affirmeront qu’il s’explique par les choix de quelques individus – la nouvelle ministre de l’Intérieur, Suella Braverman en l’occurrence – ou bien par la pression politique, dans le contexte post-Brexit, pour répondre aux demandes du peuple de « reprendre le contrôle » sur les frontières.
Certes, Suella Braverman, en dépit de ses propres origines en tant que fille d’immigrés du Kenya et de l’Île Maurice, est particulièrement virulente dans son opposition à l’immigration, ayant déclaré au dernier congrès annuel du Parti conservateur qu’elle « rêvait » de voir le premier vol quitter le territoire britannique en direction du Rwanda avec des migrants clandestins à bord. Elle a notamment employé un langage incendiaire au sujet de la migration, qualifiant d’« invasion » les flux de personnes traversant la Manche à bord de petites embarcations. Certes, elle n’est pas la première conservatrice de haut rang à utiliser un langage déshumanisant pour parler de l’immigration. L’ancien Premier ministre David Cameron a parlé en 2015 d’un « essaim » (swarm) de migrants traversant la Méditerranée, tandis que Margaret Thatcher avait suggéré en 1978 que les Britanniques étaient inquièt·e.s d’être « submergé·e.s (swamped) par des personnes ayant une culture différente », terme qui a été repris en 2002 par le ministre de l’Intérieur travailliste David Blunkett.
Par ailleurs, bien que ce dernier projet de loi soit particulièrement sévère, il vise à respecter un engagement pris par le Parti conservateur dans son manifeste électoral de 2010 de plafonner le solde migratoire à quelques dizaines de milliers de personnes, engagement qui a donné lieu à la politique de l’« environnement hostile », lancée par Theresa May en tant que ministre de l’Intérieur en 2012 et inscrite dans les lois de 2014 et 2016 sur l’immigration. Elle visait à renforcer les contrôles d’identité en contraignant les employeurs, bailleurs et médecins à contrôler la régularité des titres séjour de leurs « client·es ». C’est cette politique qui a conduit au scandale du« Windrush » au printemps 2018 à la suite des révélations par le Guardian que des immigré·es arrivé·es au Royaume-Uni entre 1948 et 1973 et bénéficiant du droit de résidence en tant que ressortissant·es du Commonwealth se sont vus privé·es de soins médicaux, d’emploi, voire menacé·es d’expulsion, faute de pouvoir justifier de leur nationalité britannique.
Le projet de loi de Suella Braverman s’inscrit directement dans cette logique de l’environnement hostile. Il s’inscrit également dans une histoire plus longue d’opposition au droit d’asile qui était marquée sous les gouvernements néo-travaillistes de Messieurs Blair et Brown. Bien qu’ils aient été relativement laxistes concernant la migration économique – ayant notamment ouvert les frontières en 2004 aux migrants des pays de l’Europe de l’Est qui venaient de rejoindre l’Union européenne – ils se sont montrés plus sévères à l’égard des demandeurs d’asile, faisant une distinction entre les « vrais » et les « faux » demandeurs, rendant plus difficile l’accès à l’asile et officialisant l’utilisation des centres de détention comme mesure administrative de routine plutôt que d’exception.
Une stratégie déjà ancienne
Le durcissement des lois en matière d’immigration peut donc difficilement s’expliquer par le Brexit. Le vote en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, qui aurait été motivé en partie par le sentiment anti-immigration, est aussi bien un symptôme qu’une cause des politiques visant à limiter l’immigration. Depuis au moins 1964, lorsque le député conservateur Peter Griffiths a remporté les élections dans la circonscription de Smethwick dans les West Midlands, en jouant la carte de la dénonciation de l’immigration, conservateurs comme travaillistes se sont rendu compte de son utilité politique[2].
Au fil des années, la question de l’immigration s’est vue accorder une place de plus en plus importante dans le monde politique, en particulier dans le contexte de la montée dans les années 1970 du Front national britannique qui était ouvertement anti-immigration. Alors qu’en 1974 seulement 7 % des Britanniques citaient la question raciale et l’immigration comme une préoccupation majeure, ces inquiétudes ont atteint un pic de 40 % en décembre 2013. Bien qu’il existe une certaine corrélation entre ces opinions et l’augmentation du nombre d’immigré·es, l’institut de sondage IPSOS MORI précise que l’opposition à l’immigration a relativement peu de rapport avec l’évolution du solde migratoire. Les citoyens sont relativement ignorants de l’ampleur de l’immigration, et la surestiment largement.
Plutôt que de chercher à mieux informer le public de la réalité et à vanter les avantages de l’immigration, les politiques conservateurs et travaillistes se sont contentés d’instrumentaliser les craintes populaires à des fins politiques. Le sociologue Stuart Hall, dans son analyse de la stratégie politique de Margaret Thatcher, a qualifié cette stratégie de « populisme autoritaire », soit une tentative d’imposer les priorités des élites qui s’ancrent dans des craintes et des inquiétudes réelles provenant du « peuple »[3].
Le virage populiste de droite qu’on discerne sous le gouvernement conservateur actuel peut être considéré comme une prolongation de cette même stratégie. Tout comme dans les années 1980, il s’agit de s’engager dans des « guerres culturelles » pour opposer le « peuple » aux « élites progressistes » qui soutiendraient le féminisme, l’environnement, l’antiracisme, et les droits des homosexuel·les et transsexuel·les. Les analyses universitaires du vote en faveur du Brexit – telle que Brexitland de Maria Sobolewska et Robert Ford (Cambridge University Press, 2020) – ont donné une certaine légitimité à l’idée qu’il existe une division profonde entre, d’un côté, les diplômés universitaires et minorités ethniques qui embrasseraient la diversité, l’immigration et le cosmopolitisme, et, de l’autre, des blancs peu diplômés caractérisés par leur vision ethnocentrique du monde.
Le Parti conservateur – ainsi que le Parti travailliste cherchant à séduire des électeurs du célèbre Red Wall[4] qu’il avait perdu lors des législatives de 2019 – se positionnent du côté de ce dernier bloc, faisant preuve d’un patriotisme aveugle, agitant le drapeau britannique et s’attachant à la monarchie, renforçant le bras armé de l’État en augmentant les pouvoirs de la police, et démontrant une franche hostilité (dans le cas des conservateurs) ou une prise de distance (dans le cas des travaillistes) à l’égard de sujets « woke » tels que les droits des transsexuel·les.
La ministre de l’Intérieur a utilisé un langage ouvertement raciste pour défendre son projet de loi, affirmant que les personnes qui entrent illégalement au Royaume-Uni après avoir traversé la Manche sur de petites embarcations « possèdent des valeurs qui sont en désaccord avec celles de notre pays » et ont une propension à la criminalité. Elle n’a pas hésité à utiliser la question de l’immigration comme arme dans les guerres culturelles, qualifiant ceux et celles qui s’opposent à une législation stricte de « gauchistes woke ». Leurs inquiétudes sont donc présentées comme étant illégitimes face aux inquiétudes parfaitement légitimes du bon peuple. Si le Parti travailliste et certains conservateurs de haut rang ont condamné ces propos incendiaires, ils ont majoritairement accepté l’idée que les sentiments anti-immigration n’auraient rien à voir avec le racisme. Il s’ensuit que le caractère raciste de la législation sur l’immigration n’a guère été abordé dans les débats parlementaires concernant le projet de loi de Braverman, le chef du Parti travailliste Keir Starmer s’abstenant de critiquer son caractère raciste, se focalisant sur son inapplicabilité.
Migrants plus ou moins « aptes » à s’intégrer
Pourtant, le caractère discriminatoire de la politique britannique en matière d’immigration est loin d’être nouveau. Le gouvernement opère depuis toujours une distinction entre différentes catégories de migrant·es. Bien que le Royaume-Uni soit souvent présenté comme ayant adopté une politique très ouverte à l’immigration pendant la période d’après-guerre, dans la pratique, les gouvernements travaillistes et conservateurs de l’époque ont tenté de limiter l’immigration du « nouveau Commonwealth » (par exemple, des Antilles britanniques, de l’Inde ou du Pakistan), composé majoritairement des personnes racisées, tout en encourageant l’immigration de l’ « ancien » Commonwealth majoritairement blanc (par exemple, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande).
À partir des années 1980, tandis que la distinction entre les migrant·e·s de l’« ancien » et du « nouveau » Commonwealth est devenue moins pertinente, la politique en matière d’immigration a commencé à établir des distinctions entre les personnes, les considérant plus ou moins aptes à bien s’intégrer dans la société britannique. Il s’agit d’un racisme culturel qui nie paradoxalement l’existence du racisme de la part de la société dominante. Si l’intégration des minorités ne réussit pas, on tient pour responsables les immigré·es qui refuseraient de se soumettre à ses normes. Le racisme institutionnel est inhérent aux politiques britanniques qui cherchent à contrôler la migration. La politique de l’environnement hostile en est un très bon exemple, les contrôles d’identité renforcés étant majoritairement pratiqués à l’égard de personnes qui ne seraient pas considérées comme étant ethniquement « natives » du pays.
Le gouvernement britannique nie pourtant l’existence du racisme institutionnel au Royaume-Uni. Suite à la publication en mars dernier d’un rapport indépendant sur les procédures disciplinaires et la culture au sein de la police londonienne qui l’a qualifié d’« institutionnellement » raciste, misogyne et homophobe, Braverman a refusé d’accepter cette conclusion, déni partagé par le précédent ministre de la Justice Dominic Raab. Or, une analyse de la politique des gouvernements successifs britanniques en matière de migration suggère que le racisme institutionnel dépasse de loin la police et gangrène l’État britannique.
Ce dernier projet de loi sur l’immigration n’est pas le seul fait de certains individus. Il n’est pas non plus une aberration qui va à l’encontre d’une longue tradition de tolérance de d’accueil des migrant·es. Au contraire, il est fermement ancré dans une tradition qui trace les frontières de la citoyenneté en fonction de la différence raciale. Politiquement, il sert un rôle primordial dans une stratégie de populisme autoritaire, alimentant les divisions culturelles qui opposent une classe ouvrière blanche mythique aux « élites cosmopolites ». Il ignore ainsi l’hétérogénéité raciale de la classe ouvrière afin de mieux la diviser et de détourner l’attention des multiples crises auxquelles la population britannique est confrontée, de la crise du coût de la vie à la crise des services publics en passant par la crise climatique.
Comme Mondon et Winter le soulignent dans leur ouvrage Reactionary Democracy (Verso, 2020), c’est dans l’intérêt de l’État libéral de nier toute accusation de racisme afin de perpétuer le mythe d’une société post-raciale qui aurait rejeté le racisme grossier du passé, en conflit avec l’ordre social et politique libéral contemporain (ou du moins avec la perception et la représentation qu’il a de lui-même). L’image d’une société britannique multiculturelle, gouvernée par le petit-fils d’immigrés d’origine indienne, avec une ministre de l’Intérieur elle aussi issue de l’immigration, sert à légitimer des formes de racisme plus subtils comme le racisme institutionnel, perpétuant le racisme s’incarnant sous une forme libérale. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien de racisme et que c’est bien dans cette optique qu’il faut comprendre ce dernier projet de loi contre l’immigration illégale.