International

Syndicalisme, une vue depuis le Sénégal

Politiste

Remises en question en France au moment des Gilets jaunes, les organisations syndicales se sont retrouvées sur le devant de la scène à l’occasion du mouvement contre la réforme des retraites, prouvant qu’elles conservaient un important pouvoir de mobilisation. Mais à quoi ressemble cette forme d’organisation si familière dans d’autres contextes, marqués par l’omniprésence de ce qu’il est convenu d’appeler l’emploi informel ? Prenons l’exemple du Sénégal.

Le syndicalisme est issu de la période industrielle en Europe et son essor est indissociable de celui du salariat. Il en va cependant autrement ailleurs. En Afrique francophone, cette forme d’organisation a été importée par le biais des activités des organisations syndicales de la métropole française sur les territoires colonisés, puis par le biais de la coopération entre les centrales françaises et les organisations des pays nouvellement indépendants. Dans un pays comme le Sénégal les emplois du secteur informel constituent près de 90 % de l’emploi total selon certaines estimations. Le secteur du transport est considéré comme l’archétype du secteur informel. Tout comme en France, il est cependant également l’un des bastions du syndicalisme.

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Une grève

Dans l’actualité récente, un évènement a rappelé aux Sénégalais – si cela était encore nécessaire – toute la puissance des organisations syndicales dans le secteur du transport. Dans la nuit du 8 janvier 2023, deux cars entrent en collision sur le principal axe routier du pays. Les pneus d’un des véhicules ont brusquement éclaté. L’accident a fait 40 morts. Un deuil national de trois jours est décrété. Peu après, le 16 janvier, vingt personnes trouvent la mort sur la route. Cette fois-ci, un mini-van aménagé pour accueillir des passagers a percuté un âne qui déambulait sur la chaussée. La succession de ces deux accidents et le nombre important de décès qu’ils ont engendrés provoquent un débat d’ampleur sur le transport de passagers.

Dans la presse, sur les plateaux télé, dans la rue, dans les conversations privées, on parle de transport. Tout le monde a son avis, une histoire, une anecdote. Les discours sont relativement uniformes : le parc de véhicules est vétuste, les chauffeurs manquent de formation, les forces de l’ordre ne sanctionnent pas assez les infractions des chauffeurs, l’État recule à chaque fois lorsqu’il s’agit de réguler ce secteur de l’économie. Le sujet devient également politique. Le ministre des Transports est le beau-frère du Président. L’opposition et certains éditorialistes n’hésitent pas à le désigner comme l’une des causes de ces accidents. Le ministre n’aurait eu son poste que grâce aux liens qu’il entretient avec le Président. Le fait qu’un deuxième accident ait eu lieu de façon si rapprochée du premier est perçu comme l’ultime preuve de son incompétence.

Lorsqu’on les met bout à bout, les discours produits à l’occasion de cette séquence médiatique sur le transport dessinent les contours d’un secteur de l’économie entièrement autonome de l’État. Logiquement, les mesures prises par le gouvernement à l’occasion d’un conseil des ministres spécial s’efforcent de renforcer le contrôle de l’État sur ce secteur. Les contrôles routiers doivent être accrus, les voyages de nuits sont interdits, le parc doit être modernisé grâce à l’aide de l’État. Les 22 mesures (qui deviendront 23 quelques heures plus tard) sont cependant perçues comme injustes par une partie des organisations syndicales du secteur qui décident de déposer un préavis de grève illimitée.

Le mot d’ordre de grève est relativement bien respecté dans l’ensemble du pays pendant plusieurs journées, seules les compagnies publiques s’y sont soustraites. Point important, la grève ne s’accompagne pas de manifestations, elle se suffit à elle-même. Ce mouvement fait écho à d’autres. Les travailleurs du secteur du transport se mettent en grève de façon quasi rituelle au moins une fois par an depuis les années 1990. Comme à leur habitude, les reportages télévisés diffusent les images des gares routières remplies de véhicules à l’arrêt, des bords de routes bondés par les passagers à la recherche d’un moyen de transport, ainsi que les interviews des leaders de l’intersyndicale énonçant leurs principales revendications et celles des usagers se plaignant de la gêne occasionnée. Dans un contexte où seule une infime partie des Sénégalais dispose d’un véhicule particulier, les transports publics sont un secteur hautement stratégique.

Le conflit s’arrête après quelques jours, sur intervention des autorités religieuses. Nous sommes à la veille d’un pèlerinage important et l’intersyndicale commence à se diviser. Le coût de la grève commence par ailleurs à se faire sentir pour les chauffeurs. Les autorités religieuses s’engagent à relayer les demandes des représentants du secteur auprès de l’État. Le mouvement ne reprendra pas…

La syndicalisation d’un secteur informel

L’histoire de ce secteur de l’économie fait écho à celle de nombreux autres pays d’Afrique subsaharienne. Elle fournit des éléments de compréhension sur l’ancrage syndical dans ce secteur, notamment la principale organisation de l’intersyndicale à l’origine de ce mouvement de grève : le Syndicat national des travailleurs du transport routier du Sénégal (SNTTRS).

À la fin des années 1960, la politique économique du Sénégal est relativement inchangée au regard de celle menée durant les dernières années de la colonisation. Les intérêts français et libanais sont privilégiés aux dépens des intérêts des entrepreneurs sénégalais. En 1968, à la faveur d’un mouvement social d’une ampleur inédite, le milieu entrepreneurial sénégalais fait pression sur le pouvoir pour changer cette situation. Une politique de « sénégalisation » de l’économie est mise en place. Les entrepreneurs sénégalais jouent un rôle plus important dans les chambres de commerce, ils bénéficient surtout de marchés publics importants et de prêts de la part de sociétés de crédit semi-étatiques qu’ils ne remboursent que rarement.

Cette nouvelle politique publique bénéficie notamment aux entrepreneurs engagés dans le transport. Des transporteurs disposant d’un parc de véhicules important apparaissent. Ils se regroupent dans une fédération au sein de laquelle les prêts et les marchés publics sont partagés. Ces derniers nouent des liens avec le parti au pouvoir, ils occupent pour certains des postes de députés et sont les émissaires du parti présidentiel dans les régions. Certaines parties de l’espace urbain leur sont allouées. Ils y organisent le transport en s’appuyant notamment sur les chauffeurs qui conduisent les véhicules leur appartenant.

La mise en place de politiques d’inspiration libérale promues par les institutions financières internationales dans les années 1980 – les ajustements structurels – modifie quelque peu la situation, mais n’y met pas fin. Durant les années 1980, la libéralisation des importations, mais aussi des licences pour devenir propriétaire de transport en commun, démocratise l’exploitation des véhicules de transport. Le nombre de chauffeurs propriétaires de leur véhicule s’accroît. Ces derniers remettent en cause l’ascendant des grands propriétaires des années 1970 sur l’organisation du transport. Ils s’organisent en associations locales appelées « regroupement » et s’emparent progressivement de la gestion des gares routières sur l’ensemble du territoire. Dès lors, ce sont les regroupements et leur bureau exécutif qui dirigent les gares depuis lesquelles ils encadrent les départs des véhicules.

À la suite de nombreuses grèves menées dans les années 1990, ces associations s’imposent non seulement dans l’espace public, mais aussi auprès des autorités comme les principaux représentants du secteur du transport. Leurs représentants nouent des relations quotidiennes étroites avec les représentants de l’État, aussi bien parmi l’administration que le parti présidentiel. Préfet, gouverneur, haut gradé de la police ou de la gendarmerie concourent d’ailleurs à la nomination des représentants de ce qui relève désormais d’un véritable groupe professionnel.

Durant la décennie 1990, le parcours de cet agglomérat d’associations professionnelles réparties dans les différentes gares routières du pays rencontre celui du syndicat des travailleurs du transport. Le syndicat est alors en position de faiblesse. Son audience se restreint à la seule capitale sénégalaise : Dakar. Il est rattaché à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS). La centrale est historiquement proche du pouvoir. Elle demeure la plus puissante du pays. La libéralisation politique la met cependant en concurrence avec de nouvelles centrales.

Dans ce contexte, le secrétaire général du syndicat des travailleurs du transport effectue alors un travail de terrain afin d’élargir sa base. Il parcourt l’ensemble des régions du Sénégal afin d’établir des connexions entre son syndicat et les regroupements. Ces derniers gravent progressivement leur appartenance au syndicat dans leurs statuts. En 2000, ce travail débouche sur l’éviction du secrétaire général au profit d’un pur produit des regroupements.

Le syndicalisme au quotidien[1]

En dehors des périodes de mobilisation, à quoi ressemble le quotidien d’un représentant syndical au sein d’une gare routière ? La principale tâche d’un syndicaliste au sein d’une gare routière ne consiste pas à défendre les travailleurs contre les abus potentiels de leurs employeurs. Cela aurait peu de sens, dans la mesure où une partie des chauffeurs exploitent leur propre véhicule et où les représentants syndicaux sont souvent eux-mêmes propriétaires de véhicule. Elle consiste plutôt à défendre les chauffeurs contre les représentants de l’État et notamment les « tracasseries policières ».

Cette activité passe par les « interventions ». Une intervention consiste à intercéder en faveur d’un chauffeur auprès des autorités pour que ce dernier échappe à la sanction administrative normalement prévue. Les interventions concernent la plupart du temps les retraits de permis, mais elles peuvent également concerner des chauffeurs impliqués dans des accidents. Les représentants de la profession spécialisés dans ce domaine passent ainsi leur journée à écumer les postes de police et de gendarmerie pour tenter de récupérer les permis des chauffeurs sanctionnés. Cette activité est considérée comme essentielle par les chauffeurs qu’ils représentent, elle est au fondement de la popularité de leurs représentants.

Au-delà, les activités d’un représentant syndical consistent à organiser l’attente des chauffeurs dans les gares, soit leur principal lieu de travail en dehors de l’habitacle de leur véhicule. Les départs des véhicules fonctionnent suivant la règle du « premier arrivé, premier parti ». Cette attente peut durer entre quelques heures et quelques jours et beaucoup de chauffeurs préfèrent patienter dans les gares entre deux trajets plutôt que de rentrer chez eux. Le travail ordinaire des représentants de la profession consiste alors à faire respecter leur tour aux chauffeurs et, par la même occasion, à collecter les taxes sur lesquelles les membres des regroupements se rémunèrent. Au début des années 2010, le ministère des Infrastructures et du Transport a estimé que les gares de la région de Dakar généraient ainsi à elles seules 1,65 milliard de FCFA chaque année, soit près de 2,5 millions d’euros[2].

Les activités quotidiennes des représentants de la profession consistent également à redistribuer l’argent ainsi collecté auprès des chauffeurs. Cette redistribution prend diverses formes. Elle a lieu en cas de décès auprès de la famille du chauffeur concerné, en cas de naissance d’un enfant ou encore de maladie. Elle rapproche les regroupements des associations mutualistes dans lesquelles le syndicalisme trouve son origine en Europe. C’est de cet ensemble d’activités que les regroupements et à travers eux que le Syndicat national des travailleurs du transport tire son pouvoir de mobilisation.

À travail illégitime, organisation illégitime

Dans le monde syndical, les représentants des regroupements et par extension ceux du Syndicat national des travailleurs du transport sont parfois considérés comme de faux syndicalistes par les militants des secteurs où le salariat domine. Ce jugement est indissociable du statut occupé par les chauffeurs dans le monde du travail, où ceux-ci sont considérés comme l’avant-garde d’un secteur informel archaïque supposé étranger aux formes d’organisation caractérisant le monde du travail moderne. Il rejoint le constat de l’Organisation internationale du travail dans certains de ces documents, pour qui l’ « organisation » des travailleurs du secteur informel est un des leviers vers le travail décent, suggérant ainsi que les travailleurs de l’informel ne disposent pas déjà d’organisations les représentants. Ce qui, dans le cas du transport, mais aussi de bien d’autres activités, est faux.

Cette situation tranche avec la façon dont sont traitées les organisations de travailleurs prenant racine dans des formes d’emplois issues des transformations récentes du capitalisme en Europe ou aux États-Unis, et à propos desquelles il est plus souvent question d’une « revitalisation syndicale » plutôt que d’un dévoiement des formes d’organisations légitimes des travailleurs. Ces discours n’auraient aucune importance s’ils ne justifiaient pas tantôt l’éviction des organisations représentant les travailleurs du labélisés comme informel du dialogue social, tantôt leur remplacement par des organisations non gouvernementales jugées plus légitimes. De fait, l’une des principales critiques des syndicats du secteur du transport lors de la grève de janvier ne concernait pas les mesures prises par le gouvernement en elles-mêmes, mais bien l’absence totale de concertation. Un invariant me direz-vous….

NDLR : Sidy Cissokho a récemment fait paraître Le transport a le dos large : Les gares routières, les chauffeurs et l’État au Sénégal (1968-2014), EHESS, 2022.


[1] On renvoi ici au site du projet du même nom.

[2] Communiqué du ministère des infrastructures et du transport, 2012.

Sidy Cissokho

Politiste, Chargé de recherche au Clersé, Université de Lille, CNRS

Notes

[1] On renvoi ici au site du projet du même nom.

[2] Communiqué du ministère des infrastructures et du transport, 2012.