Écologie

Jusqu’où assumer la contre-violence en Anthropocène ?

Politiste, Politiste

Sainte-Soline fut le témoin d’un nouveau rapport à la violence : la violence comme stratégie d’action. Ce nouveau rapport à la violence manifeste l’extrême détermination des militants écologistes, qui plonge ses racines dans la conviction que la situation écologique confronte l’humanité à une menace existentielle. Cette violence exprime aussi la défiance à l’égard des mécanismes démocratiques, qui ne sont plus perçus comme opérants.

L’Anthropocène – cette époque géologique de l’impact global et massif de l’humanité en tant qu’espèce sur l’ensemble de la biosphère – marquerait-elle aussi l’avènement d’une violence inédite du côté des écologistes ?

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Derrière le symbole des méga-bassines se dessine un motif global de lutte : la défense du « Terrestre », contre le franchissement catastrophique des limites planétaires. Sainte-Soline marque-t-elle un changement historique du mouvement écologiste face à l’usage de la violence : une reconnaissance tacite de la nécessaire légitime violence pour répondre à l’inconséquence mortifère des autorités ?

Il est nécessaire de reconnaitre que, du côté des manifestants, la rhétorique de la violence était au cœur de l’action. Comme le chantaient les militants dans les cortèges : « À Sainte-Soline, la guerre de l’eau est déclarée ! On est là pour la gagner ! ». On peut bien sûr se rassurer en opposant la violence de radicalisés écologistes « d’ultra-gauche » et de black-blocks contre un service d’ordre républicain, ou bien en dénonçant la violence démesurée d’un appareil ultra-répressif envers de pacifistes manifestants écologistes. La férocité des forces de l’ordre s’est pleinement exprimée dans son refus de différencier les manifestants ; l’absence de discernement dans l’usage de la force témoigne de la volonté de réduire 20 000 personnes à la seule figure de l’activiste violent. Ainsi, l’un des auteurs de ces lignes, chercheur en situation de handicap, brandissant ostensiblement sa canne blanche, s’est vu gratifié d’une grenade assourdissante à quelques centimètres du visage, le condamnant à la surdité pendant plusieurs heures angoissantes (tandis que son guide avait les yeux brûlés par le souffle de l’explosion). On peut certes se réjouir que la tentative, peu fair play, des forces de l’ordre de rendre sourd un aveugle ait échoué !

La situation est bien évidemment infiniment plus complexe que cette polarisation manichéenne. Car, si l’usage disproportionné de la violence par les forces de l’ordre est une évidence, il faut aussi regarder l’instrumentalisation offensive de cette violence du côté des manifestants. Le panorama des militants anti-bassines dessine une diversité de tactiques pouvant s’interpréter comme une gradation de la violence et de son utilisation. Du cookie vegan offert aux manifestants ou à la tortue gonflable que l’on souhaite faire nager dans la bassine, à la meuleuse ou au tir de mortier, l’extrême différence de ces méthodes n’en cache pas moins une complémentarité assumée dans la répartition de l’intensité de l’usage de la violence.

En effet, la brutalité des black-block – intensité maximale de la violence –, est en même temps une violence solidaire qui détourne la répression des forces de l’ordre de la masse des manifestants. La chaîne humaine autour de la bassine n’aurait ainsi jamais été possible sans le dévouement de ces combattants de premières lignes.

Cette complémentarité procède d’une répartition de la gradation de la violence, de son acceptation implicite par certains et de son utilisation assumée par d’autres. À Sainte-Soline, nous avons entendu l’immense clameur qui résonna sur ce qui était devenu un champ de bataille lorsque les véhicules des forces de l’ordre s’embrasèrent. Elle était une réplique vengeresse face aux centaines de blessés parmi les manifestants. Des militants qui « savaient faire » avec la violence, aux représentants syndicaux et politiques, en passant par la multitude d’écologistes ayant plus d’appétence à se déguiser en girafe, de cette diversité émergea l’usage coordonné d’une forme de violence offensive maîtrisée (l’action directe radicale, le sabotage ciblé…). Sans renoncer à la non-violence, on voit ainsi s’affirmer l’idée d’une extension des formes d’action directe plus offensives.

C’est, sans doute, l’expression d’une phase transitoire qui voit l’effritement de la distinction fondamentale chez les écologistes entre la violence et la non-violence. La question n’est pas nouvelle. En 1975, l’écrivain Edward Abbey posait les fondements de la justification de la violence[1], donnant ainsi naissance à l’activisme eco-warrior. En 1980, Bernard Charbonneau, l’un des principaux théoriciens d’une écologie de la survie, écrivait : « En attendant, à chaque instant, l’on se casse le nez sur ce mur ; furieux de l’échec de la non-violence, on est tenté par le terrorisme. Un beau jour, à Malville ou ailleurs, l’on se voit dans l’obligation d’être anéanti ou de se battre[2]. » Plusieurs décennies plus tard, le philosophe Günther Anders plaidait pour l’usage d’une « contre-violence », en raison de l’inefficacité des répertoires de contestations[3]. En 2019, l’écoféministe Starhawk revendique le droit à utiliser une « autodéfense active », ou « action directe libérée »[4].

Sans renoncer aux stratégies non-violentes (qui sont somme toute des actions directes aussi), désormais, il est envisageable de considérer la violence comme une extension des modes de lutte. De fait, certains militants écolos semblent à présent considérer que cette stratégie est acceptable au regard de son efficacité (tout au moins proclamée) ou au nom de l’ampleur de la menace existentielle qui pèse sur le système Terre. Mais dans cette perspective, n’oublions pas de prendre en compte les conséquences de son utilisation. Ainsi, jusqu’où encourager ces militants qui n’ont pas peur d’avoir peur de leur propre fin, au nom de l’intérêt supérieur du Terrestre ? Peut-on se satisfaire de ces incitations à la violence qui ne tiennent pas compte de ses effets rebonds ? Saboter un pipeline comme réponse générale à la question énergétique[5], doit-il se faire sans tenir compte des résultats en chaîne (par exemple, sur l’absence d’approvisionnement énergétique des hôpitaux) ? Cette indifférenciation des effets de la violence doit être prise en considération, sans faux-semblant.

La violence exprime la défiance à l’égard des mécanismes démocratiques qui ne sont plus perçus comme opérants.

Mais pourquoi le cas de Sainte-Soline provoque-t-il plus de débats sur la question de la violence ? La répartition du poids de la violence chez les militants n’est pas nouvelle, souvenons-nous de Sivens, de Notre-Dame-des-Landes ou bien encore de Bure, pour n’évoquer que des cas récents. Mais ce qui s’est joué face aux méga-bassines, c’est la proclamation du droit à pratiquer une désobéissance offensive. Le fait que le « sabotage » après avoir subi un glissement sémantique en « écotage » prend aujourd’hui la forme du « désarmement » témoignerait donc bien plus d’une nouvelle perception de la violence écologique que d’une tentative de minimiser un acte délictueux.

Ce nouveau rapport à la violence comme stratégie d’action témoigne d’une double évolution au sein des mouvements écologistes. Premièrement, elle exprime l’extrême détermination des militants écologistes, qui plonge ses racines dans une conviction profonde : la situation écologique confronte l’humanité à une menace existentielle qui ne souffre aucune négociation, ni aucun délai dans la nécessité d’arrêter de détruire le monde maintenant ! Et cette fois, maintenant, c’était à Sainte-Soline. Les menaces de l’anéantissement n’ont jamais été plus présentes, d’où l’impérieuse nécessité de résister, par tous les moyens, même violents ! Sainte-Soline voit s’installer la coordination dans la répartition de l’usage de la violence et l’amorce d’une responsabilité assumée dans les conséquences de ses effets.

Deuxièmement, la violence exprime la défiance à l’égard des mécanismes démocratiques qui ne sont plus perçus comme opérants. La chose n’est pas nouvelle (souvenons-nous des faucheurs d’OGM qui justifiaient leur action en raison de la défaillance des principes représentatifs). Mais elle prospère dans la lassitude démocratique : à quoi bon continuer à participer à des processus sans fins et sans finalités de transformation ? En effet, il y a un gouffre saisissant entre l’absence d’élan politique aux urnes et l’extrême détermination des militants qui, après avoir fait parfois plus de dix heures de route, passé une nuit sous des torrents de pluie glaciale, marchèrent plusieurs heures dans la boue en portant un immense oiseau de bois pour finalement risquer leur vie dans le chaos d’affrontements violents.

Ces deux principales justifications de la violence (la lutte contre l’anéantissement et l’épuisement démocratique) échappent totalement aux conceptions écologiques du gouvernement. Au lieu de s’interroger sur ce qu’il défend, symboliquement, à Sainte-Soline (une conception obsolète de l’agriculture, l’appropriation exclusive du vivant pour certains, la compétitivité des territoires…), il préfère considérer que toute violence est une violence contre les institutions. La militarisation des moyens répressifs pourra-t-elle contenir cette volonté de défendre (à tout prix !) le vivant ?

Cette montée aux extrêmes de part et d’autre ne peut qu’aboutir à minimiser l’urgence écologique, en déplaçant le débat politique sur la violence réalisée au nom de l’urgence, plutôt que de le concentrer sur les raisons du maintien d’une violence généralisée faite au vivant.


[1] Dans Le gang de la clef à molette, Gallmeister, 2005.

[2] Bernard Charbonneau, Le feu Vert. Autocritique du mouvement écologique, l’Échappée, 2022 [1980], p. 106.

[3] Günther Anders, La Violence : oui ou non. Une discussion nécessaire, Éditions Fario, 2014.

[4] Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global, Cambourakis, 2019.

[5] Andréas Malm, Comment Saboter un Pipeline, La Fabrique, 2020.

David Porchon

Politiste, Doctorant en science politique au laboratoire Printemps et au Lirfe

Bruno Villalba

Politiste, Professeur de science politique à AgroParisTech et membre du laboratoire Printemps

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Dans Le gang de la clef à molette, Gallmeister, 2005.

[2] Bernard Charbonneau, Le feu Vert. Autocritique du mouvement écologique, l’Échappée, 2022 [1980], p. 106.

[3] Günther Anders, La Violence : oui ou non. Une discussion nécessaire, Éditions Fario, 2014.

[4] Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global, Cambourakis, 2019.

[5] Andréas Malm, Comment Saboter un Pipeline, La Fabrique, 2020.