Politique

Décivilisation : prendre Elias au sérieux

Sociologue

En réponse à celles et ceux qui ont vu dans l’usage du terme décivilisation par Emmanuel Macron un clin d’œil appuyé aux fantasmes de l’idéologue d’extrême droite Renaud Camus, l’entourage du chef de l’Etat a brandi la référence au sociologue Norbert Elias. Alors chiche, prenons au sérieux cette drôle de note de bas de page.

Les mots, accessibles à tous, ne sont la propriété de personne. C’est ainsi qu’un jeune prétendant à la présidence de la République, idéologiquement ancré dans la droite libérale-conservatrice, a pu ériger le terme « révolution » en un mot d’ordre de sa campagne sans qu’on puisse formellement lui en faire grief.

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Toutefois, il est évident que son usage de ce mot s’écarte de la signification émancipatrice qui lui est traditionnellement prêtée par la gauche politique. Pour le candidat, devenu président, le mot « révolution » exprime la volonté d’intensifier l’emprise de la dynamique d’accumulation capitaliste sur l’État et la société. Et bien que cette dynamique menace de façon avérée la survie de l’humanité, cela n’altère en rien son droit de qualifier cette ambition de « révolutionnaire », tant qu’il est sans équivoque dans sa communication et qu’il n’induit pas le public en erreur.

Ce qui vaut pour le mot « révolution » s’applique mutatis mutandis au mot « décivilisation », récemment prononcé par ce même président de la République pour poser un diagnostic sur les maux qui affligent la société française et exhorter le gouvernement à agir. Ce terme résonne facilement avec les fantasmes d’idéologues d’extrême droite, à l’instar de Renaud Camus, qui l’a inscrit en titre d’un livre paru en 2011. Cependant, la sémantique de la « décivilisation » véhiculée dans cette littérature – si on peut l’appeler ainsi – rend alors inenvisageable de se réfugier derrière la référence au sociologue Norbert Elias, opportunément brandie par l’entourage du président pour justifier ce choix lexical. Ce serait comme prétendre que le mot « révolution » avait été employé par le futur président de la République dans l’esprit de Karl Marx ou d’Auguste Blanqui, plutôt que dans un sens proche de celui que lui donnaient Milton Friedman ou Margaret Thatcher.

Malgré le halo droitier qui, dans le contexte politique actuel, se dégage du mot « décivilisation » – un fait que de nombreux comment


[1] Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation: soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol., Bâle, Verlag Haus zum Falken, 1939. Traduit et publié en français dans deux ouvrages séparés, La civilisation de mœurs et La dynamique de l’Occident.

[2] Norbert Elias, « Beitrag zur Diskussion über Richard Thurnwald. „Die Anfänge der Kunst“ », in Gesammelte Schriften, t. 1, Frühschriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, p. 116. Ce point de vue a été repris et approfondi par son disciple Johan Goudsblom, qui a analysé la découverte du feu comme un processus de civilisation, montrant exemplairement que ce concept doit être envisagé comme un élément constitutif du processus d’humanisation lui-même. Johan Goudsblom, « The Domestication of Fire as a Civilizing Process », Theory, Culture & Society, vol. 4, n2-3, 1987, p. 457-476.

[3] Sur ce concept central dans l’œuvre d’Elias, voir Cas Wouters, « Have Civilising Processes Changed Direction? Informalisation, Functional Democratisation, and Globalisation », Historical Social Research, vol. 45, n2, 2020, p. 293-334.

[4] Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux XIXe et XXe siècles, Éditions du Seuil, 2017. Elias est parfaitement explicite sur cet enjeu existentiel qui a été la matrice de son travail sur le phénomène civilisationnel : « En réalité, le problème de la civilisation s’est d’abord posé à moi comme une affaire très personnelle, liée au grand effondrement du comportement civilisé, à la poussée de barbarisation qui s’est déroulée sous mes propres yeux en Allemagne, comme quelque chose de totalement inattendu, d’absolument inimaginable. » Norbert Elias, « Notizen zum Lebenslauf », dans Gesammelte Schriften, t. 17, Autobiographisches und Interviews, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 50.

Dominique Linhardt

Sociologue, chargé de recherche au CNRS (LIER-FYT)

Notes

[1] Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation: soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol., Bâle, Verlag Haus zum Falken, 1939. Traduit et publié en français dans deux ouvrages séparés, La civilisation de mœurs et La dynamique de l’Occident.

[2] Norbert Elias, « Beitrag zur Diskussion über Richard Thurnwald. „Die Anfänge der Kunst“ », in Gesammelte Schriften, t. 1, Frühschriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, p. 116. Ce point de vue a été repris et approfondi par son disciple Johan Goudsblom, qui a analysé la découverte du feu comme un processus de civilisation, montrant exemplairement que ce concept doit être envisagé comme un élément constitutif du processus d’humanisation lui-même. Johan Goudsblom, « The Domestication of Fire as a Civilizing Process », Theory, Culture & Society, vol. 4, n2-3, 1987, p. 457-476.

[3] Sur ce concept central dans l’œuvre d’Elias, voir Cas Wouters, « Have Civilising Processes Changed Direction? Informalisation, Functional Democratisation, and Globalisation », Historical Social Research, vol. 45, n2, 2020, p. 293-334.

[4] Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux XIXe et XXe siècles, Éditions du Seuil, 2017. Elias est parfaitement explicite sur cet enjeu existentiel qui a été la matrice de son travail sur le phénomène civilisationnel : « En réalité, le problème de la civilisation s’est d’abord posé à moi comme une affaire très personnelle, liée au grand effondrement du comportement civilisé, à la poussée de barbarisation qui s’est déroulée sous mes propres yeux en Allemagne, comme quelque chose de totalement inattendu, d’absolument inimaginable. » Norbert Elias, « Notizen zum Lebenslauf », dans Gesammelte Schriften, t. 17, Autobiographisches und Interviews, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 50.