Société

Le Code de la rue, bien plus qu’une histoire de mobilité urbaine

Urbaniste

Loin d’être seulement un plaidoyer pour le ralentissement, l’idée d’un Code de la rue marque un changement de philosophie crucial dans la gestion de la voie publique : les caractéristiques sociales se retrouvent au cœur du projet urbain, où l’on donne la priorité aux plus faibles et à la connexion non polluante au sein d’un espace public repensé comme tel.

En envisageant de mettre en place un Code de la rue durant l’été 2023 pour répondre aux préoccupations de ses habitants concernant la sécurité routière, la ville de Paris poursuit sa lancée pour pacifier ses rues et rééquilibrer le partage de l’espace public.

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Mais au-delà du changement de paradigme de mobilité que nécessite la transition écologique de la ville dense, c’est une opportunité pour les habitants de faire évoluer les modes de vie en milieu urbain. Loin des polémiques liées à la vitesse ou de l’idéalisation de la ville-village souvent maladroitement induite derrière l’urbanisme de proximité, les habitants ont un rôle à jouer pour se servir de l’espace public afin de retrouver une délibération publique qui a besoin d’expériences d’altérité plus abouties. Plus que de bonne morale, il s’agit plutôt d’un projet philosophique pour la ville.

Le terme de Code de la rue s’est installé en 2003 en Belgique en s’introduisant dans l’ancien Code de la route afin de « modifier les mentalités et les comportements des divers usagers, de manière à organiser un partage équilibré de l’usage de la voie publique ». Cela signifie un changement de philosophie crucial dans la gestion de la voie publique dont on reconnait ainsi les caractéristiques sociales et où l’on donne la priorité aux plus faibles, piétons et cyclistes. Depuis lors, le concept a été largement diffusé dans d’autres pays et notamment en France où il a inspiré une réforme législative en matière de sécurité routière en 2008[1]. À l’origine, il émane de la mobilisation d’associations de défense des usagers de la rue face à l’augmentation des accidents de piétons et de cyclistes. Elles réclament des mesures pour pacifier la circulation et réduire la vitesse des véhicules motorisés en s’appuyant sur de nombreuses expériences d’aménagement qui ont fleuri dans toute l’Europe dès les années 1970.

Parmi elles, l’association « Rue de l’Avenir » s’était fortement mobilisée dès les années 1980, publiant une série de bulletins préconisant la limitation de la vitesse et le réaménagement de l’espace public en faveur des modes doux. Plus tard, le « Réseau RUES pour une mobilité conviviale et sûre » a donné au Code de la rue une dimension internationale en s’appuyant sur de nombreuses démarches similaires. En Italie, les « zone a traffico limitato » abrégées « ZTL ». Aux Pays-Bas, la doctrine du shared space. Cette dernière a engagé la transformation des rues en supprimant les marquages au sol et toute autre forme de signalisation, favorisant ainsi l’attention, la responsabilisation des usagers et le partage de l’espace en mettant tous les modes de transport sur un même pied d’égalité. Plus qu’un projet de mobilité, le shared space s’est alors rapidement révélé comme une démarche globale, d’urbanité et de citoyenneté.

Le Code de la rue, un projet d’urbanisme

On retrouve ces principes dans des démarches généralistes : « ville apaisée », « conviviale », « dès 30 km/h » ou encore « ville du quart d’heure ». Dans des contextes particuliers, ces notions témoignent de la recherche d’une ville plus agréable à vivre pour ses habitants en passant à une logique favorable aux modes de déplacements doux qui lutte contre l’organisation des villes en zones monofonctionnelles et les TIM (Transport individuel motorisé). Cette logique porte l’idée que les citoyens peuvent s’approprier l’espace public, impliquant la coopération de différents acteurs dans sa conception et son aménagement.

À contre-pied du développement néolibéral des centres urbains basé sur la rationalité instrumentale et le fonctionnalisme en vogue au XXe siècle, ces réflexions s’inscrivent dans une histoire de la planification urbaine destinée à rendre la ville « plus humaine ». Parmi les grandes figures de cette histoire, on peut citer l’activiste et théoricienne américaine Jane Jacobs qui avait signalé l’importance de la mixité sociale et de la densité urbaine dès les années 1960. Dénonçant la simplification de la rue, c’est-à-dire de ces rues monofonctionnelles qui ne permettent ni la rencontre ni la reconnaissance, ses idées sont un plaidoyer pour un urbanisme capable de s’intéresser à la politique de la rue et des gens.

Plus récemment, l’urbaniste danois Jan Gehl a étudié l’impact de la qualité des espaces publics sur la vie sociale des habitants, ce qui a entrainé de nombreuses réflexions dans le milieu de l’urbanisme, faisant évoluer la manière dont on planifie les villes en prenant en compte les besoins sociaux et culturels des habitants. La rue est de plus en plus comprise comme un espace de vie, de diversité, capable d’accueillir l’altérité. C’est le lieu de l’espace public d’Habermas, celui de la délibération qui, en pacifiant les modes de mobilité et en protégeant les plus faibles, rend possible plusieurs manières d’exprimer son urbanité, voire même d’envisager une urbanité infantile.

Ailleurs en Europe, des démarches similaires au Code de la rue sont en train de changer le visage des métropoles. Le Superblock barcelonais a par exemple fortement gagné en popularité et de nombreuses villes telles que Londres, Berlin, Bruxelles, Copenhague, Milan, Vienne, Rotterdam, ou encore Zurich sont en train de faire évoluer leurs règles de mobilité et d’urbanisme en se basant sur le projet de la capitale catalane. Le principe : plusieurs îlots d’un quartier sont regroupés en une seule unité de circulation automobile où le trafic est limité et ralenti. Inspirés du plan Cerdà, projet d’extension de Barcelone dessiné par le fameux ingénieur et urbaniste catalan à la fin du XIXe siècle qui dessinait déjà une Barcelone vivante et verte, les Superblocks représentent un retour à un urbanisme pré-automobile et dessine un partage plus équitable de l’espace urbain. Les voies intérieures des îlots sont réservées aux piétons, aux cyclistes et aux petits véhicules électriques, tandis que les voies principales sont destinées aux transports publics et aux véhicules de livraison. Simple bon sens.

Mais, comme toutes les mesures liées à l’espace public et à la mobilité, le Code de la rue suscite des critiques de la part de certains acteurs économiques et de la route qui voient dans ce concept une atteinte à la liberté de circuler et un ralentissement global qui serait un obstacle au développement économique de la ville. L’exemple est manifeste à Paris. La ville a démontré sa capacité à mettre en œuvre très rapidement les principes du Code de la rue en construisant des pistes cyclables, piétonnisant certaines zones, créant des zones de rencontre, etc. Et bien que le Code de la rue ne soit pas qu’un projet de gauche – d’ailleurs les villes mentionnées plus haut ne sont pas des bastions écologistes, les critiques ont émergé de toute part et la maire Anne Hidalgo est devenue la représentante de ce clivage malgré le fait que cela s’insère dans une histoire de l’urbanisme qui dépasse les frontières. Ada Colau, la maire de Barcelone, a d’ailleurs vécu la même chose. Ceci est notamment le résultat de deux enjeux stratégiques liés à l’implémentation de l’urbanisme de proximité et aux politiques de mobilité douce qui sont parfois mal négociés ou pire, instrumentalisés par les opposants.

La première erreur est de considérer le Code de la rue comme un plaidoyer pour le ralentissement. Déjà, parce que la ville est conceptuellement un lieu de vitesse tant la rapidité est présente dans les échanges sociaux et l’éclosion de nouveaux droits ou de nouveaux modes de vie. Mais surtout parce qu’elle l’est aussi concrètement lorsque l’on parle de mobilité urbaine : la vie en ville va vite et c’est justement un de ses avantages. Il faudra peut-être encore quelques années pour en faire la démonstration complète, mais les principes proposés par le Code de la rue offrent aussi des moyens de se déplacer rapidement en réduisant la présence des automobiles pour en fluidifier les axes. Aujourd’hui, dans la très grande majorité des métropoles, le système automobile urbain reste lent et peu efficace et il est aujourd’hui grand temps de mettre en place de véritables alternatives. Le vélo, les transports collectifs – taxis et bus – et même la marche, sont plus efficients pour les trajets de moins de cinq kilomètres qui représentent la grande majorité des déplacements urbains. C’est une simple mécanique des flux qui profite au plus grand nombre en limitant l’occupation de la rue par des tas de tôles au profit de moyens de transport économes en espace. Pour une fois, l’ingénierie est légitimement au cœur de l’urbanisme et elle demande une remise en cause de la hiérarchie moderne de l’espace urbain au profit des plus faibles.

Le deuxième enjeu stratégique pourra sembler paradoxal, mais il est de pouvoir éloigner ces projets urbains des arguments écologiques moralisateurs. Cela alimente des postures d’opposition qui sont contreproductives car la ville est l’affaire de tous et que la rue n’a que faire de morale. Au contraire, elle est iconoclaste, profondément politique, source de confrontations et d’altérité. La rue est cet espace où l’on rencontre l’autre et où l’urbanité peut se nourrir de toute la mixité sociale. Elle ne peut pas être aménagée par la morale qui s’impose et oppose, alors que l’enjeu est justement de créer des espaces de délibérations et de compréhension de l’autre. Elle ne peut pas créer des « rues écolos » stigmatisantes et excluantes.

Au contraire, la rue doit pouvoir permettre d’apprendre à cohabiter et de se projeter collectivement, voilà le vrai projet écologique et politique de la ville ! La végétalisation, la création d’infrastructures de mobilité douce et toutes les mesures liées au Code de la rue ont le potentiel pour devenir des supports à la mise en œuvre d’une citoyenneté urbaine capable de faire front aux problématiques contemporaines en faisant évoluer les finalités de l’être urbain. Celui-ci ne peut plus être un client ou un simple usager. Il doit assumer ses qualités de citoyens et de producteurs d’une ville plus sobre en consommation d’énergies certes, mais aussi plus résiliente et donc plus sociale. Car cette résilience si fortement demandée par tous, experts du GIEC inclus, ne s’acquiert pas uniquement par des solutions d’ingénierie. C’est aussi une posture socio-politique qui a besoin de la rue pour se faire. Qui a besoin d’espaces d’échanges et parfois même de confrontations.

Un nouveau codage politique de l’urbanité

Plus qu’une question de mobilité, le Code de la rue représente donc un levier vers une politisation des habitants des villes. Premièrement, car il ne faut pas omettre le contexte de ces aménagements, définitivement urbains, où la densité est forte et les enjeux de « vivre ensemble » importants.

Ensuite, car la ville est un outil capable d’articuler individuel et collectif, local et global, quotidien et événement et donc de créer une mise en tension suffisante pour générer de nouvelles finalités à l’être urbain, non plus consommateur et usager de sa ville, mais producteur d’une urbanité résiliente, capable d’accueillir l’altérité, de délibérer et de transiter. Ce mouvement, que l’on pourrait aussi qualifier d’urbanisme de la délibération, doit permettre d’accompagner le changement par la création d’espaces de citoyenneté dont la rue est une des bases. C’est un urbanisme qui construit des places, des rues pour tous, des écoles ouvertes, des terrasses de café qui réunissent, des axes qui sont sûrs et qui sont assez lents pour permettre à tous d’exister mais suffisamment rapides pour permettre de nous connecter. Des refuges publics qui accueillent et exposent. Des lieux qui réparent et prennent soin. Ce sont des espaces ouverts et des chronologies diverses. C’est un urbanisme qui protège les différences et les minorités et qui stimulent l’altérité pour nous amener à devenir résilients.

Ce n’est donc pas par hasard si la rue est l’espace du politique. Elle permet l’existence de l’autre tout en laissant la place à la sienne. Elle nous relie à ce monde qui est aussi composé de ce que fait la ville. Qui est dense, fait de différences, de contrastes et de questions. En cela, la sobriété du quotidien dans la rue est une réponse à l’Anthropocène. Elle permet de faire société sans refuser le questionnement de ce que nous devons être. Derrière le Code de la rue, ce sont bien de nouvelles perspectives d’urbanité que l’on perçoit, tel un nouveau codage de la ville, avec des spatialités diverses et accessibles qui permettent une nouvelle écriture de la vie urbaine.


[1] En France, le décret 2008-754 du code de la route

Matthias Lecoq

Urbaniste, chercheur associé à l’Université de Genève et urbaniste indépendant

Notes

[1] En France, le décret 2008-754 du code de la route