Des magistrats en souffrance
Le décès en octobre 2022 d’une magistrate en pleine audience à Nanterre a suscité une forte émotion dans le monde judiciaire. Cet événement dramatique s’inscrit dans une tendance longue de plusieurs années, qui a connu son paroxysme dans la publication d’une tribune en novembre 2021 dans Le Monde, à la suite du suicide d’une magistrate.
Il s’inscrit dans une réflexion générale sur les conditions de travail dans le monde judiciaire, réputées particulièrement difficiles et pouvant conduire, notamment dans la magistrature, à des risques psycho-sociaux. Si ces difficultés sont devenues un problème public, c’est aussi parce qu’elles sont causées par un sur-travail lié à un manque de personnel mais aussi à des inquiétudes quant au sens de leur mission, qui est de rendre la justice. Pour autant, au-delà de ce principe général, les difficultés varient fortement selon les lieux d’exercice, les fonctions et le moment de la carrière des magistrat·es[1].
Un constat partagé et des alertes répétées
Depuis les années 2010, les organisations syndicales de magistrat·es alertent le ministère de la Justice et l’opinion publique sur leurs conditions de travail. Dès février 2015, l’Union syndicale des magistrats (USM) publie un livre blanc intitulé Souffrance au travail des magistrats. État des lieux, état d’alerte. Il fait suite à un autre livre blanc publié en 2010, consacré à « l’état de la Justice », qui dressait un bilan très négatif de la situation du monde judiciaire. La difficulté des conditions de travail constitue en 2018, le cœur d’une enquête menée par le Syndicat de la magistrature (SM), dont les résultats paraissent en 2019 dans une brochure intitulée L’envers du décor. Enquête sur la charge de travail de la magistrature. Les résultats de l’enquête montrent que « loin de relever de la situation individuelle exceptionnelle, la souffrance au travail est une réalité silencieuse mais fréquente, produit structurel d’une organisation qui ne vise qu’à faire toujours plus avec moins ». En juin 2022, la publication de la « saison 2 » du rapport confirme la présence « [du] même épuisement, [du] même désespoir, [de] la même souffrance éthique qu’en 2019 » et en rappelle les « conséquences dramatiques pour le justiciable, qui fait de plus en plus souvent face à un juge au bord de l’épuisement professionnel ».
Cette constitution de la souffrance au travail de la magistrature en problème public trouve son acmé à travers une tribune, publiée dans Le Monde, signée d’abord par plus de 3 000 magistrat·es et fonctionnaires de greffe. Cette tribune s’ouvre sur le suicide d’une « juge placée » de 29 ans dans le Nord de la France. Montrant en quoi ce suicide a des causes professionnelles liées au sur-travail, la tribune généralise le propos en concluant que « malgré notre indéfectible conscience professionnelle, notre justice souffre de cette logique de rationalisation qui déshumanise et tend à faire des magistrats des exécutants statistiques là où, plus que nulle part ailleurs, il doit être avant tout question d’humanité ».
Notre enquête confirme ces difficultés, qui créent les conditions de ce que les sociologues nomment un « travail empêché ».
Les conditions d’un travail empêché
Ce qui émerge en premier lieu est l’importance du « débordement » du travail par rapport au temps et aux espaces du travail. Hors périodes d’astreinte et de permanence, plus de 40 % des magistrats ayant répondu à notre questionnaire disent travailler en soirée au moins plusieurs fois par semaine ; 72 % affirment ne pas réussir à prendre l’ensemble de leurs congés, et près de 80 % déclarent travailler le week-end au moins une fois par mois. D’une manière plus globale, à la question : « La quantité de travail que je fournis est trop importante », près de 72 % des magistrat·es répondent qu’ils sont plutôt d’accord ou tout à fait d’accord.
Ce débordement prend deux formes. En premier lieu, le temps du soir et du week-end est surtout consacré à « écluser » les dossiers. De fait, le travail semble ne jamais s’arrêter : les dossiers s’accumulent, et la « pile » est toujours renouvelée par l’arrivée de nouveaux dossiers. Ce thème de la « pile » de dossiers qui, comme pour Sisyphe, ne se résorbe jamais, est d’ailleurs un topos souvent présent dans les représentations que les magistrat·es ont de leur activité.
Au-delà de cette fonction d’« éclusage » qu’a le débordement, celui-ci est là aussi utilisé à un autre type d’activité, celle de la réflexion et plus encore de la rédaction. Rédiger les jugements ou les réquisitions nécessite de se soustraire aux urgences, de s’isoler un temps des collègues. Les moments ouvrés de la semaine sont en effet souvent ceux des audiences qui se prolongent ou se succèdent, et seuls les soirs, week-ends ou les congés permettent cette prise de distance à laquelle contraint le travail de rédaction.
Et de fait, la question des lieux et des espaces de travail apparaît ainsi centrale, puisqu’elle répond à la nécessité de s’isoler et/ou d’écluser.
Les ambiguïtés du télétravail
La magistrature a été sans conteste pionnière, avec quelques autres professions intellectuelles et les indépendant·es, dans le « télétravail ». Selon notre questionnaire, presque 2/3 des magistrat·es affirment travailler en partie à domicile, et 10 % le font majoritairement. Ce travail à domicile est d’autant plus courant quand les magistrat·es n’habitent pas toujours à proximité immédiate de leur lieu de travail, du fait notamment de leur mobilité géographique[2]. On retrouve en partie dans la magistrature les inégalités de genre liées au télétravail que les épisodes de confinement de 2020-2021 ont mises en lumière : la présence au domicile contraint ainsi souvent les femmes, principalement lorsqu’elles ont des enfants, à « jongler » entre activité professionnelle et activité domestique.
À l’inverse, nous avons pu entendre, de la part de cadres du ministère de la Justice, des propos relativisant ce débordement : celui-ci est alors expliqué par les marges de liberté gagnées sur le travail et la liberté d’organisation d’un temps plus flexible que l’activité permet en partie. Cette thèse de « l’enrichissement » de la vie sociale par le décloisonnement des temps résiste difficilement à l’analyse : si le télétravail est parfois recherché, il est aussi très clairement, pour les femmes, une contrainte forte – et ce d’autant plus que cette forme d’organisation de l’activité est parfois plus subie que souhaitée.
Une nette intensification du travail
À ce débordement s’ajoute l’impression souvent évoquée par les magistrat·es de faire le « sale boulot », si l’on entend par là la manière interactionniste dont des individus nomment des tâches n’appartenant pas à leurs compétences exclusives. Ce sentiment de déqualification symbolique s’ajoute au débordement, du fait de la faiblesse de ces « personnels de renfort » qui leur permettent de réaliser avec efficacité leur activité de régulation de l’ordre social.
L’intensification du travail prend également la forme de la pluri-activité contentieuse. Dans des tribunaux de petite taille, certain·es juges sont amené·es à passer, au cours d’une semaine ou même d’une journée, d’un contentieux à l’autre, et par conséquent d’un domaine du droit à l’autre. À ces « jonglages » entre les contentieux s’ajoute aussi le passage de moments de présidence d’audience à des moments d’écriture. Cette pluri-activité est bien entendu accentuée par la pénurie de magistrat·es. Les congés-maladie ou les congés-maternité non remplacés produisent le sentiment d’avoir « dix casseroles sur le feu », pour reprendre une expression souvent entendue.
Ces enjeux ont été accentués par les logiques d’accélération du temps de la réponse judiciaire. Le temps judiciaire s’est accéléré à travers la mise en œuvre de procédures managériales dites de traitement en temps réel des contentieux, donnant naissance à une « justice dans l’urgence », qui transforme profondément l’organisation des parquets, et finalement de l’ensemble de la chaîne civile ou pénale.
Enfin, les difficultés liées au matériel et aux applications informatiques complexifient encore l’activité : qu’il s’agisse des logiciels permettant le fonctionnement et la gestion de la chaîne judiciaire (CASSIOPEE pour le pénal ou PORTALIS pour le civil), ou des logiciels de gestion des ressources (humaines ou financières), les bugs sont nombreux. Le sentiment d’en être à un moment « artisanal » du déploiement informatique est très souvent présent, alors même que le ministère de la Justice, comme les autres institutions, vante son effort en ce qui concerne la « transformation numérique ».
On comprend en définitive la perte du sens de leur travail que peuvent vivre les magistrat·es, étant donné que le temps des procédures ne s’est pas toujours accéléré, et que les piles de dossiers n’ont pas décru… C’est notamment cet enjeu, combiné au sentiment de débordement, qui les met en difficulté. Ces éléments fragilisent l’ethos professionnel de l’« art judiciaire », marqué par la sérénité, le discernement et l’empathie. On retrouve là les facteurs des risques psycho-sociaux, quand des formes de sur-investissement sont reliées à des insatisfactions profondes concernant le sens du travail. C’est une situation que l’on retrouve fortement à l’hôpital et dans la plupart des autres institutions du service public comme les établissements d’enseignement primaire ou secondaire ou l’Université.
On peut enfin se demander si la souffrance au travail des magistrat·es ne vient pas aussi de l’écart entre d’une part la manière dont ces personnes considèrent leur position sociale et leur rôle dans l’État et d’autre part leurs conditions réelles. Ce décalage social crée une déclinaison d’une « névrose de classe » particulière, susceptible là aussi d’affaiblir le sens que les individus donnent à leur travail ainsi que leur confiance dans l’institution judiciaire. Ce sentiment de déception se donne à voir très clairement dans la manière dont les magistrat·es considèrent le ministère de la Justice et la Direction des services judiciaires, et au final leur actuel ministre de tutelle, Éric Dupont-Moretti – qui n’est d’ailleurs pas connu pour avoir toujours eu un regard bienveillant sur eux et elles. Il ne faut sans doute pas minimiser cet aspect très politique du sentiment d’abandon vécu par les magistrats, car il renvoie à ce sentiment de déclassement aussi bien qu’à ces difficultés ressenties de rendre une bonne justice.
Une typologie des magistrat·es au travail
Ces aspects généraux des conditions de travail ne doivent pas faire oublier des disparités fortes, lesquelles renvoient à des effets de genre, d’âge, de fonction et de juridiction. Notre analyse statistique met en avant plus précisément l’existence de quatre groupes de magistrat·es.
Composé de magistrat·es aux conditions de travail correctes, le premier groupe (27,2 % de la population) se caractérise par une faible prévalence des conflits ainsi que par une intensité du travail relativement contenue. C’est le groupe qui parvient le plus fréquemment à prendre l’ensemble de ses congé. Au quotidien, le travail en soirée est rare. À l’échelle de la semaine, deux tiers affirment ne pas travailler le week-end. Ces magistrat·es se situent à tous les moments de la carrière, même si sont sur-représentés les personnels en milieu de carrière. On relève que les lieux d’exercice sont, un peu plus souvent que pour la population générale, les cours d’appel et la Cour de cassation, avec une sur-représentation des grosses juridictions.
Le deuxième groupe (36,4 % de la population), les magistrat·es débordé·es, connaissent une intensité du travail relativement importante ainsi que des conflits (restreints) avec les justiciables. Pour le premier point, on relève que les astreintes et permanences sont fréquentes ; le travail le week-end et en soirée, sans être endémique, survient assez fréquemment. Les conflits sont relativement rares, sauf en ce qui concerne les justiciables. Cette classe concerne, de façon typique, des parquetier·es, en début ou en milieu de carrière, dans des juridictions de petite et de moyenne taille
La troisième classe (18,7 % de l’échantillon), les magistrat·es empêché·es, se caractérise par la prévalence des conflits (surtout avec les supérieurs) et une forte intensité de débordement. Le recours au télétravail important s’explique par une charge de travail qui échappe au seul lieu de travail, alors que près de 7 magistrat·es sur 10 de ce cluster reconnaissent une charge de travail trop importante. Près de la moitié de cette classe estime travailler au moins un week-end sur deux et le travail en soirée est fréquent. Le sentiment de solitude professionnelle y est particulièrement développé. Classe à deux tiers féminine, elle réunit des individus en milieu et en fin de carrière, exerçant de façon modale des fonctions au siège non spécialisées, avec une sous-représentation importante du parquet. L’exercice est plus fréquent en cour d’appel et dans de gros tribunaux judiciaires.
Composée de magistrat·es en souffrance, la quatrième classe (17,7 % des enquêté·es) cumule la conflictualité au débordement du travail. On relève pour ce groupe de nombreuses astreintes et permanences, avec un travail en soirée assez fréquent. Sans commune mesure avec les autres clusters, l’existence de conflits est souvent relevée, que ce soient avec les collègues, les directeurs et directrices de greffe, les supérieur·es ou encore les justiciables. On comprend ainsi la forte proportion d’individus ressentant là aussi des formes de solitude professionnelle. Groupe aux trois quarts féminin, les magistrat·es y sont plus souvent jeunes, exerçant au ministère public ou bien occupant des fonctions spécialisées (typiquement l’instruction, ou dans une moindre mesure, l’instance, l’application des peines, la justice des enfants).
On voit bien que c’est cette dernière classe qui rencontre le plus de difficultés. Elle renvoie aux portraits d’une population en souffrance proposé par la « Tribune des 3000 » et par les organisations syndicales. Mais cette spécificité d’un segment de jeunes magistrat·es particulièrement en souffrance ne doit pas faire oublier la problématique plus large du sur-travail et du débordement, qui est pour sa part aujourd’hui consubstantiel à l’ensemble du corps : la typologie montre que, quels que soient la fonction, le lieu d’exercice ou l’ancienneté, la souffrance au travail concerne une grande partie des magistrat·es. Si certaines configurations apparaissent particulièrement altérer la qualité de vie au travail des magistrat·es, ajoutant parfois la conflictualité au débordement, il est à parier, hélas, qu’aucun·e magistrat·e, au cours de sa carrière, au fil des postes, n’échappe, à un moment ou à un autre, à l’une ou l’autre de ces difficultés.
NDLR : Yoann Demoli et Laurent Willemez ont récemment publié Sociologie de la magistrature. Genèse, morphologie sociale et conditions de travail d’un corps (mars 2023) aux éditions Armand Colin.