Télétravail et bien-être : épilogue ou travaux en cours ?
Les changements sociaux se font souvent par à-coups, sous l’effet des chocs de l’histoire. La participation des femmes au marché du travail a décollé pendant la guerre de 1914-18, stimulée par la nécessité de remplacer les hommes partis au front.
De même, avec la crise de Covid-19, la pratique du travail à domicile, jusqu’alors exceptionnelle, a soudainement été imposée à près de 40 % de la population active dans la plupart des pays, c’est-à-dire à tous ceux qui pouvaient exercer leur métier depuis leur domicile. Ce choc est venu accélérer une évolution ancienne mais lente, rendue possible par la technologie numérique.
Il semble évident qu’il n’y aura pas de retour au statu quo ante, et que le télétravail s’est installé dans nos pratiques, en particulier l’organisation du travail « hybride », c’est-à-dire en partie à distance et en partie dans les locaux de l’entreprise. Au printemps 2023, un tiers des salariés à temps plein interrogés dans le cadre d’une étude mondiale travaillaient partiellement ou entièrement à distance, et ils étaient encore plus nombreux à souhaiter le faire (56 % d’entre eux [1]).
Ce changement majeur dans l’organisation du travail est-il une bonne nouvelle pour le bien-être des travailleurs ? De manière surprenante, les leçons de la recherche sont plus ambigües. D’une part, le télétravail est clairement souhaité par une majorité de travailleurs, comme en témoigne leur volonté d’accepter un salaire un peu plus faible à condition de bénéficier de ce dispositif. Mais, d’autre part, le fait de travailler entièrement à domicile semble nuire à leur satisfaction de vie et à leur santé mentale, ce qui suggère que certains aspects de cette organisation sont préjudiciables.
Télétravail et bien-être : à quoi devions-nous nous attendre ?
A priori, l’influence du travail à domicile sur le bien-être subjectif est indéterminé. Considérons les principaux facteurs de bien-être au travail qui ont été identifiés par la recherche, à savoir l’autonomie, les relations sociales, les perspectives de progression, le sens, la sécurité de l’emploi et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. La plupart d’entre eux pourraient être améliorés ou atténués par le travail à distance, à l’exception peut-être du capital social, c’est-à-dire la densité et la qualité des interactions entre collaborateurs, qui sont susceptibles de diminuer avec le travail à distance. In fine, la satisfaction de la vie et la santé mentale des salariés pourraient bénéficier de l’allègement des contraintes de transport et d’une plus grande liberté dans l’utilisation du temps, ou bien se détériorer pour ceux qui bénéficient de l’entreprise en tant que structure d’intégration sociale.
Ce que l’on savait avant le Covid-19
Les études antérieures à la crise du Covid-19 n’avaient procuré que des enseignements ambigus sur le lien entre télétravail et bien-être. L’une des rares conclusions partagées concerne l’impact moins favorable du travail à domicile sur le bien-être des femmes, certainement en raison du brouillage de la frontière entre travail et vie familiale. L’avantage indiscutable du travail à domicile est la réduction du temps passé dans les trajets pendulaires entre domicile et travail. Toutefois, les revues de littérature (Pabilonia et Vernon, 2022 [2]) montrent qu’en moyenne, cet avantage n’est pas clairement associé à un niveau de bonheur plus élevé.
Pourtant, certaines expériences de terrain suggéraient un effet positif du télétravail sur le bien-être. Ainsi, dans le centre d’appel d’une grande agence de voyage chinoise (Ctrip), parmi les employés qui s’étaient portés volontaires pour travailler à domicile, certains ont été affectés de manière aléatoire à cette organisation du travail pendant neuf mois, tandis que les autres sont restés au bureau. Résultat : les employés qui étaient en télétravail ont fait état d’une plus grande satisfaction au travail et leur taux de démission a été divisé par deux (Bloom et al., 2015 [3]). Ceci dit, à la suite à cette expérience, Ctrip a étendu la possibilité de travailler à domicile à l’ensemble de ses salariés : seule la moitié de ceux qui avaient déjà testé le dispositif ont choisi de rester, ce qui montre que tous les salariés n’ont pas apprécié cette expérience de la même manière.
Une autre méthode pour évaluer l’appétence des travailleurs pour le télétravail consiste à mener des « expériences de choix » afin d’estimer la valeur que les travailleurs attribuent à différents aspects de leur travail. Sont-ils prêts à accepter une baisse de salaire en échange de la possibilité de télétravailler (par exemple), ou au contraire, exigeraient-ils un salaire plus élevé si le travail devait être effectué à domicile ? Pour le savoir, les chercheurs les placent en situation de choisir entre des paires d’emplois aux caractéristiques différentes. Dans certaines expériences, les sujets choisissent entre des emplois réels, sur une plateforme de recrutement par exemple, dans d’autres, ils sont simplement invités à exprimer leurs préférences entre des emplois hypothétiques, par le biais d’enquêtes.
Des chercheurs ont ainsi organisé une expérience sur une plateforme de recrutement pour des postes d’enquêteurs téléphoniques (Mas et Pallais 2017 [4]). Lors du processus de sélection, 7000 candidats ont été invités à indiquer leur préférence entre deux postes : un poste standard de base, sur site (dans la région du candidat), et un autre, avec d’autres caractéristiques, y compris, dans certains cas, la possibilité de travailler à domicile. Les chercheurs ont fait varier au hasard la différence de salaire entre ces deux options. Parmi tous les arrangements proposés, le travail à domicile s’est avéré être le plus populaire. En moyenne, les candidats étaient prêts à accepter un salaire inférieur de 8 % pour avoir la possibilité de travailler à domicile. Le travail à domicile était particulièrement demandé par les femmes, notamment les mères de jeunes enfants. Encore une fois, il convient de noter que les préférences des travailleurs sont hétérogènes : un quart d’entre eux étaient prêts à renoncer à environ 14 % de leur salaire pour pouvoir télétravailler, mais un cinquième des candidats avaient choisi de travailler exclusivement dans l’entreprise, même à salaire égal.
Certes, ces deux expériences conduites avant le Covid-19 concernaient des emplois dans des centres d’appel, impliquant peu de collaborations et de contacts sociaux ; il était donc difficile de généraliser leurs résultats. Pour surmonter cette objection, les auteurs de la dernière étude ont introduit des expériences de choix dans une grande enquête nationale auprès des travailleurs américains (Mas et Pallais 2017 [5]). Le consentement à payer pour la possibilité de télétravailler se révèle du même ordre de grandeur que précédemment (8,4 % du salaire en moyenne). Le temps de trajet joue un rôle particulièrement important lorsqu’il dépasse une heure aller-retour. Dans le même ordre d’idées, d’autres chercheurs (He, Neumark et Weng, 2021 [6]) ont mené une expérience sur un très grand site d’offres d’emploi en ligne en Chine, spécialisé dans les emplois de cols blancs hautement qualifiés. Ce sont les annonces offrant la possibilité de travailler à distance qui ont attiré un plus grand nombre de candidatures, même pour des salaires moins élevés.
Compte tenu des aspirations des salariés, la transition vers le travail à domicile imposée par l’épisode de Covid-19 aurait dû les rendre plus heureux (nonobstant le contexte de la pandémie). Est-ce le cas ?
Le confinement comme expérience quasi-naturelle
Quelques études ont pu utiliser le confinement imposé par le Covid-19 comme une expérience naturelle afin d’isoler l’effet pur du travail à domicile sur le bien-être subjectif. Le fait que le travail à domicile ait été prescrit à différentes périodes au cours des années 2020 et 2021 écarte le problème habituel d’auto-sélection des individus dans ce dispositif, du moins pendant les périodes de confinement les plus strictes. La méthode consiste alors à suivre les mêmes individus qui, au gré des décisions du gouvernement ou de leur employeur, ont été obligés de travailler alternativement sur site et à domicile. Cette méthode exige de disposer de données de panel longitudinales couvrant les périodes pré-Covid et Covid et comportant des vagues fréquentes pendant la période Covid. Les enquêtes longitudinales anglaise (UKHLS) ou allemande (SOEP) sont propices à cet exercice. Elles permettent d’identifier l’impact spécifique du passage au télétravail pendant le Covid-19 sur le bien-être subjectif, indépendamment d’un ensemble de facteurs de confusion tels que le contexte de la crise sanitaire (peur de la contagion, récession, stress), l’hétérogénéité potentielle entre les personnes qui occupent des emplois « télétravaillables » et celles qui n’en occupent pas, et l’hétérogénéité individuelle inobservée en général.
En suivant cette méthode, on constate qu’au Royaume-Uni, en moyenne, pendant la période Covid-19, le télétravail intégral a été préjudiciable à la santé mentale des travailleurs (Gueguen et Senik, 2023 [7]). L’effet négatif du télétravail est plus important pour les mères d’enfants de moins de 15 ans, en particulier sur la période avril-juillet 2020 – probablement en raison de la scolarisation à domicile. Dans le même ordre d’idées, en Allemagne, le télétravail a exercé un effet moyen négatif sur la satisfaction de vie des travailleurs, en particulier pour les mères d’enfants en âge scolaire (Senik et al., 2022 [8]). Ces résultats sont cohérents avec ceux d’autres études fondées des données semblables telles que l’enquête française Tracov, ou l’enquête européenne SHARE consacrée aux seniors. Dans l’ensemble, le flux d’informations recueillies au cours du Covid-19 indique un effet négatif du télétravail à temps plein sur la satisfaction de la vie et la santé mentale. La plupart des études suggèrent que cela est dû au fait que, pour la plupart des travailleurs, l’impact négatif de la perte des contacts sociaux « en présence » l’emporte sur l’impact positif de la flexibilité.
Le travail hybride est-il le dispositif optimal ?
Compte tenu des avantages et des inconvénients du travail à domicile, le travail partiel à domicile constitue-t-il l’arrangement optimal en termes de bien-être subjectif, un dispositif qui permet d’économiser en partie le temps perdu dans les trajets domicile-travail, tout en préservant l’essentiel de l’intégration sociale produite par le travail ?
Telle semble être l’opinion de la majorité des travailleurs. Dans leur enquête mondiale sur les modalités de travail, par exemple, Aksoy et al. (2023[9]) indiquent que la plupart des travailleurs qui ont fait l’expérience de la semaine de travail à domicile pendant Covid souhaitent désormais travailler en mode hybride (56 %), soit 1 jour par semaine à domicile (10 %), 2 jours (19 %), 3 jours (17 %), ou 4 jours (9 %). Un quart d’entre eux préfèrent travailler entièrement sur place. En moyenne, les travailleurs évaluent la possibilité de travailler à domicile 2 à 3 jours par semaine à 5 % de leur salaire. Il semble qu’il s’agisse d’une préférence marquée, puisqu’un quart des salariés qui pratiquent actuellement le télétravail un ou plusieurs jours par semaine déclarent qu’ils quitteraient leur emploi si leur employeur exigeait qu’ils retournent travailler sur site à plein temps. Dans le même ordre d’idées, une expérience de choix menée en Pologne (Lewandowski et al., 2022 [10]) révèle qu’en moyenne, les travailleurs sont prêts à sacrifier environ 5 % de leur rémunération pour avoir la possibilité de travailler à domicile, en particulier 2 à 3 jours par semaine plutôt que 5 jours par semaine.
Ainsi, à ce jour, l’état de l’art en termes de méthodes et de résultats est le suivant : d’une part, les études fondées sur l’expérience du confinement concluent à l’effet négatif du télétravail à temps plein sur la santé mentale et, d’autre part, les expériences de choix, qu’elles soient hypothétiques (préférences déclarées) ou réelles (choix entre plusieurs offres d’emploi), révèlent le consentement à payer des salariés pour la possibilité de travailler à domicile, au moins à temps partiel. La littérature semble donc converger vers l’idée que le télétravail à temps partiel est propice au bien-être subjectif.
Satisfaction de la vie contre satisfaction au travail
Le travail hybride est-il également la solution d’un compromis entre la satisfaction de vie et la satisfaction professionnelle ? Cette hypothèse est cohérente avec les résultats de l’étude précitée d’Aksoy et al. (2023 [11]). Dans leur enquête mondiale auprès des salariés à plein temps de 34 pays, les auteurs ont demandé à ceux qui avaient pratiqué le télétravail quels étaient, selon eux, les principaux avantages de ce dispositif et quels étaient les avantages du travail sur site.
Dans la vague d’enquête d’avril-mai 2023 par exemple, les avantages du travail à domicile les plus fréquemment cités sont (en ordre décroissant) : « Pas de trajet », « Moins de temps pour se préparer au travail » et « Horaire de travail flexible », ainsi que « Calme » et « Plus de temps avec les amis et la famille ». Ces raisons sont principalement liées à la maîtrise du temps en général, mais n’ont qu’un faible rapport avec l’emploi lui-même. En revanche, les raisons les plus fréquemment invoquées pour apprécier le travail sur site sont (en ordre décroissant) : « Collaboration en face-à-face », « Socialisation », « Limites entre travail et vie personnelle », « Meilleur équipement », « Face-à-face avec mon responsable » et « Tranquillité ». Ces motifs concernent la qualité du travail et des interactions professionnelles.
En optant pour une formule de travail hybride, les travailleurs choisissent donc clairement de privilégier l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Il se peut qu’ils échangent une moindre satisfaction au travail contre une plus grande satisfaction de vie, c’est-à-dire concernant l’utilisation de leur temps en général.
Une situation pas encore stabilisée
Pourtant, il est probable que les conséquences du passage au travail hybride sur le bien-être au travail, la satisfaction de la vie et la santé mentale ne sont pas encore totalement comprises. Il n’est pas certain que le télétravail partiel permette réellement aux travailleurs d’avoir le meilleur des deux mondes. En effet, des problèmes de coordination apparaissent lorsque le travail hybride se généralise. Idéalement, les jours où ils retournent au bureau et retrouvent leur équipe, les travailleurs s’attendent à profiter des avantages des interactions et des collaborations en personne. Mais que se passe-t-il si seuls quelques-uns de leurs collaborateurs sont présents ? Le risque est que l’esprit d’équipe et le capital social ne se dissipent rapidement. Ce problème de coordination devra être résolu par chaque entreprise, mais l’écueil est de le voir ressembler à un dilemme du prisonnier, où la solution non coopérative sous-optimale (personne au bureau) tend à émerger spontanément.
Cela serait-il préjudiciable au bien-être subjectif ? Le travail est, avec la famille et l’école, l’une des principales instances de socialisation. L’entreprise, le lieu de travail, est l’un des espaces où les gens se rencontrent spontanément. Quel serait l’impact, en termes de bien-être subjectif, d’une éventuelle atténuation de cette fonction de socialisation ? Quels autres espaces de socialisation remplaceront le lieu de travail ?
Autre conséquence, si le travail hybride devient la norme, les entreprises devront trouver de nouveaux moyens de coordonner la présence des travailleurs. Réduiront-elles leur espace de bureau pour accueillir tout le monde le même jour ? Ou bien les bureaux seront-ils partagés par plusieurs employés, présents à des jours différents ? Cela conduirait à généraliser le flex-office, pourtant généralement considéré comme contraire au bien-être au travail. Quel sera alors l’effet net du travail hybride sur le bien-être des travailleurs ?
On le voit, le passage à une généralisation du travail hybride est certainement en cours, mais il est loin d’être stabilisé, et ses conséquences ne sont pas encore toutes connues.
Post-scriptum : le télétravail et les rapports de genre
La plupart des études s’accordent à constater que l’effet du travail à domicile est plus néfaste pour les femmes, en particulier les mères d’enfants en âge scolaire. Pendant le Covid-19, cela était en partie dû à la scolarisation à domicile. Mais surtout, cet effet asymétrique du travail à domicile sur les hommes et les femmes, tient à ce qu’il s’est produit dans le contexte d’une répartition des tâches entre les conjoints qui était déjà en place et qui a eu peu de temps pour évoluer. Lorsque la culture traditionnelle de genre prévaut, la charge des tâches domestiques réalisées au domicile pèse généralement de manière prédominante sur les femmes. Mais si, à l’avenir, les deux conjoints travaillaient au moins partiellement à domicile, il se pourrait qu’ils modifient cette répartition des tâches de manière plus équitable, étant tous deux plus également plongés dans cette réalité. Il reste à voir si tel sera le cas et quel en sera l’impact sur leur bien-être subjectif.