Santé

Le palmarès m’a tuer ou la mise en marché de l’hôpital

Économiste

Cette année, la CNIL a estimé que les données et calculs requis pour établir le traditionnel palmarès des hôpitaux contrevenaient à certaines règles de protection des libertés. Au-delà du simple phénomène juridique, il importe de comprendre comment le palmarès des hôpitaux est construit pour dévoiler un de ces objectifs centraux : ce classement révèle une obsession métrique qui s’est progressivement fait jour dans l’administration de la santé et qui a pour objectif final de préparer les hôpitaux à une mise en concurrence généralisée.

Publié pour la première fois en 1998, le palmarès des hôpitaux a toujours été contesté. La méthodologie prend appui sur les données issues du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) ainsi que sur un questionnaire traitant 281 items.

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Cette année, l’hebdomadaire Le Point n’a pas eu accès aux données. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a d’abord sollicité l’avis du Comité éthique et scientifique pour les recherches les études et les évaluations dans le domaine de la santé (CESREES) qui a considéré dans un avis du 2 juin 2022 que : « la construction des indicateurs retenus dans le palmarès peut conduire à diffuser une information erronée sur les performances relatives réelles des établissements de santé pouvant induire en erreur les patients et être par conséquent contraire à l’intérêt public ».

La CNIL, après avoir sollicité à nouveau le CESREES, a considéré dans un avis du 10 novembre 2022 que les données issues du PMSI ne peuvent être utilisées par Le Point. Trois raisons motivent sa décision. D’abord, il existe selon la CNIL des biais méthodologiques évidents qui apparaissent « de nature à influer substantiellement sur les résultats du classement hospitalier diffusé auprès du public ». Ensuite, les indicateurs calculés à partir des données du PMSI « sont susceptibles d’avoir une influence sur les choix de nombreuses personnes dans leurs parcours de soin ». Enfin, last but not least, la méthodologie n’est pas « librement accessible au public alors même que les données du PMSI sont susceptibles de concerner l’ensemble de la population ».

Au-delà du simple phénomène juridique, le palmarès des hôpitaux révèle avant tout l’obsession métrique de l’administration de la santé (1) qui a pour objectif final de les préparer à une mise en concurrence généralisée (2).

Mesurer : une obsession hospitalière

Depuis le début des années 1980, les pouvoirs publics se sont lancés dans une entreprise de quantification hospitalière assez ambitieuse. L’objectif est de construire un indicateur statistique permettant de ranger les malades dans des catégories cohérentes. Mais, cette obsession métrique a accéléré le développement de la concurrence.

Du développement du PMSI à la T2A

Le palmarès des hôpitaux prend appui sur des données issues du Programme de médicalisation du système d’information (PMSI) que des médecins moqueurs avait appelé, non sans humour dans les années 1980, le petit machin sans importance. Il s’avère que celui-ci occupe dorénavant une place centrale au sein du système hospitalier, d’abord en servant de « pompe à données » pour l’élaboration dudit palmarès et ensuite en assurant les fondements de la tarification à l’activité (T2A).

Le PMSI se structure en France à partir de 1983. Son objectif est de mettre en place un indicateur des séjours reposant sur une double homogénéité médicale (ensemble de patients atteints d’une même pathologie ou d’un même groupe de pathologie et rassemblés au sein d’un Groupe homogène de malades – GHM) et économique (les séjours d’un même GHM demandent la mobilisation d’une même quantité de ressources en personnel, matériel et consommables). L’indicateur reste assez sommaire dans la mesure où les patients sont regroupés dans 583 GHM alors que l’Organisation mondiale de la santé dénombre près de 12 000 pathologies. À partir des années 1990, le ministère de la Santé impose aux établissements de décrire leur activité avec les termes du PMSI. Dans cette perspective, l’État utilise la contrainte légale et les incitations financières pour accélérer le passage.

À partir de 1994, l’État se sert du PMSI pour répartir les ressources entre les régions. À l’époque, le ministère de la Santé verse une dotation annuelle de fonctionnement aux Agences régionales hospitalières qui se chargent ensuite de les répartir à l’ensemble des établissements d’une région. La clé de répartition de la dotation entre les établissements d’une même région repose sur le nombre de lits et le nombre d’admissions qui restent des indicateurs sommaires. Progressivement, les pouvoirs publics admettent la nécessité de construire un indicateur fiable de quantification de l’activité.

Cet indicateur, c’est l’indice synthétique d’activité (ISA), celui-ci va rapidement s’imposer pour évaluer le dynamisme des établissements hospitaliers. Dans le discours réformateur des années 1990, il est préférable de mieux doter un hôpital qui a une activité importante plutôt qu’un autre. Le discours économique standard valorise ce type de raisonnement : plus l’activité est importante, plus la productivité augmente et plus les coûts diminuent. En d’autres termes, il faut privilégier les établissements qui ont une forte activité au détriment des hôpitaux de proximité.

À la fin des années 1990, les données recueillies dans le cadre du PMSI vont d’abord servir à consolider la méthode pour élaborer un nouveau mode de financement (la tarification à l’activité). Elle vont, ensuite, servir à alimenter les palmarès.

Miroir, ô mon beau miroir…

Depuis 1998, l’activité journalistique est rythmée par la publication, généralement en octobre, de ce qu’il convient d’appeler un marronnier[1], le palmarès des hôpitaux. Le premier est publié en 1998 par trois journalistes, Philippe Houdart, François Malye et Jérôme Vincent, dans Sciences et avenir. Le palmarès et ses mêmes auteurs se retrouvent ensuite dans les colonnes du Figaro magazine en 1999 et 2000. Depuis 2001, il est publié dans Le Point. Pour travailler, les trois journalistes ont besoin d’une personne ressource : Jean de Kervasdoué. Directeur des hôpitaux au ministère de la Santé de 1981 à 1986, il va devenir le rouage essentiel de la publication annuelle du palmarès des hôpitaux. Chaque année depuis 1998, la sortie de ce numéro est savamment orchestrée dans la mesure où elle est une source de profits pour le journal.

La publication du premier palmarès en 1998 constitue un tournant pour deux raisons principales. D’abord parce que de 1998 à 2022, sa publication n’a jamais été démentie et son interdiction en novembre a considérablement ébranlé l’écosystème des hebdomadaires. Ensuite parce que la méthodologie n’a jamais été remise en cause : le palmarès est élaboré à partir des données du PMSI. Les journalistes se livrent à un exercice de simplification à outrance pour que le palmarès puisse être lu et compris par l’ensemble du lectorat. La méthodologie est simple : il s’agit d’élaborer trois critères de qualité des soins : la mortalité, l’activité et la notoriété d’un service. Ces trois critères sont considérés par les auteurs comme indiscutables. Il sont définis techniquement, mais leur pertinence n’est jamais démontrée.

L’activité est le critère principalement utilisé. La notoriété arrive ensuite. Enfin l’indice de mortalité, très fortement critiqué, a été abandonné en 2004. L’activité est mesurée par le nombre d’actes effectués dans un service. L’idéal gestionnaire hospitalier repose sur ce que les économistes appellent la productivité marginale. En d’autres termes, plus la fréquence des actes augmente, plus les personnels répètent les gestes et plus leur qualité s’accroît également. Cette construction statistique est problématique dans la mesure où elle pénalise automatiquement les établissements situés dans des zones moins peuplées qui obtiennent de mauvaises notes. À l’opposé les centres hospitaliers et les cliniques privées des grandes métropoles sont mieux notés dans la mesure où ils sont situés dans des régions plus peuplées.

Cette logique est délétère. Elle conduit à survaloriser les structures importantes au détriment des petits établissements qu’il faut nécessairement fermer. Cette logique participe de l’augmentation des distances d’accès aux soins. Il faut selon les spécialistes que les patients acceptent de se déplacer pour se faire soigner. L’un des promoteurs du palmarès, un urologue, Guy Vallancien, ne déclare-t-il pas, avec une certaine malhonnêteté intellectuelle, dans les colonnes de Sciences et avenir en 1998 : « personne n’hésite à faire trente kilomètres pour choisir une moquette ». Les palmarès ne sont pas des indicateurs neutres, ils sont à l’image du bassin de population qui les entoure : dans les zones résidentielles des patients en « bonne santé » qui sortent très rapidement, dans les banlieues populaires, des malades atteints de comorbidités qui ralentissent leurs sorties.

Les équipes de direction ont un rapport au palmarès hospitaliers identique à celui de la Reine à son miroir dans le conte des frères Grimm. Ils en tiennent compte dans le choix des services à conserver et ceux à supprimer. Dans la logique des palmarès, il est préférable de maintenir un service de chirurgie orthopédique avec une forte rotation des lits, qu’un service de médecine interne. En effet, l’univers hospitalier est depuis quelques années soumis à une concurrence importante et les palmarès peuvent servir à orienter le choix des malades et la prescription des médecins.

Derrière le miroir : une concurrence hospitalière de plus en plus forte

La publication des palmarès doit s’interpréter à l’aune de la transformation en cours du système hospitalier. L’accélération de la concurrence conduit les établissements à se spécialiser sur certains actes rentables et à en délaisser d’autres.

Le développement de la concurrence hospitalière

Depuis le début des années 2000, le secteur de santé privé lucratif s’est profondément transformé, notamment avec l’apport de capitaux de grands groupes internationaux et le soutien de la haute-administration publique. En 2012, une quarantaine de groupes possède près de 600 cliniques (c’est à dire 58 % du secteur). La même année, six groupes dominent le marché : la Générale de Santé, Vitalia, Médi partenaires Vedici, Capio et Médipole Sud-Santé.

Aujourd’hui, la tendance à la concentration s’accélère en France et trois grands groupes, Ramsay santé, Elsan et Vivalto se partagent un chiffre d’affaires de plus 5 milliards d’euros, c’est à dire le tiers du marché des structures privées lucratives. Ramsay Générale de santé est le premier groupe avec plus de 125 cliniques. Il appartient au groupe australien Ramsay Health Care associé à la filiale assurance-vie du Crédit agricole (Prédica). Juste derrière le Groupe Elsan qui possède 120 cliniques et qui finance également la création de cabinets médicaux regroupant 6 500 praticiens libéraux. Ce groupe est détenu majoritairement par CVC Capital Partners un fonds de private equity et le fonds d’investissement de la famille Bettencourt, Tethys invest. Le troisième groupe, Vivalto santé est détenu par plus de 300 médecins associés à la Caisse des dépôts et consignations, Mubadala un fonds émirati, le Crédit mutuel et la BNP.

Dans un univers assez concurrentiel, trois stratégies sont envisageables pour les grands groupes privés. La première est d’optimiser la production. Elle revient à enchaîner les opérations de rachat de cliniques et de fusions d’atteindre une taille suffisante pour réaliser des économies d’échelle (diminuer le coût unitaire d’une opération). La deuxième solution consiste à restructurer les établissements. L’objectif est de rationaliser l’offre de travail afin de diminuer les coûts et structurer le management. Cette étape doit essentiellement permettre de développer des fonctions de support aux soins (administration, logistique, qualité…). La troisième solution est de mutualiser les équipements. Cette solution repose sur la diversification des activités. Elle a été privilégiée par Elsan et Ramsay. L’objectif est d’investir dans des centres de santé de proximité, en fixant la main d’œuvre avec des salaires élevés. Pour Ramsay, cette solution est intéressante : elle n’incite pas le médecin à prescrire trop de soins dans la mesure où sa rémunération est forfaitaire. L’inconvénient est que cette solution incite Ramsay à sélectionner les patients en bonne santé.

Le taux de rentabilité du secteur se situe autour de 3,5 % du chiffre d’affaires en 2017. Il existe de fortes disparités entre le secteur de la médecine, chirurgie et obstétrique où la rentabilité est de 2,8 % du chiffre d’affaires, les soins de suite et de réadaptation (5,6 %) et la psychiatrie (7,0 %). Le nombre de cliniques présentant un résultat négatif augmente. En 2018, une clinique sur trois est ainsi en situation de déficit. Cette situation favorise une diminution des investissements dans le secteur. Il semble toutefois nécessaire de relativiser ces chiffres dans la mesure où la Cour des comptes, dans son rapport de mars 2019 s’inquiète de la qualité de ces statistiques en raison notamment de la complexité de l’environnement économique et juridique. La Cour des comptes conclue de la nécessité de faire évoluer le Code de la santé publique afin d’obliger les cliniques de produire des comptes détaillés.

Le palmarès et la spécialisation croissante du secteur

Le secteur des cliniques privées a pleinement profité de l’évolution du mode de tarification. En effet, depuis 2003, les pouvoirs publics ont mis en place la tarification à l’activité (T2A). Désormais, chaque malade est rangé dans un Groupe homogène de séjour (GHS), en d’autres termes un tarif unique pour des patients atteints de la même pathologie et soignés de la même façon. Chaque malade est désormais placé dans un GHS. La logique de la T2A repose sur un modèle dit de concurrence fictive : si son coût de production est supérieur au tarif du GHS elle perd de l’argent et est incitée à le diminuer.

Les cliniques privées lucratives ont privilégié l’activité chirurgicale plus facilement rentable. Elles prennent en charge 58 % des séjours chirurgicaux en 2020 et dominent le marché sur plusieurs spécialités : les interventions ophtalmologiques (67 %), la chirurgie ORL et stomatologique (58 %), la chirurgie de la main et du poignet (67 %), la chirurgie de la cataracte. Par ailleurs, les cliniques privées ont très fortement investi dans le domaine de l’hospitalisation ambulatoire qui représente en 2017, 61 % de leur activité chirurgicale. Cette spécialisation est d’autant plus rentable qu’elle est valorisée par un tarif plus rémunérateur. A contrario, le secteur public se spécialise sur les interventions plus complexes. C’est le cas notamment pour les transplantations d’organes (96 %), les greffes de peau après brûlure (93 %), les traumatismes complexes graves (97 %). Par ailleurs, si le secteur privé lucratif s’est spécialisé sur la chirurgie orthopédique, plus l’intervention est complexe, plus les établissements publics sont majoritaires. Ainsi, le secteur public assure 61 % des amputations.

Le palmarès est un trait majeur de la spécialisation du secteur hospitalier. En se spécialisant sur certains segments de la chirurgie, un établissement privé sélectionne les malades (notamment ceux qui ont une probabilité forte de sortir rapidement) et se place automatiquement dans les meilleures places dudit palmarès. Cette bonne position lui permet d’augmenter les admissions l’année suivante et de se positionner à nouveau sur les meilleures places. Ainsi, en 2021, le groupe Elsan se targuait d’être bien classé en matière de chirurgie de la main, sur les interventions sur les strabismes et sur la chirurgie du dos. Les structures privées lucratives se positionnent ainsi sur les segments rentables de la chirurgie et laissent le reste au secteur public.

Depuis 1998, la publication du palmarès des hôpitaux a accéléré la mise en marché du système hospitalier en consacrant année après année des cliniques privées lucratives dans les premières places. Les établissements publics ne sont pas en mesure d’inquiéter leur concurrents du privé : nous l’avons vu, les indicateurs choisis, notamment l’activité, pénalisent certains établissements et en privilégient d’autres. L’interdiction récente de ce palmarès n’est qu’un épiphénomène. Il reviendra sous un autre format dans l’avenir. En effet, il constitue ce que les économiste appellent un investissement de forme. Il doit permettre de créer une équivalence entre des produits différents, notamment en privilégiant certains critères de fabrication.

 

Droit de réponse :

« Étant nommément cité dans l’article « Le palmarès m’a tuer, ou la mise en marché de l’hôpital » de Jean-Paul Domin, je souhaite, dans le cadre d’un droit de réponse, conformément aux dispositions de l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881, porter à la connaissance de vos lecteurs que certaines des informations publiées sont fausses. Écrire que « Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux au ministère de la Santé de 1981 à 1986, va devenir le rouage essentiel de la publication annuelle du palmarès des hôpitaux » relève de l’affabulation pure et simple. Il n’y a pas d’homme de l’ombre, de deus ex machina derrière le palmarès des hôpitaux. Si Jean de Kervasdoué a été l’un de nos interlocuteurs, c’est au même titre que des dizaines d’autres, spécialistes du sujet. Le palmarès est l’œuvre, totalement indépendante, de trois journalistes, Philippe Houdart, Jérôme Vincent et moi-même. Quant aux critiques de notre méthodologie, l’auteur de l’article ne l’a visiblement pas lu dans son intégralité : « La méthodologie est simple : il s’agit d’élaborer trois critères de qualité des soins : la mortalité, l’activité et la notoriété d’un service. » C’est faux. Et il y a bien plus d’indicateurs dans le palmarès, constitués au fil de plus de vingt-cinq années d’investigation journalistique auprès de professionnels et d’usagers de l’hôpital dont l’auteur fait bien peu de cas. Mais c’est privilégier l’activité comme critère de qualité des soins – indicateur validé par l’ensemble des études scientifiques, car « on ne fait bien que ce l’on fait souvent » – qui reste aux de yeux de l’auteur comme notre grand crime. « Cette logique est délétère. Elle conduit à survaloriser les structures importantes au détriment des petits établissements qu’il faut nécessairement fermer. » Ce qui est délétère, c’est d’oublier les patients, incapables d’exercer leur choix par manque d’information, et qui sont parfois victimes de ce système inégalitaire. C’est pour eux que le palmarès a été bâti.

François Malye, journaliste au Point et auteur du palmarès des hôpitaux. »


[1] En termes journalistiques, le marronnier est une thématique routinière qui s’impose d’elle-même à l’agenda et qui ne nécessite pas un surcroît de travail d’investigation.

Jean-Paul Domin

Économiste, Professeur de sciences économiques à l'université de Reims Champagne-Ardenne

Rayonnages

SociétéSanté

Notes

[1] En termes journalistiques, le marronnier est une thématique routinière qui s’impose d’elle-même à l’agenda et qui ne nécessite pas un surcroît de travail d’investigation.