Société

Un féminisme incarné ou les bonnes manières d’incarner le féminisme ?

Sociologue

Quand le féminisme investit les questions corporelles, il est souvent accusé de réassigner les femmes à une nature supposée. Porter le regard sur les usages concrets du corps par les féministes permet de déplacer les termes du débat. La politisation du corps par les militantes du self-help, qui contestent l’emprise médicale sur la vie des femmes, recouvre surtout une volonté de résoudre les tensions qui traversent les mobilisations féministes. Ce projet de dépassement des conflits ne se fait cependant pas sans frictions.

En dépit de décennies de lutte, les femmes ne disposent toujours pas librement de leur corps. C’est ce que rappelle sans cesse la nouvelle vague de mobilisations féministes qui, depuis maintenant plusieurs années, déferle dans le monde.

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Les violences sexuelles, les attaques sur les droits reproductifs ou encore les entraves au plaisir féminin sont autant de limites à l’autonomie corporelle des femmes. Dénonçant les violences gynécologiques et obstétricales, des féministes soulignent que la sphère médicale est aussi un des lieux où se joue la dénégation de la maîtrise de leur corps par les femmes.

Elles réactualisent ainsi une critique de longue date du pouvoir médical[1]. Après des années d’intensification de l’encadrement médical de la santé des femmes[2], de la contraception à l’accouchement en passant par le frottis cervico-utérin régulier, ces militantes font à nouveau entendre des voix discordantes en questionnant le coût de la médicalisation. Le courant de self-help féministe rassemble ces voix contestant l’emprise médicale sur le corps des femmes. En développant un répertoire d’action original centré sur l’organisation d’ateliers de réappropriation du corps, il s’inscrit pleinement dans le renouveau féministe qui s’empare des questions corporelles. Ce faisant, le self-help féministe offre un observatoire privilégié des manières dont les féministes contemporaines luttent concrètement pour disposer librement de leur corps.

Analyser ces luttes permet de complexifier les conceptions du rapport des féministes au corps des femmes. Un soupçon d’essentialisme plane sur celles qui se saisissent de questions corporelles telles que les règles, l’accouchement ou la contraception : qu’elles s’intéressent au corps serait la preuve qu’elles entretiennent un rapport douteux au biologique et à la nature. Leur féminisme est aisément rattaché au différentialisme, historiquement incarné par le courant Psychanalyse et Politique, qui invite à célébrer le corps des femmes au nom de sa différence. À ce courant s’oppose un féminisme matérialiste, qui conçoit le corps avant tout comme le lieu où se jouent l’oppression des femmes et les violences qu’elles subissent, et auquel il a été reproché de dévaloriser le corps féminin.

Porter le regard sur les mobilisations contemporaines de self-help permet, au-delà de ces débats théoriques, de prêter attention aux usages concrets du corps par les féministes. Car c’est surtout un rapport pragmatique au corps que ces militantes développent. Ce dont il s’agit pour elles, plus que de discerner ou de contester l’existence d’une nature féminine ancrée dans le corps, c’est d’établir que la matérialité de leur corps impose aux femmes des contraintes sexuées. Ce faisant, elles espèrent pouvoir y résister et concrétiser ainsi leur revendication d’autonomie corporelle. Ce rapport au corps se rapproche de la conception du corps développée par la phénoménologie féministe. Sans développer davantage les implications théoriques de ce « féminisme incarné », une entreprise menée depuis quelques années par Camille Froidevaux-Metterie[3], je propose de saisir ce que l’investissement des enjeux corporels par une partie des féministes aujourd’hui sous-tend concrètement.

De l’ignorance corporelle à la prise de conscience féministe

Précisons d’emblée qu’aux yeux des militantes du self-help féministe, le droit des femmes à disposer librement de leur corps est d’abord et avant tout restreint par leur ignorance en matière corporelle. Cette ignorance a plusieurs sources. Des déterminants sociaux d’abord, au premier rang desquels la dévalorisation sociale des corps féminins et les tabous sur le corps et la sexualité qu’elle engendre. L’ignorance a aussi une source scientifique : la manière dont sont produits – ou plutôt ne sont pas produits – les savoirs anatomiques et médicaux est tributaire des rapports sociaux de sexe. Enfin, l’ignorance est reproduite par les pratiques médicales ordinaires, qui réitèrent l’accaparement historique des savoirs par les médecins et entretiennent l’ignorance profane. Les militantes dénoncent ainsi l’usage ritualisé d’un « jargon médical » jugé inaccessible ou le défaut de transmission d’informations, par exemple sur la contraception.

Les ateliers de réappropriation du corps sont alors conçus comme des ateliers de réappropriation des savoirs sur le corps, la lutte contre l’ignorance étant perçue comme la première condition pour que les femmes puissent accéder à l’autonomie corporelle. Les participantes aux ateliers sont invitées à s’approprier les savoirs anatomiques et médicaux, et éventuellement à les amender à partir du vécu propre qu’elles ont de leur corps. En outillant les femmes de cette manière, les militantes du self-help comptent leur donner les moyens de se défendre des pratiques maltraitantes dont elles sont nombreuses à avoir fait l’expérience dans les cabinets médicaux. Il faut souligner qu’une telle perspective, si elle est ancrée dans l’histoire de la critique féministe des sciences, a aussi pour implication indirecte de rendre les femmes en partie responsables de leur capacité à négocier les rapports de pouvoir qui structurent les consultations gynécologiques.

Surtout, au-delà d’être un moyen de concrétiser la revendication de disposer librement de leur corps, les ateliers de réappropriation du corps sont appréhendés par les militantes comme un vecteur puissant de prise de conscience féministe pour les femmes. Pas de tensions, ici, sur ce que recouvrent « le corps », « les femmes » et « le féminisme », alors même que ces mots font l’objet de luttes de définition ailleurs. Le « corps » est ce que toutes « les femmes » partagent et ce qui peut les mener au « féminisme ». Un tel consensus révèle que ces termes sont en fait employés dans le but de rassembler. Investir les enjeux corporels en féministe est aujourd’hui un moyen utilisé pour unifier les femmes et pour résoudre les conflits qui traversent les mobilisations féministes – et parfois les empêchent. On sait en effet que la diversité des situations des femmes et la pluralité des courants idéologiques du féminisme viennent sans cesse questionner la possibilité de lutter ensemble[4]. Politiser les questions corporelles, c’est alors vouloir résoudre par le corps les conflits autour de la définition des contours du féminisme. Mais ce projet de dépassement des tensions ne se fait pas… sans tensions.

Un féminisme incarné ou les bonnes manières d’incarner le féminisme ?

En souhaitant former les femmes au féminisme en passant par le corps, les militantes du self-help promeuvent en réalité des bonnes manières d’incarner un corps réapproprié, et partant un corps féministe. Un ensemble d’attentes normatives pèsent ainsi sur les femmes qui participent aux ateliers de réappropriation. Elles doivent entretenir un rapport critique aux savoirs médicaux et anatomiques, tout en reconnaissant leur légitimité ; être réflexives sur le rapport qu’elles entretiennent à leur propre corps et à leurs émotions ; considérer les autres femmes avec « émerveillement et sympathie et bienveillance »[5] ; être à l’aise avec leur corps et avec la nudité ; mettre en scène un corps – et une sexualité – émancipés des injonctions sociales qui pèsent sur le féminin.

Ces normes ont une fonction. Elles permettent de démontrer qu’il est possible d’imaginer que le soin gynécologique soit aussi une occasion de care, à l’opposé des expériences dont font part les témoignages de violences gynécologiques et obstétricales qui inondent l’espace public depuis le milieu des années 2010. Elles servent aussi à créer des relations entre femmes qui subvertissent l’ordre de genre et sexuel en dépassant la jalousie et la compétition par la valorisation de l’amitié et de la sollicitude. Elles dessinent ainsi l’horizon souhaité de la forme que devraient prendre les liens dans un avenir post-patriarcal.

Cependant, délimiter la bonne manière d’incarner le féminisme, c’est aussi produire indirectement de la déviance à ces normes, ce qui implique des formes de remise à l’ordre et parfois des sanctions. Les attentes émotionnelles sont fortes. La honte, le dégoût, l’indifférence ou la distance émotionnelle sont déconsidérées : ce sont des émotions « positives », à la fois vis-à-vis de leur corps et des autres femmes, que les femmes doivent donner à voir. Lorsqu’elles contreviennent à ces lignes de conduite émotionnelles, les participantes s’exposent à des formes de réprobation. On peut citer l’exemple de cette participante à un atelier qui, lors d’un tour de parole après une auto-observation gynécologique, affirme avoir trouvé l’expérience « rigolote mais pas transcendante »[6] et dont une des organisatrices me dit : « je ne crois pas une seconde que ça puisse être juste ça. Je ne dis pas que tout le monde doit se mettre à pleurer en regardant sa chatte, je dis juste que ça ne peut pas ne rien te faire du tout »[7].

De plus, ces normes dessinent les contours de ce qu’est – et de ce que n’est pas – un corps féministe. Or la rigidité de cette définition entre en contradiction avec l’idéal d’autonomie corporelle revendiqué et peut générer des formes de contrainte et de contrôle envers les femmes qui participent aux ateliers.

La bienveillance contre l’égalité

La promotion de bonnes manières d’être féministe contribue aussi à reproduire les hiérarchies et les inégalités au sein des espaces créés. Ainsi du rapport au savoir et à la réflexivité, situé socialement, qui est encouragé : celles qui ne s’y conforment pas sont mises à l’écart de l’entre-soi de classe privilégiée qui est reproduit, et ce la plupart du temps en amont de l’action collective. Le mode de recrutement affinitaire des groupes de self-help, qui subordonne l’accès des nouvelles membres à la « confiance » qui peut leur être accordée, vient consolider ces exclusions fondées sur le partage de dispositions de classe.

En outre, l’injonction à la bienveillance, si elle est investie comme un moyen de construire des espaces féministes « safe » et à l’abri des rapports de pouvoir, est aussi et surtout un facteur puissant de dissimulation de la perpétuation des inégalités au sein des collectifs féministes, au premier rang desquelles les inégalités raciales. En effet, l’appel à la bienveillance proscrit les émotions négatives entre les femmes. C’est notamment le cas de la colère : lorsqu’elle est dirigée vers les membres du groupe, et quelle que soit la manière dont elle s’exprime, la colère est conçue comme brisant la règle de bienveillance. Or, l’expression de la colère est parfois un moyen de conflictualiser les rapports sociaux pour celles qui les subissent afin de mieux s’en défendre. Sur mon terrain, cela a particulièrement été le cas des personnes minorisées par le rapport social de race, qui ont été parfois brutalement exhortées au silence au nom du respect de la norme de bienveillance.

Ces éléments conduisent à rejoindre les analyses de la sociologue canadienne Michelle Murphy, qui met en garde contre l’idéalisation de la mise en œuvre d’une éthique du care dans les pratiques militantes. Selon elle, les émotions positives comme la sollicitude et la bienveillance ne doivent pas être considérées comme constituant des émotions nécessairement politiquement bonnes. Elle invite au contraire à « examiner de manière critique les façons dont les sentiments positifs, la sympathie et d’autres formes d’attachement peuvent fonctionner avec et à travers les structures hégémoniques, plutôt que contre elles[8] ». La prescription à ressentir des émotions positives envers les autres contribue moins à désactiver les inégalités entre femmes qu’à proscrire les conflits que pourrait susciter leur politisation.

Chassez l’universalisme, il revient au galop

En se présentant comme des féministes bienveillantes ressentant des émotions bonnes car positives, les militantes du self-help féministe se présentent comme de bonnes féministes. Elles se pensent ainsi en des termes moraux. Le sentiment qu’elles ont de leur valeur morale est réitéré par leur adhésion déclarée à un féminisme intersectionnel, qui les conduit à se considérer comme des « alliées » de fait des féministes minorisées par d’autres rapports sociaux que le genre. Parce qu’elles s’estiment et se disent conscientes de leurs privilèges et « déconstruites », elles considèrent avoir suivi une trajectoire de progression morale. Elles font ainsi de la lutte contre les rapports de pouvoir et les hiérarchies sociales une préoccupation avant tout éthique qui se joue prioritairement au niveau individuel, tout en se sentant moralement dignes de leurs privilèges.

L’adhésion à un féminisme intersectionnel se traduit aussi dans la volonté d’être « inclusives » de toutes les femmes. Un tel dessein révèle que l’intersectionnalité est investie comme un moyen de reconstruire un féminisme universaliste alors même que la notion a historiquement permis de critiquer la prétention à l’universel du féminisme majoritaire. Il se combine bien avec la conception du corps promue dans le courant de self-help, à savoir comme un lieu où, selon une « singulière universalité »[9], s’inscrivent certes différents rapports sociaux, mais où ils s’inscrivent néanmoins pour toutes les femmes. Cet universalisme qui ne dit pas son nom conduit les militantes du self-help à mettre l’accent sur les points communs entre les femmes. Pour contrer la reproduction des inégalités au sein même des luttes pour l’émancipation, peut-être faudrait-il plutôt politiser les différences.


[1] Voir Lucile Ruault, Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, ENS Editions, 2023.

[2] Aurore Koechlin, La norme gynécologique. Ce que la médecine fait au corps des femmes, Éditions Amsterdam, 2022.

[3] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Seuil, 2021.

[4] Diane Lamoureux, Les possibles du féminisme. Agir sans « nous », Remue-Ménage, 2016.

[5] Membre d’un collectif de self-help féministe, entretien.

[6] Extrait de carnet de terrain, atelier de self-help.

[7] Membre d’un collectif de self-help féministe, entretien.

[8] Michelle Murphy, « Unsettling care. Troubling transnational itineraries of care in feminist health practices », Social Studies of Science, 2015, vol. 45, n° 5, p.719.

[9] Laure Bereni et Éléonore Lépinard, « “Les femmes ne sont pas une catégorie”. Les stratégies de légitimation de la parité en France », Revue française de science politique, 2004, vol. 54, no 1, p.83.

Lucile Quéré

Sociologue, Chercheuse au Centre en Études Genre de l’Université de Lausanne

Notes

[1] Voir Lucile Ruault, Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, ENS Editions, 2023.

[2] Aurore Koechlin, La norme gynécologique. Ce que la médecine fait au corps des femmes, Éditions Amsterdam, 2022.

[3] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Seuil, 2021.

[4] Diane Lamoureux, Les possibles du féminisme. Agir sans « nous », Remue-Ménage, 2016.

[5] Membre d’un collectif de self-help féministe, entretien.

[6] Extrait de carnet de terrain, atelier de self-help.

[7] Membre d’un collectif de self-help féministe, entretien.

[8] Michelle Murphy, « Unsettling care. Troubling transnational itineraries of care in feminist health practices », Social Studies of Science, 2015, vol. 45, n° 5, p.719.

[9] Laure Bereni et Éléonore Lépinard, « “Les femmes ne sont pas une catégorie”. Les stratégies de légitimation de la parité en France », Revue française de science politique, 2004, vol. 54, no 1, p.83.