Le contrat temporaire de la fonction publique est-il un port d’entrée vers la stabilité ?
Entre le début des années 1980 et le début des années 2000, le secteur de la fonction publique a été marqué par plusieurs plans de titularisation (Le Pors, 1983 ; Perben, 1996 ; Sapin, 2001), matérialisés par une ouverture massive de concours, dont le principal objectif était de « déprécariser » les agents temporaires publics (et plus particulièrement les agents en CDD).
Sur cette période, la part des agents en emploi temporaire (c’est-à-dire les agents exerçant dans la fonction publique mais dont la durée du contrat est limitée comme les CDD, les contrats aidés, les services civiques, etc.) représentait en moyenne 11 % de l’emploi public.
C’est à partir de 2007, année marquée par les réformes successives visant à élargir le recours aux emplois non titulaires de la fonction publique, que la part des agents en emploi temporaire croît. En 2018, cette part s’élève à 16,6 % de l’emploi public, plus importante encore que la part des agents en emploi temporaire du secteur privé (14,9 % la même année).
La révision générale des politiques publiques (2007), suivie de la loi de modernisation de l’action publique (2012), et de la dernière loi de transformation de la fonction publique (2019) ont encouragé le recours à l’emploi temporaire dans le secteur par le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, le recrutement de contractuels sur des besoins dits « permanents », ou le recrutement de CDD pour répondre à des « contrats de projet ». Bien qu’en 2012 l’État ait mis en œuvre le plan Sauvadet visant à « améliorer les conditions d’emploi des contractuels » en titularisant une partie des agents, il a aussi favorisé une autre modalité de stabilisation des agents temporaires : le CDI de droit public.
Créé en 2005, mais peu mobilisé par les employeurs publics, c’est à partir de 2012 que l’enquête Emploi (produite par l’INSEE) met en évidence une augmentation de l’usage du CDI de droit public (sa part passe de 3 % avant cette date à plus de 6 % en 2018). Si cette forme d’emploi permet bien une stabilisation dans l’emploi des agents publics, elle n’offre pas des niveaux de rémunération (traitement et prime) et une évolution de carrière équivalents à ceux des fonctionnaires.
Malgré une volonté affichée de « déprécariser » la fonction publique, les chiffres de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique sont sans appel et vont dans le sens d’un recours croissant aux contractuels. S’appuyant sur ces chiffres, la Cour des comptes montre dans son rapport de 2020 « Les agents contractuels dans la fonction publique », que la fonction publique connaît sur la période 2008-2017, une diminution du nombre de titulaires (y compris les militaires) (passant de 4,2 à 4,1 millions, soit -0,7 %) et une croissance du nombre de contractuels (de 1,2 à 1,4 million, soit +16 %).
Ces chiffres et les politiques qui tendent à favoriser la contractualisation des agents publics poussent alors à s’interroger sur le devenir de ces agents contractuels. L’emploi non titulaire – plus souvent temporaire – est-il un tremplin pour accéder au statut de fonctionnaire ? Certains agents s’enferment-ils dans une trappe à précarité en enchaînant les emplois temporaires ? Existe-t-il un profil « type » d’agent parvenant à obtenir le statut de fonctionnaire ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord avoir connaissance des différents canaux permettant à l’agent d’obtenir un emploi stable. Il faut ensuite comprendre l’ampleur de ces mobilités et le type d’agents parvenant à se stabiliser en distinguant le secteur d’emploi choisi.
De multiples voies de stabilisation
Dans la fonction publique, il existe plusieurs canaux possibles pour accéder à un emploi stable. La première voie est celle du concours par le tour extérieur. Pour devenir titulaire du statut de fonctionnaire, l’agent doit réussir les épreuves écrite et orale du concours. Obtenir le concours externe vaut recrutement dans la fonction publique d’État, mais ne vaut pas recrutement dans les deux autres fonctions publiques (dans la fonction publique territoriale par exemple il faut postuler auprès des collectivités territoriales une fois le concours obtenu). Quoi qu’il en soit, pour passer les concours externes, des conditions de nationalité et de diplômes (relativement au concours visé) sont nécessaires dans les trois versants de la fonction publique mais une expérience professionnelle antérieure n’est pas demandée.
Le deuxième canal d’entrée vers le statut de fonctionnaire est le concours interne. Lorsque l’agent est déjà employé en emploi temporaire dans la fonction publique, il peut alors bénéficier du concours interne. Ce concours interne nécessite d’avoir acquis un certain nombre d’années d’expérience dans le poste pour pouvoir s’y présenter (entre 1 et 5 ans en moyenne). À l’exigence d’une expérience professionnelle antérieure s’ajoutent également celles des conditions de nationalité et de niveau de diplômes pour passer les épreuves. Le troisième concours ne sera pas détaillé ici puisqu’il ne concerne pas les agents ayant déjà le statut d’agent public.
La troisième voie de stabilisation est celle du contrat à durée indéterminée de droit public. À l’issue de 6 années d’emploi en CDD, l’employeur public est dans l’obligation de proposer un CDI à son agent. Si l’agent démissionne de son administration pour en changer, l’employeur peut aussi lui proposer un recrutement directement en CDI selon certaines conditions[1]. Ce troisième canal d’entrée ne présente pas de conditions de nationalité comme c’est le cas des deux précédents. Même s’il tend à se développer de plus en plus, le CDI de droit public n’est pas encore prédominant dans la masse des emplois stables.
Au-delà du secteur de la fonction publique, les agents ayant eu une expérience temporaire dans la fonction publique peuvent aussi faire le choix de changer de secteur. La stabilisation peut alors avoir lieu dans le secteur privé sur un contrat à durée indéterminée de droit commun. L’agent devra alors candidater aux postes proposés par les entreprises en contrat stable par le biais du CV et de l’entretien.
Malgré une multiplicité des voies de stabilisation dans la fonction publique, le secteur est aussi marqué par une baisse tendancielle du nombre de postes mis au concours depuis le début des années 2000 et des conditions d’accès à ces concours restrictives (en termes d’ancienneté, de nationalité ou de niveau de diplôme). Ces éléments auraient alors une influence sur les mobilités des agents publics et sur les profils des agents qui obtiennent – ou non – un emploi stable.
Des agents qui se stabilisent davantage dans le secteur privé que dans la fonction publique
Pour prendre la mesure de cet effet « tremplin » ou « trappe » des emplois temporaires du public dans l’accès à la stabilisation, intéressons-nous aux mobilités[2] des agents publics en emploi temporaire.
En 2018, 23,49 % des agents initialement en emploi temporaire de la fonction publique parviennent à se stabiliser dans ce même secteur (20,61 % comme fonctionnaire et 2,88 % comme CDI de droit public) deux ans et demi après. Autrement dit, seul moins d’un quart des agents en emploi temporaire parviennent à obtenir un emploi pérenne. Si on imagine bien que le contrat fait office de « file d’attente » en vue de l’obtention du concours et l’accès à la titularisation, on constate aussi contre toute attente, que 31,12 % de ces agents publics rejoignent le secteur privé en CDI deux ans et demi après leur expérience professionnelle dans le secteur public.
Bien sûr, il ne faut pas oublier l’autre moitié des agents qui pour 39,48 % d’entre eux enchaînent un nouvel emploi temporaire au sein du même secteur (30,98 %) ou dans le secteur privé (8,5 %), ou alors restent dans le même contrat (5,91 %).
Si l’on constate bien qu’une part importante des agents publics ne parvient pas à se stabiliser deux ans et demi après (pas loin de la moitié), on suppose que ceux qui y parviennent détiennent des caractéristiques sociodémographiques différentes des autres. De même qu’il existe aussi probablement des différences de profils entre les agents qui se stabilisent dans la fonction publique et ceux intégrant le secteur privé.
L’emploi temporaire : un tremplin mais pas pour tous les agents
Les travaux académiques et les rapports annuels sur l’état de la fonction publique montrent que les agents en emplois temporaires détiennent des caractéristiques sociodémographiques moins favorables à une insertion vers un emploi stable. Ces agents sont en moyenne plus jeunes que les fonctionnaires, moins diplômés, et plus souvent non ressortissants de l’Union européenne.
Pour autant, une partie d’entre eux parvient à se stabiliser soit comme fonctionnaire ou en CDI dans la fonction publique, soit en CDI dans le secteur privé. Toutefois, il apparaît que les profils d’agents diffèrent en fonction du secteur dans lequel ils se stabilisent. En effet, les femmes se stabiliseraient davantage dans la fonction publique (58 %), alors que les hommes rejoindraient plutôt le secteur privé en CDI (67 %). Ces éléments sont à mettre en lien avec une conciliation entre vie professionnelle et vie privée, plus favorable dans la fonction publique que dans le secteur privé.
Parallèlement, les agents les plus jeunes sont surreprésentés dans l’accès à l’emploi stable du secteur privé (9 % contre 6 % pour l’ensemble des agents obtenant un emploi stable) alors qu’au sein de la fonction publique cette stabilisation serait davantage favorable aux agents âgés de 35 à 50 ans (39 % contre 37 % pour l’ensemble des agents obtenant un emploi stable). L’âge est en effet fortement lié à l’expérience professionnelle des agents mais aussi à leur niveau de diplôme. Par exemple, dans le cas d’un agent de 18 ans en emploi temporaire dans la fonction publique qui souhaite se stabiliser dans ce même secteur, il est probable que celui-ci n’ait pas le niveau de diplôme suffisant pour passer les concours externes (sauf pour un concours de catégorie C), il n’a également pas suffisamment d’expérience pour prétendre au passage d’un concours interne qui requiert de l’ancienneté ou une proposition de cédéisation qui nécessite aussi une certaine expérience dans le poste.
C’est d’ailleurs cette expérience qui est fortement valorisée pour accéder à un emploi stable dans le secteur public puisque les agents disposant de plus de 5 ans d’ancienneté dans un emploi temporaire de la fonction publique sont surreprésentés parmi ceux qui obtiennent un emploi stable dans ce même secteur. Ils sont en effet près de 39 % à avoir cinq ans d’ancienneté ou plus dans leur emploi temporaire contre 18 % dans le secteur privé. Cette différence s’explique à la fois par des enjeux financiers de création de postes et une organisation du travail différente dans les deux secteurs mais aussi par des conditions d’accès à l’emploi stable différentes. L’accès aux concours internes ou au CDI de la fonction publique est conditionné à un nombre d’années d’ancienneté suffisant à atteindre pour les agents temporaires, condition qui n’est pas de mise – ou en tout cas, pas officiellement – pour obtenir un CDI dans le secteur privé.
Le niveau de diplôme et la nationalité des agents régulent la titularisation des agents
Le niveau de diplôme est aussi un facteur qui détermine l’adéquation des agents aux missions. Dans la fonction publique, le niveau de diplôme agit comme un effet de filtre vers l’accès à un emploi stable. La fonction publique étant en moyenne composée de plus de cadres et de professions intermédiaires que l’ensemble du marché du travail, elle recourt davantage à des agents de catégorie A ou B. Or pour concourir à ce type de poste, un niveau de diplôme minimum est exigé : l’inscription aux concours de catégorie A est accessible aux agents détenant au moins un bac +3, pour les concours de catégorie B, un bac +2 au moins est demandé. Le recours plus élevé à des fonctionnaires de catégorie A et B et la condition d’un niveau de diplôme minimum pour accéder à ces concours sont des éléments d’explication de la structure des qualifications des agents parvenant à accéder à un emploi stable. Les agents détenant un bac+3 ou plus sont statistiquement surreprésentés parmi les agents bénéficiant d’une mobilité vers le statut de fonctionnaire ou un CDI dans la fonction publique.
À l’inverse, le secteur privé, composé de davantage d’ouvriers, requiert une main-d’œuvre en moyenne moins qualifiée que dans le secteur public. La répartition des niveaux de diplômes des agents obtenant un CDI dans le secteur privé traduit ici la structure des qualifications du secteur (plutôt des agents moyennement diplômés). On y observe alors une surreprésentation de niveau de diplôme médian (brevet des collèges, baccalauréat, bac +2) dans le recrutement en CDI.
Enfin, concernant la nationalité, il en ressort que pour les agents en contrat temporaire du public, être ressortissant ou non de l’UE ne facilite pas l’accès à un contrat stable. Ils sont moins de 5 % à bénéficier de ces mobilités. Les agents de nationalité étrangère (et plus particulièrement les agents non ressortissants de l’UE) connaissent davantage d’entraves à accéder à un emploi stable dans la fonction publique que dans le secteur privé. En effet, les contrats stables concernent encore majoritairement des emplois statutaires nécessitant la nationalité française ou d’être ressortissant européen. Les agents étrangers sont alors contraints de pourvoir un emploi hors statut dans le public. À l’inverse, les agents de nationalité étrangère (ressortissant ou non de l’UE) sont surreprésentés dans l’accès au CDI du privé, ils représentent 4,3 % à obtenir un emploi stable du privé contre 2,1 % dans la fonction publique. Sans tenir compte des effets de discrimination, la nationalité de l’agent n’est pas une condition à remplir pour accéder à un emploi stable du secteur privé.
En conclusion, l’emploi temporaire de la fonction publique apparaît bien comme un port d’entrée vers l’emploi stable mais pas pour tous les agents. Les agents accédant au statut de fonctionnaire ou à un CDI du public bénéficient souvent d’une expérience et d’un niveau de diplôme supérieur à l’ensemble des agents en emploi temporaire. Ceux bénéficiant d’un peu moins d’expériences ou d’un niveau de diplôme plus faible s’intègrent plus souvent vers des CDI du secteur privé. Il n’en demeure pas moins qu’une partie des agents enchaînent les emplois temporaires sans parvenir à se stabiliser dans l’un ou l’autre secteur les années suivantes (les peu diplômés et peu expérimentés, les plus jeunes, et non ressortissants de l’UE notamment).
Plus largement, la morphologie sociale des agents qui se stabilisent dans la fonction publique et dans le secteur privé rappelle l’existence d’une forte proximité avec les profils des agents déjà en emploi stable dans ces secteurs. Autrement dit, ceux qui parviennent à se stabiliser ressemblent aux profils d’agent stable de leur secteur d’intégration. Ces éléments nous poussent alors à réfléchir au vecteur de ce phénomène : est-ce que ce sont certains profils d’agents qui se dirigent davantage vers la fonction publique (ou respectivement vers le secteur privé) ? Ou est-ce l’employeur public (ou respectivement l’employeur privé) qui favorise le recrutement de certains profils ? On peut imaginer que deux séries d’arguments coexistent. À la fois que les raisons de se diriger vers l’un ou l’autre secteur sont propres à l’individu et à ses choix mais aussi que les employeurs recrutent de manière intentionnée – ou non –, des agents ayant d’importantes similitudes avec ceux déjà employés dans l’organisation.