Guerre en Ukraine : les États-Unis en perte de pouvoir structurel
Avec le récent sommet des BRICS, les questions monétaires sont de nouveau apparues en haut de l’agenda politique international. Le risque de subir une exclusion des circuits de paiement internationaux suscite en effet une vive inquiétude dans de nombreux pays.
Néanmoins, les sanctions économiques sont une arme à double tranchant. Elles peuvent affaiblir le pays visé mais elles peuvent aussi encourager une réorganisation de l’économie mondiale permettant d’éviter les effets néfastes des sanctions et débouchant sur une modification du jeu des alliances internationales.
Les sanctions économiques contre la Russie offrent la possibilité d’étudier d’éventuels mouvements de plaques tectoniques à l’échelle internationale. Plus concrètement, elles permettent d’examiner les conséquences de la guerre en Ukraine sur les relations entre la Chine et les États-Unis. Pour y voir plus clair, le concept de pouvoir structurel forgée par Susan Strange est instructif. Il se définit comme « le pouvoir de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique mondiale dans laquelle d’autres États, leurs institutions politiques, leurs entreprises économiques […] doivent opérer »[1]. Chez Strange, le pouvoir structurel repose sur quatre sources, la sécurité, le savoir, la production et la finance.
Étant donné que la Russie a pu envahir l’Ukraine, aucun État du monde n’exerce un pouvoir structurel permettant d’empêcher la Russie d’agresser son voisin. Toutefois, les pays occidentaux, l’UE et surtout les États-Unis se pensaient en mesure de contraindre les acteurs économiques russes à opérer dans des conditions fortement dégradées – dans l’espoir de rétablir la sécurité internationale. C’est le sens des sanctions via SWIFT. En questionnant les effets de ces sanctions sur l’économie internationale il est possible d’apprécier plus précisément le pouvoir structurel monétaire de Washington, et, par extension, l’état de la rivalité sino-américaine dans le domaine financier.
La guerre en Ukraine comme facteur d’internationalisation du Renminbi
L’une des manières de rendre compte du degré d’internationalisation d’une monnaie, et donc le pouvoir infrastructurel financier de l’État émetteur, consiste à retracer son utilisation en tant que moyen de paiement dans les transactions commerciales. Autrement dit, il convient de s’intéresser à la facturation des échanges de biens et de services. Si le pouvoir infrastructurel financier ne saurait se réduire à cette dimension, elle reste néanmoins particulièrement pertinente puisque dans le passé le remplacement d’une monnaie internationale par une autre a pu s’annoncer d’abord dans le commerce[2].
Pour l’année 2022, les données mensuelles de la Banque populaire de Chine montrent que la valeur du commerce extérieur chinois libellé en renminbi connaît d’abord une sorte de période d’incertitude, qui coïncide avec l’invasion de l’Ukraine. Puis, elle affiche une accélération notable à partir de juin 2022. Sur toute l’année, la part du commerce extérieur chinois réglé en Renminbi passe de 17 % à 23 %, c’est qui représente une hausse notable.
Est-ce que cette évolution est en lien avec la guerre en Ukraine ? Sur toute l’année 2022, le commerce extérieur chinois augmente modérément, de 4,4 %. Mais une valeur extrême apparaît : le commerce bilatéral avec la Russie connaît une hausse substantielle de près de 30 %. Parmi tous les partenaires commerciaux de la Chine, il s’agit de l’augmentation la plus forte de l’année et d’un nouveau record du commerce sino-russe. Dans le détail, cette progression s’explique largement par les biens russes importés par la Chine. En examinant la décomposition mensuelle du commerce sino-russe, il s’avère que cette hausse est particulièrement importante à partir du troisième trimestre, soit après le premier flou de la guerre. Un premier renseignement est donc que la guerre semble canaliser les flux commerciaux dans de nouvelles directions.
Le paiement du commerce extérieur russe affiche également un changement important en 2022, et qui se poursuit dans les premiers mois de 2023, selon la Banque centrale russe. Du côté des exportations, la part du Dollar américain baisse fortement, celle de l’Euro fond, tandis que les règlements en rouble sont en forte hausse. Le Rouble dépasse la valeur combinée des règlements en Euro et Dollar et frôle les 40 % du total. À titre de comparaison, en 2013, 80 % des exportations russes étaient réglées en Dollar[3]. L’utilisation du Renminbi augmente aussi. Elle atteint un pic de 23 % en avril 2023, alors qu’au début de l’année 2022 elle était pratiquement inexistante.
Du côté des importations, le résultat est similaire. En janvier 2022, la Russie réglait plus des deux tiers de ses importations en Dollar et en Euro, le reste étant principalement réglé en Rouble. En avril 2023, la part des « monnaies toxiques » a été divisée par deux[4]. L’intégralité de cette chute est grignotée par le Renminbi qui représente désormais un tiers des règlements des importations russes. La montée en puissance de la part du Renminbi coïncide avec la mise en place des sanctions en mars 2023. Ainsi, la croissance de l’internationalisation du Renminbi pendant la guerre en Ukraine constitue un deuxième renseignement sur les mouvements de plaques tectoniques.
Si le paiement du commerce extérieur russe a connu des changements importants, il convient également de préciser qu’il ne s’est aucunement effondré. Comment ce constat est-il compatible avec l’affirmation de Bruno Le Maire selon laquelle « couper tous les liens entre la Russie et le système financier mondial » permettrait d’« assécher les financements » de son économie[5]. Est-ce que l’exclusion d’un certain nombre de banques russes a manqué de produire des effets ? Est-ce que SWIFT a été contourné par une alternative chinoise ? Autrement dit, pour revenir à notre question de départ : est-ce que, au-delà de changements quantitatifs importants dans le règlement du commerce international, la guerre en Ukraine provoque des changements dans en termes de pouvoir structurel ?
Le renforcement de l’infrastructure financière chinoise
Pour répondre à la question, il faut tout d’abord préciser que SWIFT et sa prétendue alternative chinoise, CIPS, ne remplissent pas exactement les mêmes fonctions. SWIFT ne s’occupe pas du transfert d’argent, il transmet les instructions de paiement des banques. Pour ces dernières, l’avantage de SWIFT réside dans la réduction des coûts de transaction. SWIFT est rapide, peu coûteux et sûr. Par opposition, être coupé de SWIFT oblige à trouver une autre manière, plus laborieuse, de communiquer entre banques.
CIPS offre sa propre messagerie, et permet donc de contourner SWIFT. Mais CIPS n’est pas seulement une messagerie, c’est aussi un système de paiement. Sa raison d’être consiste précisément à favoriser l’utilisation du Renminbi dans des transactions internationales. CIPS y contribue en réalisant des transactions libellées en monnaie chinoise, sous contrôle chinois. CIPS permet donc d’échapper au Dollar.
Ces dernières années CIPS a connu un vrai gain de popularité qui n’est pas sans lien avec une série de mesures prises par Pékin, comme la création d’un marché obligataire en Renminbi, la signature d’accords de swaps de devises et l’extension des fonctionnalités de CIPS[6]. Goldman Sachs s’est récemment réjoui du fait que la Chine figure parmi les plus grands marchés obligataires du monde, avec un marché secondaire pour les obligations du trésor chinois dynamique, et offre une panoplie croissante d’instruments de couverture. En 2015 CIPS n’avait que 195 participants, aujourd’hui ils sont plus de 1200.
Le gain de popularité de CIPS se reflète dans les données de la Banque populaire de Chine relatives au nombre de transactions et à leur valeur. Les participants étrangers se trouvent avant tout en Russie, en Turquie et dans les pays de la « nouvelle route de la soie ». Au total, en 2022 la valeur des transactions réalisées via CIPS représente 97 billions de Yuan, soit une hausse de 22 % par rapport à 2021. Dans le détail, les données indiquent une hausse de l’activité de CIPS à partir du troisième trimestre de 2022. Cette hausse semble associée aux sanctions contre la Russie et apparaît cohérente avec la part grandissante du commerce extérieur russe libellé en Renminbi.
La relation entre l’économie de guerre russe et l’infrastructure financière chinoise est donc double. D’une part, le fonctionnement des infrastructures financières reposant sur un effet de réseau, la Russie a renforcé l’infrastructure chinoise en y recourant plus fortement. Par extension, elle a ainsi soutenu l’internationalisation du Renminbi. D’autre part, l’existence de CIPS facilite la poursuite de la guerre en contribuant au financement des dépenses militaires russes. 16 % de l’excédent commercial russe de 2022 proviennent de la seule Chine.
Un contournement des infrastructures financières américaine bien délimité
Si nous avions arrêté l’article à ce stade nous aurions donné une impression biaisée de CIPS. Nous aurions notamment exagéré sa capacité de contournement des infrastructures financières sous contrôle américain, et donc surestimé le pouvoir infrastructurel financier de la Chine. Car nous aurions laissé entendre que CIPS transmet les instructions de paiement exclusivement via sa propre messagerie. Or, selon des estimations, 80 % des paiements sur CIPS utilisent SWIFT[7]. Selon Eichengreen, la raison principale de la faible utilisation de la messagerie de CIPS est le fait qu’elle ne fonctionne qu’en chinois. Le problème technique semble mineur. La messagerie de CIPS pourrait donc facilement prendre de l’ampleur dans les années à venir. Néanmoins, à date, CIPS n’est pas en mesure de fournir une alternative à Swift.
De plus, les limites du contournement des infrastructures financières sous contrôle américain ne se résume pas au sujet de la messagerie. Il existe aussi celui du transfert effectif des fonds. En termes d’ordre de grandeur, CIPS est loin derrière, par exemple, le système de paiement américain CHIPS. Ce dernier attire 10 fois plus de participants, 40 fois plus de transactions et représente une valeur 40 fois supérieure[8]. Cet écart contribue à expliquer pourquoi les données de SWIFT sur les instructions de paiement par monnaie n’affichent pas de hausse pour le Renminbi depuis 2022. Sa part est stable depuis février 2022, tout comme celle de la plupart des autres monnaies les plus utilisées à l’échelle internationale. Évidemment, par construction, les données de Swift n’affichent pas les messages passés par CIPS, qui ont fortement augmenté en 2022. Swift facilite environ 80 % des paiements inter-banques globaux[9], donc ses données minorent l’importance du Renminbi. Néanmoins, au vu des ordres de grandeur, il semble que la Chine n’ait pas réussi à construire une alternative à SWIFT et au Dollar américain.
Cette appréciation est confirmée par un récent rapport de la Banque centrale russe. Il indique que facturer le commerce extérieur en Renminbi permet, certes, de contourner le dollar, mais engendre d’autres difficultés[10]. Tout d’abord, les firmes russes font face à un risque de change accru lorsqu’elles règlent en monnaie « amicale ». À la volatilité des taux de change s’ajoute le problème que les marchés d’instruments de couverture sont moins développés en Chine, ce qui réduit la possibilité de se protéger contre des variations futures du cours de change. Un règlement en monnaie « amicale » peut également exposer les entreprises russes à un risque de liquidité accru du fait de la faible convertibilité de ces monnaies. La Banque de Russie note également qu’un certain nombre de pays « amicaux » continuent à privilégier des paiements en Dollar ou Euro et la Russie continue à entretenir des relations commerciales avec des pays « inamicaux », réglées en monnaie « toxique ».
La Banque de Russie en conclut que l’abandon complet du Dollar et de l’Euro est impossible dans l’immédiat, tout en envisageant un déclin de leur part dans les règlements en raison du développement de la substitution aux importations[11]. On retrouve donc là des raisons plutôt classiques du fort recours au dollar dans le règlement du commerce international[12]. Au final, la monnaie de la Chine inspire une confiance limitée à l’étranger et son infrastructure financière paraît insuffisamment développée pour permettre à la Russie d’arrêter totalement l’utilisation de monnaies considérées « toxiques ».
Une contestation monétaire modeste mais bien réelle
Dans l’ensemble, on observe que la mise en place d’une infrastructure de messagerie et de paiement chinoise permet à la Russie de maintenir un niveau important de commerce extérieur tout en échappant au Dollar et aux infrastructures associées. La dynamique de CIPS contribue à l’internationalisation du Renminbi et affaiblit la dimension financière du pouvoir structurel américain. Ce constat se trouve par ailleurs confirmé par le fait qu’au sein et autour des BRICS un nombre croissant de pays désire régler ses transactions sans passer les infrastructures financières sous contrôle américain. La guerre russe est donc un accélérateur de « contestation monétaire »[13].
En toute cohérence avec la contestation monétaire accélérée, les sanctions n’ont pas réussi à assécher le financement de l’économie de guerre de la Russie russe. Au contraire, son excédent commercial, dont une proportion substantielle vient des échanges avec la Chine, représente une source de financement de la guerre. Ces fonds permettent à la Russie de mettre en difficulté l’ambition américaine d’exercer un pouvoir structurel mondial en matière de sécurité.
Néanmoins, les difficultés concernant le règlement en Renminbi formulées par la Banque centrale russe indiquent que la volonté politique ne suffit pas pour contester durablement la domination du Dollar. De plus, comme le souligne l’institutionnalisme monétaire, un ingrédient indispensable à l’ordre monétaire international est la confiance, et donc des valeurs partagées[14]. De ce point de vue, la popularité du Renminbi dans le commerce sino-russe mérite une nuance supplémentaire. Car ce qui unit la Chine et la Russie semble plus être la nécessité que l’adhésion à des valeurs communes. Passer d’une monnaie à une autre peut être pratique dans une situation donnée, mais en l’absence de confiance, ce passage pourrait s’avérer temporaire, surtout si des difficultés opérationnelles s’ajoutent. Le cas des sanctions contre la Russie suggère donc que, pour l’instant, la contestation de l’ordre monétaire international ne s’accompagne pas d’une adhésion spontanée à l’alternative du Renminbi. Néanmoins, la mise en place d’infrastructures financières chinoises réduit effectivement la portée géographique du pouvoir structurel financier et sécuritaire des États-Unis.