Société

Comment l’Europe fabrique l’exclusion et la défiance des jeunes en migration

Sociologue

Parmi les jeunes en quête d’Europe, deux catégories se dessinent en France dans les discours de la protection de l’enfance, des politiques et des médias : les « subsahariens » d’un côté, réputés « faciles » et « volontaires » mais accusés de saturer les services d’assistance et de l’autre, les « maghrébins », réputés « réfractaires », « délinquants » et « fugueurs ». En suivant le fil des parcours juvéniles vers l’Europe, du Maroc jusqu’en Espagne et en France, on découvre que cette diffraction des parcours est avant tout la conséquence d’un certain travail institutionnel et humanitaire. Enquête ethnographique au coeur de la fabrique européenne de la déviance juvénile.

Après plusieurs heures de déambulations fiévreuses dans les rues de Barbès, on parvient enfin à retrouver Zaki pour lui annoncer la bonne nouvelle : ce soir, enfin, il aura un lit et une douche chaude. L’éducatrice de rue se réjouit, cela fait plusieurs jours qu’elle se bat pour lui garantir une place dans le centre.

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Mais l’adolescent n’accueille pas la nouvelle comme prévu. Il a un rendez-vous cette nuit, il négocie son heure d’arrivée dans le centre, non, 22 heures c’est trop tôt, il ne pourra pas. « Tu as besoin d’une douche, et il faut qu’un médecin voie ta blessure Zaki ». Il a la bouche pâteuse, les yeux vitreux, il a certainement pris un comprimé de Rivotril et le médicament le ralentit, il plane un peu. Les traces écarlates qui imprègnent le bandage sale à sa cheville laissent deviner l’infection qui arrive. L’air hagard, il réajuste son polo Lacoste élimé, un sourire navré se dessine sur son visage poupin et abîmé de cicatrices. Du haut de ses 14 ans à peine révolus et en équilibre précaire sur la béquille qui soutient sa jambe blessée, il hèle en arabe l’un de ses amis qui lui offre une cigarette. Il porte la Camel à ses lèvres, l’allume d’un geste sûr, savoure la première bouffée de nicotine et lance, avec malice et superbe : « c’est la liberté ».

À quelques kilomètres de Barbès où se retrouvent de jeunes marocains et algériens (et, plus sporadiquement, tunisiens) qui, comme Zaki, tendent à préférer la rue aux centres pour mineurs, des centaines d’autres jeunes étrangers dorment également dehors à Paris – comme dans de nombreuses villes françaises. Ceux-là sont notamment originaires de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, et préféreraient au contraire les centres à la rue mais l’accès à la protection de l’enfance leur est refusé. Leur minorité d’âge et, partant, leur légitimité à être protégés par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) sont mises en doute. Des lignes de démarcation et de fracture apparaissent, des frontières sociales, morales et rac


[1] Chadia Arab et Juan David Sempere Souvannavong, « Les jeunes harragas maghrébins se dirigeant vers l’Espagne : des rêveurs aux “brûleurs de frontières” », Migrations Société, 2009, vol. 125, no 5, p. 191‑206.

[2] Sylvie Bredeloup, Migrations d’aventures: terrains africains, CTHS, 2014, 141 p ; Mahamet Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale. Nouveaux et anciens migrants “subsahariens” au Maroc », Politique africaine, 2009, vol. 115, no 3, p. 175‑195.

[3] Sur l’expression d’industrie migratoire marocaine, voir notamment Sophie Bava et Anissa Maâ, « « Aimer et contrôler son prochain » ? Imbrications négociées des logiques compassionnelle et sécuritaire chez les acteurs confessionnels chrétiens dans l’industrie migratoire marocaine », Critique internationale, 2022, vol. 96, no 3, p. 43‑62.

[4] Mustapha El Miri, « Devenir « noir » sur les routes migratoires : racialisation des migrants subsahariens et racisme global », Sociologie et sociétés, 2018, vol. 50, no 2, p. 101‑124 ; Elsa Tyszler et Lucie Bacon, « Arracher sa liberté de circulation à la frontière maroco-espagnole » dans Atlas des migrations dans le monde, Paris, Armand Colin, 2022, p. 100‑101.

[5] Jean-François Eliaou et Antoine Savignat, Rapport d’information en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés, Paris, Assemblée Nationale, 2021.

[6] Elisa Floristán Millán, « Disonancias narrativas, el buen y el mal salvaje. : Juventud marroquí y de áfrica occidental en movimiento hacia Europa », (Con)textos: revista d’antropologia i investigació social, 12 décembre 2022, no 11, p. 61‑78.

[7] D’ailleurs illusoire et abusive puisque de nombreux jeunes peuvent être d’origine berbère (amazighe) et/ou noirs. Respectivement, voir par exemple Fadma Aït Mous, « Les enjeux de l’amazighité au Maroc », Confluences Méditerranée, 2011, vol. 78, no 3, p. 121‑131 ; Chouki El Hamel, Le Maroc n

Cléo Marmié

Sociologue, Doctorante en sociologie

Notes

[1] Chadia Arab et Juan David Sempere Souvannavong, « Les jeunes harragas maghrébins se dirigeant vers l’Espagne : des rêveurs aux “brûleurs de frontières” », Migrations Société, 2009, vol. 125, no 5, p. 191‑206.

[2] Sylvie Bredeloup, Migrations d’aventures: terrains africains, CTHS, 2014, 141 p ; Mahamet Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale. Nouveaux et anciens migrants “subsahariens” au Maroc », Politique africaine, 2009, vol. 115, no 3, p. 175‑195.

[3] Sur l’expression d’industrie migratoire marocaine, voir notamment Sophie Bava et Anissa Maâ, « « Aimer et contrôler son prochain » ? Imbrications négociées des logiques compassionnelle et sécuritaire chez les acteurs confessionnels chrétiens dans l’industrie migratoire marocaine », Critique internationale, 2022, vol. 96, no 3, p. 43‑62.

[4] Mustapha El Miri, « Devenir « noir » sur les routes migratoires : racialisation des migrants subsahariens et racisme global », Sociologie et sociétés, 2018, vol. 50, no 2, p. 101‑124 ; Elsa Tyszler et Lucie Bacon, « Arracher sa liberté de circulation à la frontière maroco-espagnole » dans Atlas des migrations dans le monde, Paris, Armand Colin, 2022, p. 100‑101.

[5] Jean-François Eliaou et Antoine Savignat, Rapport d’information en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés, Paris, Assemblée Nationale, 2021.

[6] Elisa Floristán Millán, « Disonancias narrativas, el buen y el mal salvaje. : Juventud marroquí y de áfrica occidental en movimiento hacia Europa », (Con)textos: revista d’antropologia i investigació social, 12 décembre 2022, no 11, p. 61‑78.

[7] D’ailleurs illusoire et abusive puisque de nombreux jeunes peuvent être d’origine berbère (amazighe) et/ou noirs. Respectivement, voir par exemple Fadma Aït Mous, « Les enjeux de l’amazighité au Maroc », Confluences Méditerranée, 2011, vol. 78, no 3, p. 121‑131 ; Chouki El Hamel, Le Maroc n