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Les États-Unis face à la guerre Israël-Hamas

Directeur du German Marshall Fund of the US

Le 7 octobre, Joe Biden affirmait un soutien « total » de Washington à Israël. Quelques jours plus tard, il rencontrait à Jérusalem celui qu’il s’était efforcé d’éviter depuis la mise en place d’une coalition de droite et d’extrême-droite religieuse il y a près d’un an : Benjamin Netanyahou. Aux États-Unis, le président américain est tout à la fois considéré comme trop laxiste par les Républicains qui l’accusent d’avoir laissé le champ libre à l’Iran, et comme trop pro-israélien par l’aile gauche du parti démocrate.

L’attaque du Hamas, le 7 octobre dernier, marque un tournant dans le conflit israélo-palestinien. L’horreur des actes perpétrés, et la capacité des terroristes à mettre en œuvre une opération d’une telle envergure au cœur du territoire israélien, obligent les acteurs régionaux et internationaux à reconsidérer certains présupposés diplomatiques et stratégiques. Pour les États-Unis en particulier, cette nouvelle crise pose de nombreux défis de politique intérieure et étrangère.

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Le 7 octobre et la réponse israélienne révèlent les limites d’une approche américaine, symbolisée par les Accords d’Abraham[1], qui isole la question palestinienne du reste des enjeux régionaux. Alors que le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan assurait, fin septembre, que le Moyen-Orient était « plus calme aujourd’hui qu’il ne l’a été depuis deux décennies », la région fait désormais face à un risque d’escalade militaire généralisée. Les développements en Israël et à Gaza mettent également en lumière les divisions politiques et générationnelles aussi bien chez les Démocrates que chez les Républicains. Celles-ci structureront le débat américain de politique étrangère pour les mois à venir, alors que la campagne présidentielle bat déjà son plein et que l’hypothèse d’une victoire de Donald Trump est vue comme très sérieuse.

Les deux objectifs de l’administration Biden

Dans une courte déclaration condamnant dès le 7 octobre les attaques terroristes, Joe Biden affirmait son « soutien total » à Israël. En quelques mots, le président américain présentait déjà les deux objectifs de son administration face à la crise : offrir à Israël tous les moyens nécessaires pour répondre au massacre du Hamas, et empêcher une escalade du conflit au niveau régional. Ces deux objectifs dessinent ainsi une ligne d’équilibre à tenir pour Washington qui n’est pas sans rappeler la position de l’administration Biden dans la guerre en Ukraine. Elle a aussi l’avantage de la clarté à l’heure où la situation reste très instable et où de nombreux acteurs internationaux sont incapables de définir une stratégie.

Le soutien des États-Unis à Israël est d’ordre politique, diplomatique, économique, et militaire. Le président Joe Biden, son conseiller Jake Sullivan, mais aussi le secrétaire d’État Anthony Blinken, ont à de multiples reprises rappelé le droit d’Israël à se défendre, et affirmé que le peuple juif ne serait pas seul face à ceux qui souhaitent l’exterminer. Le message, souvent répété avec émotion, a vocation à rassurer le partenaire israélien et expliquer la position du gouvernement aux électeurs américains.

Sur le plan diplomatique, les États-Unis ont agi à l’ONU pour bloquer des résolutions sur le conflit qui ne mentionnaient pas le droit d’Israël à se défendre, et poussé plusieurs alliés et partenaires à prendre position rapidement en faveur de l’État hébreu. Les États-Unis sont également actifs dans la guerre de l’information en cours autour du conflit, comme l’ont montré les services de renseignement américains qui ont présenté leurs propres conclusions quant à l’explosion dans l’hôpital Ahli Arab de Gaza, l’attribuant à une roquette palestinienne.

L’aide militaire directe des États-Unis à Israël a pris plusieurs formes. L’envoi du groupe aéronaval du porte-avions USS Gerald Ford en Méditerranée, et la livraison de munitions pour le système de défense anti-missile israélien furent les exemples les plus commentés. Le partage de renseignement et d’expertise pour la gestion de la crise des otages est un autre aspect de cette aide essentielle envoyée dès les premiers jours de la guerre. Le vote d’un nouveau « paquet » d’aides militaires, que Joe Biden souhaite d’ailleurs lier à l’aide à l’Ukraine, est cependant suspendu au vote du Congrès, qui vient seulement de reprendre ses activités après plusieurs semaines de vacance du poste de président (speaker) de la Chambre des représentants.

Pour autant, ce soutien sans faille s’accompagne d’un autre objectif : contenir, autant que possible, le conflit aux seuls territoires d’Israël et de Gaza. Pour Joe Biden, il faut absolument éviter un embrasement général qui pourrait forcer les États-Unis à s’engager davantage dans le conflit. Une nouvelle opération militaire au Moyen-Orient reste une ligne rouge dans un contexte où les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont dans tous les esprits aux États-Unis.

Cet objectif de Washington dépend d’abord de sa capacité à dissuader l’Iran et ses proxys – en particulier le Hezbollah et la Syrie, mais aussi les différentes cellules terroristes dans les territoires palestiniens de Cisjordanie – d’intervenir directement dans le conflit. L’ouverture d’un front au nord en parallèle d’une opération terrestre dans Gaza poserait un défi militaire considérable à Israël.

Pour les États-Unis, maîtriser l’escalade est aussi un moyen d’empêcher une rupture totale des relations entre Israël et les pays arabes. Les Accords d’Abraham, le rapprochement avec l’Arabie Saoudite, mais aussi les relations avec la Jordanie et l’Égypte se trouvent tous fragilisés par la violence de la guerre entre Israël et le Hamas. Les leaders arabes sont sous pression de leur population et s’inquiètent des possibles retombés des opérations israéliennes pour la stabilité de leur pays. Washington a besoin de relations plus apaisées et lisibles après la guerre pour espérer retrouver une relative stabilité régionale.

Enfin, l’administration Biden doit aussi contenir les aspirations maximalistes israéliennes. La présence d’officiels américains – Jake Sullivan et Anthony Blinken en particulier – dans des réunions du cabinet de guerre israélien, et la coordination exigée par Washington pour la gestion des otages révèlent autant la force du soutien politique que la volonté américaine de contrôler les décisions du gouvernement Netanyahu. La demande du passage de l’aide humanitaire à Gaza, et le frein mis à l’entrée de l’armée israélienne dans Gaza sont des illustrations évidentes de l’influence des États-Unis dans les décisions prises à Jérusalem. Joe Biden peut notamment compter sur sa popularité auprès de la population israélienne, qui a salué sa réponse aux attaques et son appui sans faille aux familles des victimes et des otages. Pour le Premier ministre israélien, dont les relations avec l’administration démocrate sont particulièrement mauvaises, c’est là le prix de l’assistance américaine.

Une guerre qui se joue aussi aux États-Unis

Au moins 31 citoyens américains sont morts lors de l’attaque du 7 octobre, et 10 autres seraient encore otages du Hamas à Gaza. En cela, le conflit est déjà une question américaine qui mobilise les élus et la société civile. Au-delà du décompte des victimes, la réponse de l’administration Biden est rapidement devenue un enjeu de politique intérieure aux États-Unis, car elle réveille et révèle des fractures idéologiques et générationnelles de la population.

Chez les Républicains, la crise est perçue comme une opportunité de marquer des points face à Joe Biden. À un an de l’élection de 2024, les enjeux internationaux sont un enjeu de la campagne présidentielle. Critiqué pour avoir « dégelé » six milliards de dollars de fonds iraniens dans le cadre de la libération d’otages américains en septembre 2023, le président démocrate se voit désormais accusé d’avoir directement financé l’attaque du Hamas. Certains candidats à la présidence des États-Unis, tels que le très droitier gouverneur de Floride Ron DeSantis et Mike Pence ancien vice-président de Donald Trump, considèrent que la réponse de Joe Biden est trop molle, et soutiennent tout à la fois le retrait de visa pour les immigrés exprimant leur sympathie pour le Hamas, l’arrêt de l’aide humanitaire à Gaza, voire même l’envoi de troupes américaines pour libérer les otages américains à Gaza. Donald Trump, a, de son côté, promis un soutien total à Israël mais aussi critiqué Benjamin Netanyahu et fait l’éloge de l’intelligence du Hezbollah.

La relation à Israël est une question clé pour une partie importante de l’électorat républicain. Les évangéliques blancs, qui constituent plus de 20% des votants à l’échelle nationale, ont soutenu à plus de 75% Donald Trump en 2016 et 2020. Si les jeunes générations se montrent moins impliquées sur cette question que leurs aînés, ces électeurs restent toujours attachés à une politique de soutien actif à l’État d’Israël, et constituent la principale force pro-israélienne aux États-Unis. La décision de Donald Trump, fin 2017, de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël répondait ainsi à une demande ancienne des évangéliques[2], en plus de permettre au président républicain de se distinguer de ses prédécesseurs qui s’y étaient engagés depuis 1992 mais ne l’avaient jamais mis en œuvre.[3]

Chez les Démocrates, les déclarations et la position de Joe Biden font également débat. L’aile gauche du parti s’est rapidement mobilisée pour contester la politique de soutien total à Israël affichée par le président. Plusieurs figures progressistes du Congrès, symboles d’une nouvelle génération d’élus particulièrement critiques de l’action d’Israël dans les territoires palestiniens, de la colonisation de la Cisjordanie, et de la coalition d’extrême-droite autour de Benjamin Netanyahu, ont ainsi pris la parole pour dénoncer les bombardements israéliens de Gaza et l’aide américaine. Cette opposition publique à la politique de Biden est d’autant plus remarquable qu’elle rompt avec la discipline dont a fait preuve le parti démocrate jusqu’ici. Malgré des différences de fond, les élus démocrates progressistes sont toujours restés très discrets quant au soutien de l’administration Biden à l’Ukraine. Le cas d’Israël est différent, et les divisions s’expriment librement. La représentante Rashida Tlaib a ainsi repris la position du Hamas sur l’explosion de l’hôpital Ahli Arab et refusé de revenir sur ses propos malgré la déclaration officielle du président Biden.

Les mouvements citoyens proches de la gauche du parti démocrate, tels que certaines organisations Black Lives Matter et les Democratic Socialists of America, ont été plus loin dans leur soutien aux attaques terroristes du 7 octobre, vues comme des actions de résistance face à l’impérialisme et la colonisation israélienne. Cette vision politique, qui unit les combats de la gauche américaine à ceux de la Palestine, n’est pas nouvelle. Elle est aussi alimentée par les leaders du Hamas qui n’ont pas manqué de comparer la mort de George Floyd aux souffrances infligées par les Israéliens aux Palestiniens. Ces mouvements sont d’abord portés par les jeunes générations, comme l’illustrent les dénonciations radicales d’Israël par de nombreuses associations étudiantes et les débats controversés au sein des universités américaines. Néanmoins, le phénomène est plus large au sein du parti démocrate : en mars 2023, pour la première fois, un sondage révélait que les électeurs démocrates exprimaient plus de sympathie à l’égard des Palestiniens que des Israéliens.

C’est dans ce contexte que des manifestations progressistes ont été marquées par des slogans antisémites et des appels à la violence qui ont fait réagir certains élus démocrates souhaitant se désolidariser de ces positions. Pour les Juifs américains, cette situation est particulièrement douloureuse : représentant environ 2,4% de l’électorat total aux États-Unis, les Juifs américains votent à plus de 70% pour le parti démocrate, et sont une des communautés les plus progressistes des États-Unis. Si le lien entre les Juifs américains et Israël s’est largement distendu depuis plusieurs années – notamment du fait de la droitisation de la politique israélienne –, la montée de l’antisémitisme en réponse à la guerre peut constituer un tournant.

Les conséquences de la guerre sur les débats internes aux deux grands partis politiques américains restent incertaines. Des premiers sondages, menés durant les deux semaines qui ont suivi le 7 octobre, montrent une augmentation du soutien à Israël, notamment parmi ceux qui étaient hésitants à répondre dans le passé. La suite de l’opération à Gaza, la guerre médiatique, et l’implication plus ou moins étendue des États-Unis détermineront sans doute l’évolution de l’opinion américaine sur le sujet.

Le futur du partenariat israélo-américain

Sur le plus long terme, la situation au Proche-Orient ne change pas les grandes lignes de la politique étrangère américaine. Tel qu’annoncé dès 2011 par Barack Obama et réaffirmé par Donald Trump puis Joe Biden, la compétition avec la Chine, notamment dans l’Indopacifique, constitue la priorité des États-Unis dans le monde au XXIe siècle. Après les années Bush et la « guerre contre le terrorisme », le Moyen-Orient a donc été largement rétrogradé dans la pensée stratégique américaine. Les principaux documents de politique étrangère et politique de défense de l’administration Biden explicitent ainsi la hiérarchie des menaces : la Chine, puis la Russie, suivies des « autres défis » que sont la Corée du Nord, l’Iran, et les organisations extrémistes et terroristes.

Les échecs des guerres d’Irak et d’Afghanistan, la diminution de la menace terroriste d’origine islamiste aux États-Unis, la forte réduction de la dépendance américaine aux hydrocarbures du Golfe grâce à la révolution des gaz de schistes, et le besoin de relocaliser les ressources politiques, militaires, et économiques américaines pour mieux affronter la compétition stratégique chinoise expliquent ce « retrait » du Moyen-Orient. Pour les partenaires régionaux – Israël, mais aussi l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, ou encore l’Égypte – cette évolution est une source de profonde inquiétude et provoque de nombreuses tensions, alors que l’influence grandissante de l’Iran est vue comme une menace existentielle.

Le discours de Benjamin Netanyahu au Congrès américain, en mars 2015, pour dénoncer l’action de l’administration Obama dans le cadre des négociations sur le nucléaire iranien, est l’illustration la plus mémorable de ces tensions. Jouant de la polarisation de la politique américaine, le Premier ministre israélien a alors changé les règles de la relation bilatérale entre Israël et les États-Unis, ce que les démocrates ne lui ont pas pardonné. Le futur de cette relation dépendra donc également de l’évolution de la politique israélienne et de la possibilité de conserver un consensus bipartisan pro-Israël à Washington.

Le soutien actuel à Israël a ainsi peu de chances de se traduire en un réel réinvestissement américain dans la région sur le long terme. Au contraire, les demandes américaines, après l’opération à Gaza, pourraient forcer le gouvernement israélien à des compromis afin de sauvegarder les relations avec les partenaires arabes. Les adversaires des États-Unis, à l’inverse, ont toutes les raisons d’empêcher le retour à la stabilité au Moyen-Orient. Pour la Russie comme pour la Chine, la multiplication des crises politiques et humanitaires est un moyen de distraire, si ce n’est submerger, les États-Unis face à leurs responsabilités. Même si Joe Biden affirme la capacité de l’Amérique à aider à la fois l’Ukraine et Israël, la guerre au Proche-Orient oblige à faire des choix, car les ressources de Washington ne sont pas infinies. D’autres conflits, comme le Nagorno-Karabakh, sont d’ailleurs largement éclipsés. Le risque d’une nouvelle crise autour de Taiwan pourrait dans ce contexte constituer un scénario particulièrement inquiétant pour les États-Unis.


[1] Accords de « normalisation » avec Israël signés jusqu’à présent par les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan, et censés l’être bientôt par l’Arabie saoudite.

[2] La théologie protestante reprenant l’histoire des Hébreux dans la Bible comme étant la leur : pour les évangéliques et chrétiens conservateurs messianiques, tous les Juifs doivent être de retour en Israël pour que se réalise la prophétie biblique.

[3] Walter Russell Mead, The Arc of a Covenant – The United States, Israel, and the Fate of the Jewish People, Alfred A. Knopf, 2022, p. 566.

Martin Quencez

Directeur du German Marshall Fund of the US, Manager du programme Risk & Strategy

Notes

[1] Accords de « normalisation » avec Israël signés jusqu’à présent par les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan, et censés l’être bientôt par l’Arabie saoudite.

[2] La théologie protestante reprenant l’histoire des Hébreux dans la Bible comme étant la leur : pour les évangéliques et chrétiens conservateurs messianiques, tous les Juifs doivent être de retour en Israël pour que se réalise la prophétie biblique.

[3] Walter Russell Mead, The Arc of a Covenant – The United States, Israel, and the Fate of the Jewish People, Alfred A. Knopf, 2022, p. 566.