Économie

Encadrer le comportement des plateformes numériques de travail

Économiste

Certaines théories économiques justifient l’existence de plateformes comme Uber en leur prêtant un caractère émancipateur qui offrirait des opportunités nouvelles aux individus, leur permettant de travailler quand bon leur semble et à leur rythme. Mais une vision plus institutionnaliste donne à comprendre comment les plateformes constituent bien une « figure patronale » devant répondre du champ d’application du droit du travail et de la protection sociale – ce qui n’est, actuellement, pas le cas.

Les plateformes numériques de travail mettent en relation des clients et une « foule » de travailleurs, les premiers étant confrontés à un problème à résoudre ou une tâche à exécuter, les seconds proposant leurs services en réponse à cette demande.

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Elles se positionnent alors comme des tiers dont la fonction principale est de mettre en relation leurs clients et des travailleurs grâce à la mise en œuvre de dispositifs numériques spécifiques, rémunérant leur intervention par le recouvrement de commissions déterminées selon leur modèle d’affaires propre.

Les plateformes numériques de travail : quelles caractéristiques ?

Si ces plateformes ont en commun de faire du travail un objet d’échange en tant que tel, leur diversité a conduit ces dernières années les chercheurs à l’élaboration d’une multitude de typologies pour les différencier, typologies basées sur la combinaison de critères multiples comme, par exemple, la nature de l’activité réalisée, le degré d’autonomie de travailleurs, leur niveau de qualification, ou encore la complexité des tâches ou des missions conduites. À suivre les travaux du Bureau International du Travail[1], deux grandes familles de plateformes numériques de travail sont repérables. On trouve d’une part celles pour lesquelles le travail réalisé a une dimension locale forte, le BIT parlant alors de « plateformes de travail localisé ». Ici, les travailleurs interviennent dans une zone géographique spécifique, en proximité avec le client, recueillant les informations nécessaires à l’exécution de leurs tâches par l’intermédiaire d’applications installées sur leur smartphone. Ces plateformes sont répandues dans le secteur du transport de personnes ou encore de la livraison, les plateformes de type Uber ou Deliveroo en étant représentatives.

L’autre grande famille renvoie aux « plateformes de travail en ligne ». Pour celles-ci, le travailleur exerce son activité à distance – souvent à partir de son ordinateur personnel – du client, ne le rencontrant pas physiquement et ne connaissant pas forcément son identité. Il répond généralement, par l’intermédiaire de la plateforme, à des demandes de clients externalisant une partie de leur activité. Freelancer, Upwork ou, en France, Foule Factory sont illustratives de ce second ensemble.

Au-delà de ces deux catégories, toutes les plateformes de travail sont marquées par au moins trois caractéristiques communes. D’abord, le travail est exécuté à la demande au sens où les travailleurs répondent à la commande ponctuelle d’un client, commande qui est a minima « reformatée » par la plateforme pour exécution, et ceci sans aucune garantie qu’elle se répète à l’avenir. En cela, l’engagement entre les parties est limité dans le temps, ce qui alimente la précarisation des travailleurs. Ensuite le travailleur est rémunéré en fonction du résultat qu’il fournit et non du temps qu’il consacre à l’obtention de celui-ci, et ceci indépendamment de ses apports personnels en équipement, outils ou capitaux (achat d’un ordinateur, d’un smartphone, d’un vélo, d’outils de bricolages, etc.). Du point de vue formel, le travailleur est statutairement reconnu comme « indépendant », ce qui constitue un atout pour la plateforme qui, en proposant des tâches à exécuter ou de missions à remplir en tant qu’intermédiaire, s’exonère du paiement de cotisations ou taxes sociales et fiscales qu’elle aurait à prendre en charge si les travailleurs étaient salariés.

Enfin, le travail de plateformes a ceci de spécifique qu’il ne donne pas lieu à un contrôle direct et personnel des travailleurs. Cela ne signifie pas qu’un tel contrôle est inexistant. Il est en fait opéré via des algorithmes c’est-à-dire des procédures codées informatiquement permettant « d’organiser et d’agir sur un ensemble de données afin d’atteindre rapidement un résultat souhaité »[2]. Les algorithmes participent alors à l’optimisation de l’organisation du travail en automatisant les décisions d’allocation de tâches ainsi que le contrôle de leur exécution.

Plus de liberté pour les travailleurs ?

Pour certains analystes de la « plateformisation » de l’économie, la place croissante prise par les plateformes de travail depuis quelques décennies contribuerait à atténuer le poids d’éléments appréhendés comme des contraintes pour les travailleurs. Les plateformes auraient un caractère émancipateur et offriraient des opportunités nouvelles aux individus, leur permettant de travailler quand bon leur semble et à leur rythme personnel, parfois même à des niveaux de rémunération plus élevés que ce qu’ils pourraient obtenir dans des emplois classiques.

Dans une étude américaine beaucoup commentée, Jonathan Hall et Alan Krueger montrent par exemple que la plateforme Uber est considérée comme attractive par de nombreux travailleurs indépendants[3]. De même, selon l’étude conduite par Arun Sundararajan sur un nombre important de secteurs impactés par le développement du travail de plateforme – les secteurs de la plomberie, l’électricité, la menuiserie, la photographie, la peinture, la mobilité, le nettoyage et l’administration –, les travailleurs des plateformes sont rémunérés à des taux de salaires horaires plus élevés en moyenne que lorsque le travail n’est pas réalisé par l’intermédiaire d’une plateforme, ce qui fait dire à l’auteur que cela constitue « un point de départ instructif pour explorer pourquoi l’émergence de nouveaux marchés [permis grâce aux plateformes] n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour les travailleurs qui choisissent de fournir des services par leur intermédiaire »[4].

Le travail de plateforme apparaît finalement ici comme une voie qui permettrait aux travailleurs de vivre mieux ou de compléter des revenus obtenus par ailleurs, tout en restant libres dans leur choix d’emploi et d’organisation personnelle. Les économistes ont très souvent tendance à insister sur ces éléments, appréhendant les plateformes comme des intermédiaires marchands entre « pairs » et les analysant comme des dispositifs efficaces permettant de réduire les coûts de transaction par la mise en commun et la diversification des risques, la réduction de coûts d’appariement et de recherche, l’atténuation des problèmes de sélection adverse et d’aléa moral, et cela au bénéfice de tous, sans contrainte pour les travailleurs (supposés) libres.

Pour une autre lecture économique des relations entre plateformes et travailleurs

La lecture précédente interpelle certains observateurs. C’est particulièrement le cas de ceux dénonçant le comportement des plateformes comme entités profitant des défauts actuels d’encadrement juridique des relations qu’elles entretiennent avec leurs « utilisateurs » pour imposer leurs règles et s’enrichir aux dépens de la partie faible de la relation de travail que constitue les travailleurs. Pour reprendre l’image de Vallas et Schor, la « foule » d’individus « offrant » son travail sur les plateformes ne ressemble « pas tant à un assemblage d’entrepreneurs agissant librement qu’à un troupeau qui, comme le bétail, peut être trait ou tondu pour en tirer des revenus »[5].

Une autre lecture économique des relations existantes entre plateformes et travailleurs que celle défendue par les économistes standards est possible. Elle prend ses sources au sein du courant économique dit institutionnaliste né au début du XXème siècle aux États-Unis et dont l’un des fondateurs majeurs s’était donné le travail comme objet d’étude, l’économiste John Rogers Commons.

Pour Commons, la réalité économique et sociale, et tout particulièrement les situations de travail, prennent sens à la lumière de catégories-type de « transaction » dont l’application au cas actuel des plateformes de travail permet d’éclairer certaines questions soulevées par l’effet sur le travail du développement de ces plateformes. Témoin au début du XXème siècle de l’essor des formes de rationalisation du travail mises en place dans plusieurs organisations américaines sous l’influence du management scientifique, Commons fait partie des premiers auteurs s’étant interrogés sur les moyens d’encadrer la relation de travail dans une perspective de sécurisation des travailleurs. Sa grille de lecture offre un angle original d’analyse de l’effet des plateformes numériques sur le travail et fournit des voies de réflexion face à un problème central aujourd’hui : celui du cadre juridique pertinent de régulation des relations entre plateformes et travailleurs.

Saisir le travail de plateforme à partir de son organisation

Ce problème fait écho à ce que certains spécialistes en gestion des ressources humaines (GRH) qualifient de « paradoxe de la GRH sans emploi »[6] porté par l’essor des plateformes. Un tel paradoxe tiendrait au fait que les plateformes mettent en œuvre des dispositifs de GRH en direction des travailleurs indépendants auxquels elles font appel alors même qu’en principe, ceux-ci devraient être libres d’organiser leur travail comme bon leur semble, n’étant pas titulaires d’« emplois ». Or à la lumière de la grille institutionnaliste, ce paradoxe n’est qu’apparent et n’existe que pour ceux qui appréhendent la relation de travail sous le seul angle de ce que Commons nomme la « transaction d’affaires », aux dépens de la « transaction de direction ».

Rendre compte de la relation de travail comme une « transaction d’affaires » ainsi que le font souvent les économistes, c’est considérer que les participants à cette relation sont d’abord des « offreurs » et « demandeurs » appréhendés comme égaux et supposés orientés dans leurs comportements par les seuls prix résultant de relations concurrentielles marchandes. Dit autrement, c’est considérer que ce qui se joue entre les membres de la relation de travail est davantage une question de transfert de richesse par l’échange marchand, plutôt que de production de richesse. Mais cette appréhension de ce qui se joue entre les participants à la relation de travail est restrictive car elle conduit à éluder le fait que le travailleur n’est pas qu’un « offreur de travail » mais qu’il produit de la richesse dans un contexte particulier : il agit selon des ordres ou des directives décidées par d’autres personnes organisatrices de son travail, ce que Commons nomme la « transaction de direction ».

Or les plateformes de travail participent bien de l’organisation productive du travail qu’elles proposent à l’exécution. On peut même dire qu’elles font de la GRH en définissant des tâches à exécuter, les affectant à des individus, prescrivant des objectifs, recommandant l’adoption de certains comportements, rémunérant, contrôlant voire sanctionnant les travailleurs qu’elles mobilisent. Elles organisent ainsi le travail de leurs « utilisateurs » en commandant des actions aux travailleurs qui, s’ils ne les exécutent pas de manière appropriée, peuvent se voir « destitués » de leurs droits explicités dans les conditions générales d’utilisation (CGU) qu’elles imposent unilatéralement. Dans le cas de la « transaction » entre plateforme et travailleurs, la direction des actions des seconds n’est certes pas assurée du point de vue légal par un individu – un « employeur » – donnant directement et personnellement des ordres. Elle n’en est toutefois pas moins présente par l’intermédiaire des algorithmes mis en place par la plateforme.

Si la relation par laquelle un individu dirige un autre se retrouve dans la « relation d’emploi », elle n’est pas exclusive à celle-ci. L’appliquer aux relations entre des plateformes de travail et des travailleurs indépendants peut apparaître comme un non-sens si on rend compte des interactions entre les travailleurs de plateformes et celles-ci à la lumière de la seule transaction d’affaires, ainsi que le font les économistes standards mais également les plateformes elles-mêmes qui prennent souvent soin, dans leurs CGU, de bien expliciter que les utilisateurs ne sont pas leurs « salariés ». Ce n’est toutefois plus un non-sens et le « paradoxe de la GRH sans emploi » est levé si c’est à la lumière de la transaction de direction que la situation est analysée. Dès lors que l’on considère que la GRH renvoie aux activités par lesquelles une personne coordonne le travail de production de biens et services d’une autre, il n’apparaît en rien paradoxal que les plateformes de travail « gèrent » des ressources humaines, fussent-elles associées à des travailleurs indépendants. Vues sous cet angle, les plateformes constituent de véritables entités de mise en ordre du travail d’autrui et, en écho à certaines analyses juridiques, constituent une « figure patronale » devant répondre du champ d’application du droit du travail et de la protection sociale car disposant bien du « pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements » [7] des travailleurs.

Tout n’est pas que marchand

Dans la manière dont elles participent effectivement à l’organisation productive du travail, les plateformes apparaissent comme étant peu différentes des employeurs classiques. Elles dirigent, contrôlent et sanctionnent au même titre que les entreprises traditionnelles vis-à-vis de leurs salariés. Appréhendée à la lumière de la transaction de direction, la relation entre plateformes de travail et travailleurs prend clairement un autre sens que celui que lui donnent ceux qui estiment que les plateformes améliorent, dans l’intérêt des « demandeurs » comme des « offreurs », le fonctionnement du marché du travail. Avancer l’idée de l’existence d’une « fausse dichotomie »[8] entre travailleur salarié et travailleur indépendant pour justifier le caractère inadapté du droit du travail à la situation des travailleurs de plateformes ne tient pas. Ou si cela tient, cela n’a de sens que si l’on suppose que le marché constitue et doit constituer le mode de régulation essentiel de la relation de travail, comme si la vie économique et sociale ne devait se lire qu’au prisme de la régulation par les prix. Un point de vue contestable et risqué à la lumière de la grille institutionnaliste car partiel et déformateur du réel. Dans les termes de Commons critiquant il y a un siècle les analyses réductrices du travail portées par certains, « seul le fou, l’ignorant ou l’individu partial ou arbitraire n’analyse le monde qu’à lumière d’une seule perspective »[9].

Porté par des justifications faisant la part belle au seul marché comme mode de coordination des actions individuelles, l’argument de l’inadaptation du droit du travail pour encadrer ce qui se joue entre les plateformes et les travailleurs indépendants auxquels elles font appel paraît finalement peu tenable[10]. Appliquer le droit du travail aux travailleurs des plateformes prend alors tout son sens.


[1] BIT, Emploi et questions sociales dans le monde : le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail, 2021, Genève.

[2] Gillespie T., « Algorithm », in Peters B. (ed.), Digital Keywords: A Vocabulary of Information Society and Culture, Princeton, NJ: Princeton University Press, 2016.

[3] Hall J. et Krueger A., « An Analysis of the Labor Market for Uber’s Driver-Partners in the United States », Industrial and Labor Relations Review, vol. 71, n° 3, 2018, p. 705-732.

[4] Sundararajan A., The Sharing Economy. The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalism, Cambridge MA, The MIT Press, 2016.

[5] Vallas S. et Schor J., « What Do Platforms Do? Understanding the Gig Economy », Annual Review of Sociology, vol. 46, 2020, p. 273-294.

[6] Meijerink J. et Keegan A., « Conceptualizing Human Resource Management in the Gig Economy », Journal of Managerial Psychology, vol. 34, n° 4, 2019, p. 214-232.

[7] Selon les termes de l’arrêt « Société Générale » rendu le 13 novembre 1996 par la chambre sociale de la Cour de cassation.

[8] Sundararajan, op. cit.

[9] Commons J. R., Industrial Goodwill, New York, McGraw Hill Book Company, 1919.

[10] Ce que confirme en France certaines décisions de la Cour de cassation qui a consolidé sa jurisprudence dans le sens d’une requalification en relations de travail subordonnées les contrats d’un livreur à vélo et d’un chauffeur indépendant (arrêts Take it Easy de 2018 et Uber de 2020).

Benjamin Dubrion

Économiste, Maître de conférences à Sciences Po Lyon

Notes

[1] BIT, Emploi et questions sociales dans le monde : le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail, 2021, Genève.

[2] Gillespie T., « Algorithm », in Peters B. (ed.), Digital Keywords: A Vocabulary of Information Society and Culture, Princeton, NJ: Princeton University Press, 2016.

[3] Hall J. et Krueger A., « An Analysis of the Labor Market for Uber’s Driver-Partners in the United States », Industrial and Labor Relations Review, vol. 71, n° 3, 2018, p. 705-732.

[4] Sundararajan A., The Sharing Economy. The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalism, Cambridge MA, The MIT Press, 2016.

[5] Vallas S. et Schor J., « What Do Platforms Do? Understanding the Gig Economy », Annual Review of Sociology, vol. 46, 2020, p. 273-294.

[6] Meijerink J. et Keegan A., « Conceptualizing Human Resource Management in the Gig Economy », Journal of Managerial Psychology, vol. 34, n° 4, 2019, p. 214-232.

[7] Selon les termes de l’arrêt « Société Générale » rendu le 13 novembre 1996 par la chambre sociale de la Cour de cassation.

[8] Sundararajan, op. cit.

[9] Commons J. R., Industrial Goodwill, New York, McGraw Hill Book Company, 1919.

[10] Ce que confirme en France certaines décisions de la Cour de cassation qui a consolidé sa jurisprudence dans le sens d’une requalification en relations de travail subordonnées les contrats d’un livreur à vélo et d’un chauffeur indépendant (arrêts Take it Easy de 2018 et Uber de 2020).