« Pertes et préjudices » : perspectives et opportunités d’une transition énergétique
Viendra le temps où les nations sur la marelle de l’univers seront aussi étroitement dépendantes les unes des autres que les organes d’un même corps, solidaires en son économie.
-
René Char, Feuillets d’Hypnos 127, 1943-1944.
Les COP, acronyme de Conference Of the Parties, conventions annuelles des Nations unies pour le climat, se concluent bien souvent par un engagement étriqué de réduction des émissions de gaz à effet de serre, à la mise en œuvre évanescente.
En novembre 2022, la COP 27 à Charm el-Cheikh s’est néanmoins démarquée par un accord négocié sur les « pertes et préjudices », de l’anglais loss and damage : la création d’un fonds spécifique, une assistance financière, pour répondre aux dommages climatiques et aux besoins d’adaptation des pays en voie de développement (PED) les plus vulnérables, cercle restreint encore à définir. Cette avancée inattendue, non inscrite à l’agenda du sommet à son ouverture, répond à une proposition souvent discutée, et refusée jusqu’alors par les États-Unis et l’Union européenne.
L’initiative, portée en 1992 par l’alliance des petits États insulaires en développement, à la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (CNUED), pour se prémunir de l’élévation inéluctable du niveau de la mer, est depuis reprise et étendue par le Groupe des 77, coalition de PED aux Nations unies, accompagnée de la Chine. Elle aboutit à une première avancée conséquente, à la COP 19 en 2013, avec la mise en œuvre du Mécanisme international de Varsovie, toujours en vigueur : il précise le périmètre des « pertes et préjudices », dommages consécutifs aux changements climatiques anthropiques, endémiques d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre et autres tentatives d’adaptation. L’Accord de Paris en 2015 abonde à son tour pour une meilleure reconnaissance et une action internationale en faveur des « pertes et préjudices ». La responsabilité des dommages occasionnés en restera néanmoins exclue, et laissera en suspens toute espèce de compensation financière.
Le progrès majeur du sommet de Charm el-Cheikh réside dans la constitution d’un « comité de transition », mandaté pour expliciter le fonctionnement et identifier les sources d’approvisionnement du fonds spécifique d’ici la COP 28, en novembre 2023. Il soufre néanmoins d’un défaut primitif, à l’instar de l’inquiétant paradoxe de la COP 27 : l’échec à réduire les émissions de gaz à effet de serre et l’usage des énergies fossiles, hypothèque de dommages climatiques subis par les PED qu’elle se propose d’indemniser.
Le risque encouru, et à craindre au regard des différents modes de compensation envisagés, est d’apparenter ce fonds à un mécanisme de solidarité internationale, et non de responsabilité climatique. Il doit certes apporter une réponse aux crises issues de bouleversements climatiques anthropiques, fruits des politiques passés et présentes des pays économiquement avancés, mais aussi garantir aux PED une transition énergétique bas carbone par le prisme d’un développement économique certain. Ce double dessein n’enlève rien à la reconnaissance d’une dette climatique des pays développés, et dépasse la simple indemnisation des « pertes et préjudices » : il s’en nourrit. La transition énergétique bas carbone, associée au développement des énergies renouvelables, permet d’envisager une efficacité sociale vertueuse, d’atténuer les dommages à venir, source de vulnérabilité des populations et de ralentissement du développement économique.
Les mesures et solutions les plus discutées pour alimenter ce fonds, pour certaines populaires, le recours accru aux dons des États, une fiscalité supportée par les sociétés multinationales les plus polluantes, la restructuration ou l’annulation de la dette souveraine des pays les plus vulnérables, relèvent d’une forme de romantisme des relations internationales et d’une méconnaissance des mécanismes économiques sous-jacents, à l’efficacité improbable. Elles se consacrent, par essence, à un développement économique usuel, dénuées d’intention pour accompagner la transition énergétique des nations concernées. Pire, elles échouent à satisfaire cet unique objectif. L’examen de ces différentes sources d’approvisionnement permet néanmoins de mieux expliciter la nature de ce fonds au double dessein, et de construire en réponse un mécanisme de compensation adapté.
Ce fonds s’accole en pratique, à cinq autres prépotents en vigueur[1] de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC), constitués essentiellement de dons des États contributeurs, et aux objectifs rarement atteints.
Ce type de mécanisme, dit de contributions volontaires, bien connu des économistes, présente un triple risque certain. Au-delà d’un phénomène de passager clandestin, auquel incombe des dotations inférieures aux desseins attendus, l’ampleur de l’engagement financier individuel se révèle à terme peu ou pas contraignant, et s’ajuste au gré des difficultés domestiques rencontrées. Il ne s’agit pas tant de la simple humeur d’un chef d’État, à l’instar de Donald Trump et du retrait unilatéral des États-Unis du Fonds vert pour le climat, mais d’une probable politique de contraction budgétaire délicate à juguler une fois initiée[2].
L’ampleur des besoins pour combler les « pertes et préjudices » subis et à venir, estimés par le PNUE à plus de 300 milliards par an d’ici 2030, s’avère bien trop importante pour considérer les contributions volontaires comme une source plausible et pérenne d’approvisionnement.
Ce même Fonds vert pour le climat, issue de la conférence de Copenhague en 2009, s’était accompagnée d’une manifestation pour mobiliser 100 milliards de dollars par an d’ici 2020 à la faveur des pays les plus vulnérables. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) en comptabilise 83,3 destinés aux divers objectifs climatiques pour cette même année, dont 13,1 milliards de financements privés[3]. Rien de surprenant, les mécanismes de contributions volontaires ne fournissent aucune forme d’incitation auto-applicative : l’attente d’une participation élevée d’autres nations n’est pas conséquente à sa propre contribution individuelle.
Pire, la multiplicité des fonds multilatéraux, additionnés aux initiatives bilatérales, rendent le suivi du financement, et mécaniquement des solutions apportées, complexes, propices à d’éventuelles duplicités, fruits d’arbitrages et réorientations de précédentes contributions annoncées.
L’ampleur des besoins pour combler les « pertes et préjudices » subis et à venir, estimés par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) à plus de 300 milliards par an d’ici 2030[4], s’avère bien trop importante pour considérer les contributions volontaires comme une source plausible et pérenne d’approvisionnement. Cette sous-optimalité de la contribution collective s’accompagne malheureusement d’une inefficacité sociale : elle ne fournit aucune incitation à diminuer les émissions de gaz à effet de serre, bourrasque de nouveaux dommages en perspective.
Avancée par certaines ONG, l’idée d’une mise à contribution des sociétés multinationales les plus polluantes s’avère séduisante, mais peu adaptée aux difficultés d’harmonisation fiscale observées. Le temps nécessaire à la mise en œuvre d’une réforme fiscale d’ampleur permet aux entreprises concernées de s’en accommoder, s’y adapter, sans affecter pour autant leur activité. L’accord à un taux d’imposition d’au moins 15 % sur les bénéfices des multinationales, approuvé par plus 140 pays et juridictions en octobre 2021, soit l’ensemble des membres du G20 et de l’OCDE, illustre l’avarie et l’évanescence de la coordination fiscale internationale. Les trois années requises à son entrée en vigueur auront suffi à multiplier diverses exemptions et autres échappatoires pour en diminuer de moitié les recettes fiscales, et créer de nouvelles incitations à la faveur de pays à la législation plus complaisante[5].
L’efficacité d’une telle politique dépasse le seul contrôle des paradis fiscaux et des stratégies correspondantes amorcées par les multinationales. Elle relève d’une forme de dissonance cognitive. Son accomplissement se doit d’éconduire les investissements dans les technologies à fortes émissions de gaz à effet de serre, au service de la transition énergétique des PED, appuyé par un schéma de redistribution des prélèvements pensé au préalable.
Or ces mêmes multinationales opèrent bien souvent dans les pays les plus vulnérables, participent à leur production de richesse, soit autant d’emprises financières et politiques défavorables à toute initiative pour réorienter la souveraineté et la nature des investissements domestiques. En témoigne les engagements récents des 15 plus grandes compagnies pétrolières et gazières cotées en bourse, à réduire à zéro leurs émissions nettes d’ici 2050, pour certaines de 30 % d’ici 2030, qui se heurtent à leur politique d’investissement et de nouvelles exploitations d’énergies fossiles[6], duplicité de l’exaltation d’une vitrine climatique de principe.
Un outil alternatif, de nouveau mise en exergue dans l’Accord de Nairobi du 6 septembre dernier, à l’issue du premier sommet africain sur le climat, porte sur la restructuration et l’allègement de la dette souveraine des PED. Aussi conséquent soit-il, il ne saurait permettre aux différents pays concernés de relever le double défi que représente leur développement économique et les effets du changement climatique. Il demeure en pratique, un moyen bien insuffisant pour éviter une amplification des dommages et le recours aux énergies fossiles consécutif au trop faible développement économique.
L’urgence du fardeau de la dette s’est accélérée avec la hausse récente de l’inflation, phénomène planétaire, amplificateur des créances contractées par les PED, et ainsi du coût des dommages subis et attendus. La hausse des taux d’intérêt des banques centrales européennes et américaines, la BCE et la FED[7], a certes limité les effets de leur inflation domestique respective, mais aussi et surtout ré-enchéri la dette des PED. Le service de leur dette s’est mécaniquement amplifié : en 2021, 60 % des pays à bas revenus n’étaient plus en mesure d’en assurer les remboursements induits, ou dans une situation proche, contre moins de 30 % en 2015[8].
Cette crise de l’endettement, du surendettement et du défaut de paiement conduit le plus souvent à des politiques d’austérité, traduites par une contraction budgétaire des programmes sociaux, frein au développement et fragilité supplémentaire des populations aux divers évènements climatiques en attente, qui entretiennent à leur tour la vulnérabilité des populations locales et des économies concernées. Les pays africains consacrent seulement 6 % de leur PIB en dépenses de santé, contre 10,6 % au paiement du service de la dette[9].
Les efforts de la communauté internationale s’avèrent jusqu’ici bien insuffisants pour satisfaire des conditions favorables à une restructuration des dettes souveraines des pays à bas revenu, et encore moins une simple annulation. L’avancée la plus emblématique, à l’initiative des pays du G20, réside dans la mise en œuvre du mécanisme « cadre commun », un processus long, contraignant, et à la réussite incertaine. La diversité et la nature des divers créanciers[10] rend la restructuration d’une dette d’un pays candidat complexe, traduite, entre autres, par de nombreux délais.
La conclusion de l’accord sur la dette souveraine de la Zambie le 22 juin dernier, en défaut depuis 2020, a nécessité près de 30 mois d’attente. Les préconisations du FMI pour profiter de l’aide proposée sont pour certaines, à l’instar de la suppression de subventions à des produits de première nécessité, peu propices à l’accélération du développement à court terme et trop soudaines pour une adaptation au changement climatique.
Le « cadre commun » fait bien heureusement l’objet de discussions et réflexions dans les institutions impliquées : ne pas limiter l’accès aux seuls pays endettés à bas revenu, associer certaines de ces nations au pays du G20 et ainsi à la prise de décision, accorder une suspension du service de la dette ou encore une disponibilité financière immédiate une fois les négociations débutées. La différence entre les besoins et la mise en œuvre observée laisse néanmoins peu d’illusions quant à la réussite à grande échelle d’un tel programme.
Des initiatives alternatives existent, parfois complémentaires, à la pratique elles aussi limitées. Le mécanisme « d’échanges dette-nature », le plus répandu, propose de réduire la dette d’un État, suite à son engagement à consacrer une part importante de la somme indiquée dans un projet d’envergure de défense et conservation de l’environnement[11]. Le succès d’une telle opération repose sur l’assurance d’une faible érosion des allégements induits, soit encore une stabilité des taux de change et une faible inflation dans le pays concerné, situation peu commune aux PED. Il nécessite aussi l’absence d’effet d’éviction et autres réorientations de fonds destinés à cet effet avant l’accord envisagé.
La provision d’un tel fonds se doit de dépasser l’outil d’indemnisation, il ne peut s’agir d’adresser une simple interrogation répétée aux dommages climatiques et besoins d’adaptation constatés.
L’avènement de la dette souveraine des pays les plus vulnérables, quantifié par la Banque mondiale à 860 milliards de dollars en 2020[12], fardeau d’un développement économique perdu, porte les germes d’un vecteur de bouleversements climatiques sans frontières, bien plus coûteux, et source d’une instabilité politique à venir. Il serait illusoire d’en attendre des politiques de transition énergétique bas carbone, alors que les énergies fossiles demeurent une ressource domestique disponible à moindre coût et facilitent un éventuel processus de développement mis à mal.
Cet examen, des trois sources d’approvisionnement évoquées, démontre leur inadéquation avec les enjeux encourus. Elle relève de leur nature, des mécanismes au temps long, socialement inefficaces, parfois manipulables, en réaction aux effets, sans s’atteler aux causes des bouleversements climatiques anthropiques. La provision d’un tel fonds se doit de dépasser l’outil d’indemnisation, il ne peut s’agir d’adresser une simple interrogation répétée aux dommages climatiques et besoins d’adaptation constatés. Elle doit apporter une réponse globale et vertueuse aux émissions de gaz à effet de serre, accompagnée d’une transition énergétique domestique, au service du développement des pays vulnérables.
Le mécanisme d’approvisionnement correspondant s’alimente de la compensation attendue des « pertes et préjudices », pour la satisfaire par une double fonction, incitative et redistributive. Cette première pourrait résider en une taxe sur la richesse nationale, éventuellement mesurée par le produit intérieur brut, et consister en un barème progressif au gré de l’évolution domestique des émissions de gaz à effet de serre, favorable à des politiques de transition énergétique bas carbone nationales. L’attribution et la répartition de ce produit fiscal s’appliqueraient à un classement des nations, combinant leur niveau de développement et de vulnérabilité au regard de leurs émissions par habitant.
Plusieurs outils statistiques demeurent à discuter pour une construction intelligible de cette redistribution : l’apparenter à un schéma incitatif pour de faibles émissions sans altérer la réponse première d’aide au développement. L’appréciation des émissions des décennies précédentes et des préjudices subis, à la pondération à évaluer, permettrait la bonne compensation des « pertes et préjudices » passés. Il s’agit donc d’un mécanisme dynamique, intemporel, fondé sur l’évolution des émissions produites et leurs conséquences. Ces choix judicieux conduiraient à une redistribution effective pour les seuls pays vulnérables, en dépit du schéma fiscal proposé, modulé par les politiques de transition énergétique dans leur processus de développement.
Enfin, une partie de ce prélèvement serait réservé en réaction à des évènements climatiques d’ampleur, des urgences ponctuelles désormais régulièrement observées, une aide supplémentaire destinée aux PED.
Ce type de mécanisme présente des bénéfices au-delà de ses qualités incitatives et redistributives[13]. À la différence des contributions volontaires, il peut arborer une auto-applicabilité essentielle : l’attente d’être pratiqué par les autres nations induit un intérêt individuel et collectif à sa mise en œuvre[14]. Il ne présente pas non plus le défaut d’une éventuelle manipulation, et contrairement aux politiques de restructuration de la dette souveraine en vigueur, il permet d’atteindre l’efficacité sociale par la bonne attribution des montants nécessaires au développement économique et la compensation des dommages, tout en diminuant les émissions à leur niveau socialement souhaitable. Toute discussion sur la vulnérabilité et ses nombreuses définitions en est par ailleurs éludée, et ainsi les interrogations sur l’éligibilité à une indemnisation.
Enfin, il rendrait visible auprès des citoyens des différents pays, les échecs, réussites et autres effets des politiques nationales de réduction des émissions, pour une meilleure compréhension de l’évolution du climat et des efforts en attente. Cette sensibilisation des opinions publiques consisterait en une incitation supplémentaire pour les différents gouvernements concernés.
Le sommet de Charm el-Cheikh a concédé l’avènement d’un accord pour la création d’un fonds spécifique sur les « pertes et préjudices », antienne de nombreux PED. Sa mise en œuvre conduit à repenser l’essence des multiples fonds disponibles, la nature de leur approvisionnement et la qualité des stratégies d’investissements entreprises, pour ne pas s’enferrer dans l’illusion d’une réussite.
Tous devraient rechercher l’efficacité sociale, induite dans le mécanisme ici proposé, à savoir réduire et inciter à réduire les émissions de gaz à effet de serre, consécutif à une transition énergétique certaine de toutes les nations, en soutien au développement économique des pays les plus vulnérables. Ce fonds pour les « pertes et préjudices » constitue une nouvelle opportunité pour se ressaisir, et répondre à l’urgence du changement climatique. Elle requiert néanmoins, à l’instar de Charles Péguy et son essai Notre jeunesse, de « dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».