International

Deux poids deux mesures, de l’Afrique au Moyen-Orient

Anthropologue

L’occidentalo-centrisme qui ordonnait le monde depuis 1945 est aujourd’hui battu en brèche par des pays dénonçant l’hypocrisie d’un occident-gendarme qui foule allègrement les valeurs humanistes dont ils proclament pourtant haut et fort qu’elles sont les leurs. La critique de ce double-discours revêt la forme d’une dénonciation d’un « deux poids deux mesures », observable aujourd’hui à bien des échelles.

Un des reproches majeurs à l’égard de la France exprimé partout en Afrique, et amplifié au Sahel du fait de l’actuel rejet populaire de l’ancienne puissance coloniale, est le « deux poids deux mesures ». La France a pratiqué une politique agressive d’admonestation et de rupture à l’encontre des régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger (lesquels n’ont d’ailleurs pas été en reste dans ce registre, il faut le reconnaître) tout en chérissant leurs homologues du Tchad et de Guinée, et en acceptant sans mot dire le coup d’État au Gabon.

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Elle avait même accueilli sans grand problème (d’aucuns y ont repéré un certain soulagement suite aux échecs du gouvernement élu alors en place) le premier coup d’État d’Assimi Goïta au Mali avant de se dresser vent debout contre « le coup d’État dans le coup d’État » du même Assimi Goïta quelques mois plus tard.

La dénonciation de ce « deux poids deux mesures » spectaculaire ne s’applique pas qu’à l’actualité, elle mobilise souvent le passé. Comment la France ose-t-elle donner des leçons de démocratie aux pays africains alors même qu’elle n’a jamais reconnu la violence de la conquête coloniale et le despotisme au quotidien de sa gestion des territoires qu’elle a occupé pendant des décennies (cf. l’indigne régime de l’indigénat auquel les peuples colonisés ont été soumis jusqu’en 1945) ? Une fois fini l’empire français, grâce en grande partie à la guerre d’indépendance en Algérie, elle s’est attribué un rôle de « gendarme de l’Afrique », depuis la répression sanglante de l’UPC au Cameroun au tournant des indépendance jusqu’à la guerre catastrophique contre Kadhafi, en passant par la fort douteuse opération Turquoise lors du génocide au Rwanda. Elle a ainsi multiplié les « opérations extérieures » (opex) menées par son armée, toujours au service de régimes amis ou aux dépens de régimes honnis, que ce soit pour protéger ses intérêts ou suivre les lubies de ses dirigeants. Tout cela apparaît à juste titre comme une preuve de plus de l’hypocrisie des gouvernements français successifs, qui foulent allègrement aux pieds les valeurs humanistes dont ils proclament pourtant haut et fort qu’elles sont un patrimoine national (la fameuse France des Lumières et de la Révolution).

Le Vietnam, l’Irak, l’Afghanistan, sont autant de souvenirs qui passent mal face aux donneurs de leçons américains en matière de droits de l’homme.

Mais la critique du « deux poids deux mesures » ne s’applique pas qu’à la France. Ce sont les régimes occidentaux dans leur ensemble, ou presque, qui sont accusés, là aussi non sans bonnes raisons, d’y recourir, et en première ligne les États-Unis, dont chacun peut constater qu’ils sont suivis en général assez docilement par la plupart des pays européens. Le Vietnam, l’Irak, l’Afghanistan, sont autant de souvenirs qui passent mal face aux donneurs de leçons américains en matière de droits de l’homme. Eux non plus n’ont pas de problème à prêcher la démocratie quand cela les arrange tout en ayant les meilleures relations du monde avec divers régimes dictatoriaux (de l’Arabie saoudite à la Birmanie). Il faut y ajouter non seulement leur soutien au régime d’apartheid sud-africain, mais aussi leur propre apartheid, bien plus long, qui a sévi jusqu’aux années 1960 (et dont les séquelles sont toujours vivantes comme le montrent les pratiques policières dénoncées par le mouvement Black lives matter).

Au Moyen-Orient, la guerre actuelle entre le régime israélien et le Hamas fournit un autre exemple, particulièrement dramatique, du « deux poids deux mesures ». Les victimes ne semblent pas mériter partout la même compassion. Si les États-Unis s’indignent à juste titre des massacres commis par le Hamas, ils n’ont pas la même attitude envers les massacres commis par l’armée israélienne. Parler d’un soutien inconditionnel à Israël, c’est forcément justifier aux yeux du monde les bombardements de Gaza et ses milliers de victimes civiles. C’est accorder un blanc-seing exorbitant à toute politique qui serait menée par les dirigeants israéliens.

Cette identification abusive entre Israël et le gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu est lourde de conséquences. Israël est un pays qui a le droit de se protéger des agressions terroristes, mais Benjamin Netanyahu est un dirigeant corrompu et sans scrupules, qui menait déjà bien avant le 7 octobre une politique particulièrement belliqueuse, soutenant l’exclusion (et parfois le meurtre) des Palestiniens de Cisjordanie par les colons israéliens, excluant toute perspective de création d’un État pour le peuple palestinien, ne lui laissant  d’autre avenir qu’un statut de réfugié collectif à perpétuité, menant contre lui une politique raciste soutenus par des partis racistes, et aujourd’hui condamnant à mort des milliers et peut-être bientôt des dizaines de milliers de Gazaouis.

Cette confusion entre un gouvernement et un État est d’ailleurs faite de tous les côtés : le Hamas lutte contre la politique de Netanyahu mais s’en prend sauvagement et directement au peuple d’Israël. Le gouvernement de Netanyahu lutte contre le Hamas mais s’en prend sauvagement et directement au peuple palestinien. Le fait que le Hamas soit soutenu par une large fraction du peuple palestinien, et que Netanyahu soit soutenu par une large fraction du peuple israélien ne change rien à la nécessité absolue de la distinction entre les peuples et la politique de leurs dirigeants. On ne peut identifier le peuple russe à Poutine, ni le peuple chinois à Xi Jinping quand bien même une majorité de leur population les soutient ou sinon les supporte sans mot dire, répression oblige.

Une des conséquences les plus néfastes du « deux poids deux mesures » est en effet le « les mettre tous dans le même panier », c’est-à-dire la généralisation abusive, et en particulier cette confusion récurrente entre un État (ou un peuple) et un gouvernement (ou une politique). Revenons en Afrique un instant. Après le récent putsch au Niger, pourquoi donc la France punit-elle le peuple nigérien, qui n’y est pour rien, en supprimant son aide et sa coopération, en participant aux très lourdes sanctions de la CEDEAO, en refusant de délivrer des visas à quelque Nigérien que ce soit ?

Le lecteur aura peut-être remarqué que je semble avoir succombé à mon tour au « les mettre tous dans le même panier », puisque j’ai écrit « la France » alors que, en effet, j’aurais dû dire « les dirigeants français ». Mais, dans le langage de tous les jours, on peut tolérer que le nom d’un pays soit employé pour parler de fait de la politique de ses dirigeants, sans que cela prête à conséquence. Dans le domaine des relations internationales et quand celles-ci sont conflictuelles, la confusion entre un peuple (ou un État) et ceux qui le gouvernent est par contre performative et peut très vite devenir catastrophique.

On pourrait aller éventuellement plus loin dans la déconstruction du « les mettre tous dans le même panier » et reconnaître qu’au sein des dirigeants des deux camps des divergences existent : les brigades Al Qassam ne représentent pas tout le Hamas, et le gouvernement Netanyahu est une alliance entre des partis de droite et d’extrême droite ayant entre eux des divergences politiques notables. Néanmoins, pour reprendre une grille de lecture que l’on doit à Mao-Tsé-Toung (passée de mode mais qui est parfois pertinente), la contradiction principale aujourd’hui oppose manifestement et radicalement le gouvernement Netanyahu au Hamas, et les contradictions secondaires internes à chaque camp (qui correspondent à des positionnements différents sur l’échelle commune de l’extrémisme et de l’intolérance) passent nettement au second plan.

Les crimes que l’une et l’autre commettent aux dépens des populations de l’autre camp doivent être dénoncés. C’est ce que n’ont pas fait les dirigeants de beaucoup de pays occidentaux.

Au Moyen-Orient, on sait depuis longtemps que la seule issue possible est la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël (ceci était déjà prévu officiellement lors de la création de l’État d’Israël). Cette issue serait d’ailleurs tout autant favorable au peuple israélien qu’au peuple palestinien, car elle seule peut assurer une paix réelle et une baisse significative du terrorisme et de l’islamisme radical. Mais deux forces puissantes s’y opposent avec détermination, depuis des années, en recourant l’une et l’autre à une violence sans limites assumée et revendiquée : la droite et l’extrême droite israélienne d’un côté, le Hamas de l’autre côté. À cet égard, le Hamas est une catastrophe aussi pour le peuple palestinien, et le gouvernement de Netanyahu est une catastrophe aussi pour le peuple israélien.

Ce sont ces deux forces qui se font la guerre. Les crimes que l’une et l’autre commettent aux dépens des populations de l’autre camp doivent être dénoncés avec la même intensité, et les victimes bénéficier de la même compassion. C’est ce que n’ont pas fait les dirigeants de beaucoup de pays occidentaux. Encore une fois, voilà un « deux poids deux mesures » que les médias rendent visible à tous sur la planète entière, et encore une fois il est imputable à l’Occident (pardon : aux gouvernements occidentaux) ! Aucun « deux poids deux mesures » face à des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité n’est acceptable, même lorsqu’il se fonde sur des arguments historiques.

Car, en effet, la mobilisation unilatérale de l’histoire est une justification habituelle du « deux poids deux mesures ». Pour ceux qui ne considèrent que l’histoire palestinienne, Juifs et Arabes vivaient en paix sur la même terre jusqu’à la Première guerre mondiale et la montée en puissance de la politique sioniste voulant créer un foyer national juif sur les terres palestiniennes. Suite à la décision internationale après la Seconde guerre mondiale de « donner une patrie » aux Juifs, la création de l’État d’Israël en 1948 s’est faite « sur le dos » des Palestiniens, à leurs dépens, sans les prendre en compte, et a abouti, après la défaite des pays arabes face au tout jeune État d’Israël, à la catastrophe majeure de la Nakba, l’expulsion de près d’un million de Palestiniens de leur terre natale, de leurs maisons, de leurs champs et leur entassement dans des camps de réfugiés. Est-que cela exonère pour autant le Hamas de son refus de toute solution pacifique et de ses massacres contre les civils israéliens ? Non, en rien.

Pour ceux qui ne considèrent que l’histoire juive/israélienne, le narratif commence avec la destruction du Temple de Jérusalem, la dispersion du peuple juif, sa persécution dans de nombreux pays, les pogroms dont il a été victime (bien plus d’ailleurs dans les pays européens que dans les pays arabes) et enfin les horreurs absolues de la Shoah : retrouver enfin un État, qui plus est sur le sol qui fut autrefois celui de leur Terre promise, apparaît alors comme la fin de l’exode et une réparation méritée, et il est normal que cet État une fois établi se défende contre toute agression. Est-que cela exonère pour autant le gouvernement israélien de son refus de toute solution pacifique et de ses massacres contre les civils palestiniens ? Non, en rien.

Les conséquences du « deux poids deux mesures » vont bien au-delà des cas particuliers où il se déploie. En effet, elles reconfigurent aujourd’hui toute la scène internationale.

Chaque camp invoque le passé pour justifier le présent, un passé proche ou lointain. Le gouvernement israélien met en avant les horreurs du 7 octobre pour banaliser les horreurs du bombardement et du blocus de Gaza. Le Hamas invoque l’occupation israélienne des nombreux territoires palestiniens extérieurs aux limites de 1948 reconnues par l’ONU pour justifier sa lutte armée, et les nombreuses victimes civiles tuées par Tsahal en représailles des Intifadas pour justifier les massacres du 7 octobre. Le gouvernement israélien met avant les guerres déclenchées contre son pays depuis 1948 par les pays arabes pour légitimer ses conquêtes territoriales. Et on peut continuer ainsi à remonter le temps. Chaque camp ne voit que sa propre histoire sans prendre en compte celle de l’autre, légitimant ainsi le « deux poids deux mesures ».

Revenons en France. La montée des actes antisémites a justifié la grande manifestation organisée par les élites politiques. Très bien. Mais pourquoi ne pas dénoncer avec la même vigueur, la même unanimité, la même dignité les multiples actes racistes dont sont victimes en France d’une part les Africains, d’autre part les Arabes ? Cette question est-elle absurde ? Ne pas la prendre en compte, c’est encore verser dans le « deux poids, deux mesures ».

L’assimilation de l’antisionisme à de l’antisémitisme, votée par le Parlement français, pose aussi un problème. En quoi être opposé au sionisme (un certain nombre de Juifs l’ont été et le sont encore), qui est une idéologie politique discriminante, mérite-t-il d’être condamné par la loi, alors que l’on peut être en France impunément anti-communiste, anti-extrême droite, anti-impérialiste, islamophobe, anti-américain, etc. ?  Encore deux poids deux mesures ! Certes, la frontière entre l’antisionisme et l’antisémitisme n’est pas toujours claire, et on sait qu’en France de nombreux jeunes des cités les confondent. Parfois l’antisémitisme se dissimule derrière l’antisionisme, c’est vrai. Mais c’est justement une raison de plus pour les distinguer, pour les séparer, et pour expliquer encore et encore la différence radicale entre l’un et l’autre. On doit pouvoir dénoncer la politique sioniste israélienne tout en dénonçant aussi l’antisémitisme et sans mettre en question l’existence de l’État d’Israël, comme on peut dénoncer le terrorisme islamiste du Hamas tout en condamnant aussi le racisme anti-arabe et anti-musulman et sans mettre en question le droit des Palestiniens à avoir un État.

Mais les conséquences du « deux poids deux mesures » vont bien au-delà des cas particuliers où il se déploie. En effet, elles reconfigurent aujourd’hui toute la scène internationale. En Afrique comme dans les pays arabes, et même bien au-delà, le ras-le-bol contre l’Occident s’exacerbe et se généralise. Il s’alimente à de multiples foyers. Les États-Unis soutiennent l’Ukraine victime de l’agression russe, et ne lèvent pas le petit doigt pour Gaza, victime de l’agression israélienne. On accueille en Europe des millions d’Ukrainiens alors qu’on bloque les frontières pour les migrants venus d’Afrique ou du monde musulman. Aucun de ces États occidentaux si prompts à prêcher les droits de l’homme ne s’est soucié des dizaines de milliers de morts de la guerre civile au Soudan, pas plus que des centaines de milliers qu’a engendrées la guerre civile en Éthiopie.

C’est en grande partie pour cela que les peuples du Sud s’éloignent de l’occidentalo-centrisme, piloté par les États-Unis (avec l’Europe comme co-pilote), qui a caractérisé le monde depuis la fin de la Seconde guerre mondiale (à l’exception du pôle communiste). L’occidentalo-centrisme a été, entre autres facteurs, fortement alimenté par l’industrie de l’aide au développement, exportant massivement dans tous les pays « à faibles revenus » ses programmes et ses projets, ses crédits et ses subventions, ses modèles, ses normes, ses préconisations, ses injonctions, ses leçons de morale. Cet Occident-là (celui de ses dirigeants, bien sûr) est désormais de plus en plus critiqué, désavoué, soupçonné, discrédité, par ceux-là mêmes dont qu’il croyait que son argent et ses conseils avaient gagné les cœurs.

On ne s’étonnera pas que les pays « non occidentaux » soient évidemment courtisés, et avec succès, par les pays « anti-occidentaux », Chine et Russie principalement (mais pas seulement). À l’échelle planétaire, ces derniers sont donc les grands gagnants. Le « deux poids, deux mesures » n’y est pas pour rien.

NDLR : Jean-Pierre Olivier de Sardan a récemment publié L’Enchevêtrement des crises au Sahel aux éditions Karthala


Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

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