Société palestinienne et résistance à l’occupation en Cisjordanie (2005-2023)
La première riposte d’Israël, après le 7 octobre, a été le bouclage de la Cisjordanie par l’armée. Des points de contrôle militaires ou des barrières physiques ont rapidement bloqué de nombreuses routes ainsi que les entrées des localités palestiniennes, empêchant la circulation entre les villes et les villages. Cependant, la Cisjordanie est restée un espace ouvert pour les colons israéliens. Certains d’entre eux, issus de la mouvance « nationaliste-religieuse », multiplient les assassinats de Palestiniens. De même, les expulsions de communautés villageoises et bédouines – menées de concert par les soldats israéliens et ces colons[1] – ont augmenté.
Les Palestiniens vivant dans les agglomérations urbaines ne sont pas à l’abri : les raids de l’armée, engendrant un nombre important d’arrestations et de morts, s’accroissent considérablement bien que ces zones soient normalement sous contrôle de l’Autorité nationale palestinienne. Les camps de réfugiés de Cisjordanie, hauts lieux de la résistance à l’occupation, sont particulièrement visés.
Face à cette répression, les Palestiniens ont organisé une grève, ainsi que plusieurs manifestations dans lesquelles se sont exprimées des critiques vis-à-vis de l’Autorité palestinienne (AP), et aussi un certain soutien au Hamas. Des jeunes Palestiniens s’engagent aussi directement contre le dispositif occupant israélien en lançant des pierres ou en échangeant des coups de feu avec les soldats israéliens.
De son côté, Mahmoud Abbas, président de l’AP, s’est engagé diplomatiquement dans les premiers jours de la crise afin d’obtenir l’appui des dirigeants européens et états-uniens. Ces derniers soutiennent une ligne de « soutien inconditionnel » à Israël alors que des centaines de civils sont déjà victimes de l’armée israélienne en Palestine.
Ce rapide état de la situation pose plusieurs questions. Le Hamas n’est pas au pouvoir en Cisjordanie et l’appareil policier de l’AP y est pléthorique : dès lors, comment expliquer l’intensification de la répression israélienne et l’absence de protection de la population par les forces de sécurité palestiniennes ? En outre, le Hamas n’est pas majoritaire au sein de la société palestinienne de Cisjordanie : de quelle manière doit-on alors interpréter les logiques de défiance de la population envers l’AP, et le soutien diffus à la résistance du Hamas même après ses crimes de guerre perpétrés le 7 octobre ?
La nature de la relation palestino-israélienne est celle d’une résistance autochtone face à un projet de colonisation de peuplement[2]. Les événements d’octobre 2023 viennent sans doute de clôturer le cycle du « processus de paix » dans ses paradigmes actuels, et ouvrir un nouveau cycle de résistance palestinienne armée.
En centrant notre analyse sur la Cisjordanie – espace qui inclut ici Jérusalem-Est – entre 2005 et aujourd’hui, nous voulons étudier ces évolutions afin de mieux comprendre les événements d’octobre. Les politiques israéliennes menées en Cisjordanie ces dernières semaines soulignent l’interconnexion des territoires palestiniens. Toute analyse exhaustive doit prendre en considération l’ensemble géographique que constituent Jérusalem, la Cisjordanie, Gaza et Israël dans un même cadre d’analyse et en y intégrant les dynamiques observées dans chaque territoire. La dialectique coloniale donne à cet ensemble géopolitique une réalité unique ; les limites territoriales et statutaires imposées par l’occupation ne doivent pas influencer les réflexions sur ce sujet.
Nous tentons donc de comprendre ici les événements d’octobre 2023 à la lumière de l’évolution de la Cisjordanie. Ce territoire revêt une importance capitale pour le projet colonial israélien et se trouve au centre des politiques des États et des organisations internationales engagés dans la « résolution de conflit » en Palestine. La Cisjordanie apparaît comme un espace de domination, d’opposition, de médiation et de coopération entre les sociétés palestinienne, israélienne et les acteurs étrangers (ONG, diplomates, chercheurs, etc.). Revenir sur la situation concrète que vivent les habitants de Cisjordanie offre une grille explicative du retour d’un cycle de résistance armée, en fait dès 2021, en Palestine.
Vie et mort de l’hégémonie d’Oslo
La persistance du paradigme d’Oslo a de quoi surprendre. Son champ lexical – « processus de paix », « sécurité contre territoires », « solution à deux États » – ne rend pas compte de la réalité vécue par les Palestiniens.
Au terme d’une série d’accords signés entre 1993 et 1995, le système d’Oslo repose sur la création d’une Autorité palestinienne autonome appelée à administrer les Palestiniens dans certaines zones des Territoires palestiniens occupés (TO) redéfinies en zones A, B et C[3]. Il n’a jamais été question de création d’un État, même si la direction palestinienne croyait que ce processus consacrerait le projet national palestinien[4]. L’accord instaure un processus de négociations entre l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et Israël, en précisant une période intérimaire de cinq ans pour obtenir des solutions définitives au conflit.
Cette période intérimaire était censée être marquée par le retrait des troupes israéliennes de certains territoires de Cisjordanie et de Gaza, et du transfert des fonctions civiles à la future AP sur ces territoires. La participation d’Israël à des négociations finales[5] doivent alors répondre à l’application des termes de cet accord intérimaire. Le principe central du processus se résume dans la formule « sécurité contre territoire » : l’AP, via son appareil sécuritaire, coopère avec Israël pour renforcer la sécurité de l’État hébreu. Ce paradigme conditionne la restitution de terres palestiniennes à la lutte contre le terrorisme et au désarmement des factions palestiniennes dans les territoires alors contrôlés par Yasser Arafat.
En réalité, la période 1993-2000 met en exergue une reconfiguration de l’occupation. Le sociologue israélien Baruch Kimmerling souligne que les élites politiques israéliennes de l’époque conçoivent le principe d’autonomie palestinienne comme l’instauration d’une structure de contrôle indirect des territoires palestiniens, moins coûteuse et plus efficace[6]. Il est à noter que la colonisation israélienne se poursuit à cette époque, la population des colons passant d’environ 270 000 à 380 000 personnes en Cisjordanie.
Néanmoins, un changement se met en place dans les années 1990[7]. Cette transformation structurelle est financée par les bailleurs de fonds étrangers, garants du processus de paix. Un volume important de capitaux transite vers l’AP mais aussi vers des ONG nouvellement créées pour remplir les objectifs de la « paix libérale ». La création d’une administration proto-étatique, d’organisations de la « société civile » ainsi que la diffusion d’un discours sur la paix et la construction de l’État vont changer la société palestinienne.
Entre 2000 et 2005, la seconde Intifada met un terme à l’hégémonie de ce cadre politique. Syndrome des contradictions d’Oslo, elle ouvre la voie à une phase post-Oslo. Les raisons de ce « politicide[8] » reposent dans la nature de ce conflit colonial opposant Israël aux factions armées palestiniennes. Le premier élément caractérisant ce politicide est le redéploiement israélien sur des territoires quittés par l’armée en 1995 : le gouvernement d’Ariel Sharon, en lançant l’opération « Rempart », met fin à l’autonomie des enclaves gérées par l’AP.
Deuxièmement, la brutalité de la répression militaire israélienne[9] contribue à la destruction du tissu social palestinien. La poursuite de la colonisation et la construction d’un mur dit « de séparation » à partir de 2002 en Cisjordanie (qui accapare aujourd’hui 10 % de ce territoire au profit d’Israël) participe grandement de ce processus. Troisièmement, l’assassinat de Yasser Arafat en 2004 prive les Palestiniens de la seule figure qui incarnait la légitimité du projet d’État palestinien. Enfin, le cabinet d’Ariel Sharon va délégitimer les structures d’Oslo en leur niant tout rôle politique et en refusant la solution à deux États[10].
L’échec du « processus de paix » et la nouvelle réalité des rapports de force au sein du mouvement national palestinien malgré l’élection du dirigeant du Fatah Mahmoud Abbas au poste de président de l’AP en 2005, permettent la victoire du Hamas aux législatives de 2006. Israël et la communauté internationale ne reconnaissent pas ce choix démocratique et en juin 2007, après plus d’un an de conflit armé entre le Fatah et le Hamas, Mahmoud Abbas destitue le Premier ministre et leader du Hamas Ismaël Haniyeh et met fin au gouvernement d’union nationale formé. Durant cette crise, les violents affrontements inter-palestiniens mènent à la bipolarisation du champ politique entre un pouvoir Fatah en Cisjordanie et une autorité Hamas à Gaza où Israël impose un blocus à partir de 2007. Les bases de l’impasse politique menant aux événements de 2023 sont posées.
Construction étatique et société civile dans la Palestine post-Oslo
Le système d’Oslo provoque l’afflux de capitaux étrangers pour la construction de l’État et les programmes de développement établissent diverses structures vouées à la diffusion des principes libéraux de la démocratie, de la société civile et de l’économie de marché. Après la seconde Intifada, ce processus s’intensifie : si l’on peut noter un recul du rôle politique de l’AP, la fonction économique des institutions palestiniennes se renforce, encouragée de la sorte par les bailleurs de fonds.
En juin 2007, après la reprise du pouvoir par le Fatah en Cisjordanie, Salam Fayyad, ancien employé du FMI, est nommé au poste de Premier ministre de l’AP, fonction qu’il exerce jusqu’en 2013. Son gouvernement, soutenu par les principaux bailleurs internationaux, s’emploie à construire l’appareil d’État malgré l’occupation.
Cette stratégie de « l’État d’abord » vise à renforcer les institutions palestiniennes ainsi qu’à multiplier les constructions d’habitations et d’infrastructures sur les terres disponibles[11]. La reconnaissance de l’État palestinien[12] par les organisations internationales relève aussi de cette stratégie. Jusqu’à aujourd’hui, ce sont les politiques économiques qui définissent les orientations stratégiques de l’AP. Elles s’inscrivent dans une approche néolibérale qui fait du secteur privé le moteur du développement, renvoyant l’AP à un rôle essentiellement sécuritaire.
Le gouvernement Fayyad met en œuvre un programme de classe, concentré sur les intérêts des élites palestiniennes[13]. Pourtant la croissance économique enregistrée, qualifiée de « miracle palestinien », est en trompe-l’œil car elle intervient après la seconde Intifada et la guerre de 2008-2009 à Gaza. De plus, elle est soutenue en grande partie par l’appareil étatique et repose sur les activités de service et sur la finance – avec un essor important du secteur bancaire – et non sur un développement des domaines agricole, commercial et industriel.
Les politiques menées ne remettent que très peu en cause l’occupation israélienne ; elles s’accordent en cela avec la vision des bailleurs sur le conflit. En évacuant les questions de l’autodétermination nationale, Salam Fayyad et ses successeurs consolident un accès aux financements étrangers qui soutiennent le maintien de l’AP, perpétuant ainsi un système de « rente de la paix ». La consolidation de la coordination sécuritaire avec Israël pour « lutter contre le terrorisme » via l’arrestation des militants du Hamas[14] ainsi que le désarmement des groupes armés des factions palestiniennes, – même les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa affiliés au Fatah, le parti gouvernemental – répondent à ces mêmes exigences.
Cette orientation accentue ce que Tamim Al-Barghouti nomme un « paradoxe de la représentation[15] » : l’AP se trouve reconnue par la communauté internationale comme représentante officielle des Palestiniens[16] pour la raison qu’elle ne défend pas leurs aspirations nationales. Cette situation entraîne la défiance de partis politiques et d’une portion de plus en plus importante de la population en Cisjordanie vis-à-vis de l’AP.
Au-delà de la création de secteurs financier et sécuritaire surabondants, le cadre d’Oslo a impacté en profondeur les corps intermédiaires palestiniens qui structuraient la lutte de libération palestinienne dans les Territoires Occupés. Les syndicats, les grandes associations médicales ou agricoles ou encore les fédérations féminines et estudiantines palestiniennes se sont affaiblies tout au long de cette période[17].
Sur ce point, analyser l’évolution des associations palestiniennes est éclairant. Constituées dans les années 1970 et 1980 et dirigées vers la population, ces associations ont assumé une mission politique de soutien du projet de libération nationale. Leur rôle durant la première Intifada (1987-1993), notamment, a été essentiel. Leur adaptation au système d’Oslo a pris la forme de connexions aux paradigmes développementalistes entraînant une transformation de leur statut en ONG[18]. Cette ONGisation[19] implique la spécialisation, la technicisation et la professionnalisation des personnels ainsi que la rationalisation économique des activités menées. De la sorte, ces ONG deviennent dépendantes des financements et constituent un relais local des programmes des bailleurs.
C’est par exemple le cas de PARC (Palestinian Agricultural Relief Committee) qui, d’une association d’agronomes engagés dans la lutte de libération par le soutien apporté aux communautés agricoles, s’est transformée en ONG porteuse de projets de développement individualisés. La substitution de la défense de communautés intégrées de manière collective dans un projet de résistance anticoloniale par des approches agroéconomiques visant à « renforcer les capacités économiques » de « populations cibles » incarne ces évolutions[20].
Pour l’ensemble de ces grandes ONG, ces projets de « renforcement des capacités » promus par les bailleurs soulignent une évolution centrale. Ils ne constituent plus un outil pour accompagner une stratégie de résistance mais une fin en soi, et s’intègrent donc à une approche post-conflit qui élude le contexte colonial.
L’ensemble de ces transformations impacte en profondeur la société palestinienne en renforçant les inégalités sociales et les divisions géographiques. D’une part, les grands centres urbains, qui abritent environ 77 % de la population, symbolisent le développement économique palestinien, Ramallah constituant la principale vitrine de ce projet. Sous l’impulsion de l’aide internationale, la ville s’est radicalement transformée avec la construction d’hôtels de luxe, de cafés huppés et de résidences ultra-sécurisées[21]. Ce Ramallah nie la réalité coloniale, installant la ville dans une atmosphère de légèreté ; le consumérisme et les sorties nocturnes y rythment le quotidien des habitants. Sorte d’enclave pour les élites nationales et internationales, la cité fait office de « bulle », expression locale consacrée pour souligner le déni de la réalité de l’occupation.
De manière générale, la croissance du secteur privé, la libéralisation financière et le développement du secteur bancaire ont incité les Palestiniens à consommer à crédit. Ces évolutions jouent aussi sur les priorités des Palestiniens intégrés à cette société de consommation[22] : engagés dans des emplois salariés nécessaires au remboursement de leurs prêts bancaires, ceux-ci se détournent du militantisme contre l’occupation. De plus, l’AP et les ONG – que le cadre d’Oslo a détournées d’un projet d’émancipation collective – procurent un nombre important de salaires. L’occupation rend cette sécurité économique fragile car beaucoup de Palestiniens sont écrasés par les crédits et se trouvent soumis aux crises conjoncturelles – comme en 2018 ou en 2023[23] – qui tarissent les canaux de financements internationaux destinés à l’AP, à l’ONU ou aux ONG.
Une seconde Cisjordanie est celle des campagnes[24] en zone C où quelques centaines de milliers de Palestiniens subissent l’occupation directe de leurs lieux de vie. Diverses attaques sur le milieu palestinien[25] visent aux transferts des communautés autochtones ; les déplacements forcés d’octobre et novembre 2023 mettent en lumière cet objectif.
Les destructions des ressources agricoles, les restrictions de mouvements liées à la proximité des colonies ou encore l’impossibilité d’obtenir des permis de construction rythment le quotidien de ces communautés. Elles sont délaissées par l’AP dont le mandat ne s’applique qu’aux zones A et B. De même les ONG n’ont que peu de marges de manœuvre pour agir, du fait de financements internationaux qui se détournent largement des projets en zone C, reconnaissant insidieusement une souveraineté israélienne sur ces territoires.
On voit ici l’antinomie caractéristique des approches développementalistes pour une société sous occupation. En 1987, Sarah Roy mettait déjà en avant le concept de dé-développement pour analyser le contexte palestinien : ce processus empêche une réelle croissance palestinienne par l’impossibilité de disposer des ressources nationales du fait de l’occupation[26]. Au XXIe siècle, les structures politiques et associatives issues du système d’Oslo ne remettent pas en question cette logique, plaçant le projet de libération nationale dans une impasse.
Résistance non-armée et répression israélienne
Face à la progression de la colonisation et aux privations de libertés (restrictions de mouvement, arrestations et enfermement arbitraires, etc.), la résistance palestinienne prend principalement une forme non armée après la seconde Intifada. Entre 2005 et 2015, les politiques de développement économique et la coordination sécuritaire assurent la stratégie pacifique de l’AP. Les modalités de résistance s’intègrent à cette vision, ce qui n’empêche pas les critiques à l’égard de l’administration palestinienne. Elles soulignent la relation des organisations militantes au cadre d’Oslo, en définissant les objectifs ainsi que les alliés et les adversaires de la lutte de libération nationale.
Premièrement les ONG issues des partis de la gauche palestinienne s’engagent dans des activités « politiques » de résistance à l’occupation. Lancé en 2002 par le PENGON, un conglomérat d’ONG de développement, la campagne Stop the Wall – Palestinian Grassroots Anti-Apartheid Wall Campaign, coordonne jusqu’en 2008 les luttes des communautés rurales contre la construction du mur dans le nord de la Cisjordanie. Par la suite, comme d’autres organisations telles que le syndicat des agriculteurs palestiniens (Palestinian Farmers Union), elle tente de soutenir ces communautés visées par la colonisation.
De même, des ONG palestiniennes s’impliquent politiquement face à l’occupation. C’est par exemple le cas d’Al-Haq engagée pour la défense des droits individuels et collectifs ou d’Addameer pour celle des prisonniers palestiniens.
Critiques d’Oslo, beaucoup de ces organisations issues des partis de gauche palestiniens conduisent des campagnes de plaidoyer pour dénoncer l’oppression israélienne mais aussi les politiques autoritaires et néolibérales de l’AP. Ces activités sont réprimées par Israël durant notre période : en 2021, le ministre de la Défense Benny Gantz identifie ces ONG comme des groupes terroristes, décide de leur perquisition et tente de les fermer[27].
Le deuxième type d’engagement s’incarne dans un mouvement de résistance populaire prenant la forme de mobilisations non armées (manifestations hebdomadaires, campagnes de plaidoyers, sit-in, réhabilitations de lieux de vie, protection des fermiers, etc.). À partir de 2005, des comités de résistance se constituent dans des villages comme Nabi Saleh, Al Ma’asara ou encore Kafr Qaddum ainsi que dans le centre-ville d’Hébron et à Jérusalem-Est pour faire face au dispositif occupant (principalement le mur, les colonies civiles et leurs infrastructures). En 2010, de jeunes activistes citadins, principalement originaires de Ramallah, rejoignent ces mobilisations. Des lieux comme le village de Bil’in ou des individus comme Ahed Tamimi, jeune militante du village Nabi Saleh, deviennent des symboles de cette lutte en Palestine comme à l’étranger.
La période 2012-2015 représente l’apogée de ce mouvement avec la constitution d’événements protestataires de grande ampleur. Par exemple le 11 janvier 2013, ces militants rassemblent des Palestiniens d’origines sociales et géographiques diverses et investissent un terrain occupé par Israël situé à l’est de Jérusalem. Ils y installent des tentes et déclarent la création d’un nouveau village palestinien : Bab el Shams devient l’émanation du processus de décolonisation d’un espace confisqué. Ils en sont expulsés par l’armée israélienne le 13 janvier.
De 2005 à aujourd’hui, la répression israélienne s’abat sur ces groupes identifiés comme terroristes : des raids militaires dans les villages instaurent un climat de terreur, tandis que les arrestations et les assassinats de militants sont fréquents. En octobre et novembre 2023, certains de ces activistes ont été tués par les colons ou arrêtés par l’armée israélienne[28].
Si l’AP et la population ont soutenu ces mobilisations, les paradoxes du système d’Oslo soulevés précédemment – coordination sécuritaire et approches néolibérales du développement, constitution d’une société de consommation qui détourne la population des objectifs nationaux, absence de soutien de la communauté internationale[29] – ainsi que les divisions internes du mouvement – notamment sur la définition de l’AP comme adversaire ou allié de la lutte – expliquent l’échec de la constitution d’un militantisme de masse en Cisjordanie[30].
La campagne internationale « Boycott, Désinvestissement et sanctions » (BDS), lancée en 2005 par l’intellectuel Omar Barghouti, constitue une troisième modalité de mobilisation contre le fait colonial. Dès sa phase initiale, BDS regroupe plus de 170 organisations palestiniennes qui militent pour qu’à travers le monde, le plus grand nombre d’institutions, d’artistes et d’organisations sanctionnent Israël.
De nombreux activistes de Cisjordanie militent au sein de cette campagne afin de lutter contre Israël tout en surmontant les impasses d’Oslo. Par ses exigences, BDS réintègre en effet l’ensemble des Palestiniens dans un combat pour leurs droits en mettant en avant trois demandes : le respect du droit des réfugiés, la fin de la discrimination des Palestiniens en Israël et la fin de l’occupation dans les TO[31]. Stratégie qui, sans le formuler, s’oppose à la solution à deux États[32]. Jusqu’à aujourd’hui, Israël prend très au sérieux la menace que constitue BDS et investit contre elle beaucoup de moyens pour délégitimer ses activités à travers l’accusation d’antisémitisme notamment.
Si ces mobilisations expriment une critique plus ou moins explicite du système d’Oslo, des protestations plus larges défient directement l’AP via des contestations syndicales ou des protestations sociales durant cette période[33]. Sur le plan politique, ce sont les mouvements de jeunesse qui occupent le devant de la scène, notamment en 2011 à la suite des soulèvements arabe en Égypte et en Tunisie. Lors de manifestations et de sit-in, des groupes informels (Palestinians for Dignity, The 15th March Movement) appellent à une restructuration de la lutte de libération nationale.
Ils réclament la réconciliation entre le Hamas et le Fatah et la fin de la soumission politique de l’AP aux exigences d’Israël et des États-Unis. La refonte de la représentation politique du peuple palestinien – par l’octroi d’un rôle de premier ordre pour OLP et l’appel à de nouvelles élections du Conseil national palestinien – ainsi que la critique de la stratégie à deux États promue par l’AP[34] revêtent une importance capitale pour le mouvement.
Contre le renforcement du dispositif colonial et face à l’incapacité de l’AP à s’y opposer, des mouvements de contestation plus diffus et engagés directement contre elle, d’une part, et des stratégies armées de lutte anticoloniale, d’autre part, émergent à partir de 2015.
Un nouveau cycle de résistance armée
À partir de cette date, la donne change en Cisjordanie. La paralysie de la société face à l’impasse politique du système d’Oslo conduit à l’essor d’actions armées qui visent directement l’occupant. Entre 2015 et 2017, l’Intifada dite « des couteaux » prend la forme d’attaques visant principalement des colons ou des soldats israéliens ; le profil des assaillants – jeunes, inconnus des services israéliens, non affiliés à un parti – et le mode opératoire – attaques isolées et souvent improvisées – sont significatives du sentiment d’abandon et de l’absence de perspectives pour les jeunes Palestiniens.
L’absence de préparation de ces actions par des partis politiques et la violence utilisée soulignent la prise de distance de ces Palestiniens avec leurs dirigeants. Il est intéressant de constater que les manifestations pacifiques des « marches du retour » à Gaza en 2018 – 223 manifestants sont tués par l’armée israélienne lors de ces événements – s’inscrivent dans cette logique de mobilisations populaires en-dehors de tout cadre partisan, et démontrent aussi un certain rejet du Hamas par la société gazaouie[35].
En Cisjordanie, les échecs de l’AP constituent la raison principale du recours à la lutte armée. Que ce soit la coordination sécuritaire ou la stratégie des négociations internationales et de reconnaissance de l’État palestinien par les institutions onusiennes[36], la stratégie pacifique incarnée par le Fatah au sein de l’appareil de l’AP ne donne aucun résultat. Du retrait progressif de la diplomatie états-unienne durant la présidence Obama, à la proposition d’un « plan Trump » de soutien économique de la population palestinienne confinée dans des enclaves urbaines et privée de toute souveraineté, ces négociations se sont même avérées contre-productives. En parallèle, la diplomatie états-unienne a soutenu un processus de normalisation entre Israël et les pays arabes signataires des accords d’Abraham en 2020 et 2021 (Bahreïn, Émirats arabes unis, Soudan, Maroc).
L’élection de Joe Biden ne change rien, ce dernier ne proposant qu’une approche humanitaire pour répondre à l’absence de solutions politiques des Palestiniens[37]. Sur le terrain, il n’y a pas de statu quo mais un renforcement du régime colonial par les gouvernements israéliens successifs[38], notamment à Jérusalem. Cette ville représente un symbole politique, social et religieux pour les Palestiniens de Cisjordanie – dont l’importance est exacerbée du fait de l’impossibilité pour nombre d’entre eux de se rendre dans la « ville sainte ». Les multiples provocations israéliennes sur l’esplanade des Mosquées[39], la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël ainsi que les politiques d’expulsion menées dans la partie est de la ville poussent de plus en plus les Palestiniens à se détourner du système d’Oslo.
Le soulèvement du printemps 2021 constitue un tournant de l’histoire de la résistance palestinienne et suit les logiques énoncées. En réponse aux tentatives d’expropriations de familles dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est et dans un climat de tensions autour des lieux saints de la ville, le Hamas lance des roquettes sur Israël le 10 mai après avoir donné un ultimatum à l’État hébreu exigeant l’arrêt de ces politiques. Avec cette initiative, le Hamas tente de reprendre le leadership de la lutte nationale en liant les différents territoires sous occupation[40].
Le conflit armé entre le Hamas et Israël se prolonge jusqu’au 21 mai. Pour la première fois, cette séquence voit l’ensemble des Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem et d’Israël – ainsi que bien sûr à Gaza avec l’engagement militaire du Hamas – se révolter contre l’ordre colonial. C’est bien le soulèvement des Palestiniens de « 48[41] » qui apparait comme une nouveauté. Pour répondre aux émeutes des minorités palestiniennes dans les villes mixtes israéliennes, Israël procède à plus de 1 500 arrestations et à des campagnes d’intimidation visant les militants.
En Cisjordanie, des manifestations s’organisent contre Israël et la grève générale est décrétée par l’ensemble des organisations politiques et civiles. Le Fatah via certains de ses dirigeants, son organisation de jeunesse et même sa branche armée participent de ce mouvement[42]. La base du parti majoritaire et historique de l’OLP s’accorde ici sur un changement de stratégie pour faire avancer le projet de libération nationale. Malgré cette situation, l’AP semble comme figée dans le temps[43]. Elle continue de jouer son rôle de garant de la sécurité des villes de Cisjordanie, notamment lors des manifestations de l’été 2021 que l’on peut inscrire dans la même dynamique anticoloniale que celles du printemps bien qu’elles visent directement l’AP.
L’assassinat de Nizar Banat, activiste critique de l’AP, par les forces de sécurité palestiniennes le 24 juin 2021 est le point de départ de ces mobilisations appelant au départ de Mahmoud Abbas. Cet événement fait office de catalyseur pour une population de plus en plus opposée à l’AP. La corruption des élites qui profitent du système d’Oslo dans un contexte économique et social alarmant motive les manifestants ; la crise du COVID a d’ailleurs exacerbé ces écarts en pointant la faiblesse du système de santé et les politiques clientélistes qui ont accompagné les campagnes de vaccination[44].
Plus encore, c’est l’autoritarisme de l’AP qui accentue cette vague de contestation. L’appareil sécuritaire réprime les dissidents palestiniens et pratique des arrestations et des actes de torture contre les voix critiques de l’institution[45]. De manière tragique, l’assassinat de Nizar Banat pointe l’état de la liberté d’expression en Cisjordanie. De plus, l’énième report des élections législatives en mai 2021[46] accentue le caractère autocratique de l’AP. Ces mobilisations sont sévèrement réprimées par les forces de sécurité palestiniennes et n’améliorent en rien la situation des Palestiniens.
Cette impasse politique explique la résurgence de la lutte armée dans les mois qui suivent. Elle émane principalement de la jeunesse des camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie. Arrivant à organiser des groupes armés transpartisans, de jeunes activistes s’inscrivent dans une logique de dépassement des divisions du mouvement national palestinien et d’opposition directe aux colons et aux soldats israéliens.
Ibrahim Al-Nabulsi, membre des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa et tué à l’âge de 18 ans lors d’un raid israélien à Naplouse en août 2022, est une des figures de cette résistance. Cet assassinat s’inscrit dans l’opération israélienne « Casser la vague », campagne militaire la plus importante et la plus brutale menée en Cisjordanie depuis la seconde Intifada. Les raids, arrestations et exécutions extra-judiciaires[47] dans les camps de réfugiés de Jénine et Naplouse sont alors menés afin d’empêcher cette résistance de se transformer en mobilisation de masse. Ils se sont multipliés à la suite des attaques d’octobre 2023, avec près de 3 000 Palestiniens arrêtés entre les 7 octobre et 19 novembre en Cisjordanie.
Contrairement à la seconde Intifada où une AP hégémonique a pu cadrer la lutte contre l’occupation, ce nouveau cycle de résistance armée constitue une menace pour un centre politique grandement affaibli[48]. En effet, ces initiatives armées ne revendiquent pas, de manière générale, d’affiliation partisane particulière. Elles construisent ainsi l’unité nationale par l’action directe armée dans ces zones périphériques du nord de la Cisjordanie. En cela, elles combattent la stratégie de Mahmoud Abbas et de l’AP. Dans le nouveau rapport de force institué par les attaques du Hamas, ce nouveau cycle de lutte armée signe sans doute la fin effective du système d’Oslo.
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L’attaque du Hamas ouvre un nouveau chapitre de l’histoire palestinienne. Elle intervient dans ce contexte de faillite du cadre d’Oslo et de renouveau de la lutte armée. Cette concordance n’a rien d’étonnant. En-dehors de toute considération de géopolitique régionale, ce contexte palestinien explique en partie le choix de la branche armée du Hamas à Gaza. Aujourd’hui, le parti islamiste occupe une position centrale sur la scène politique, et est en partie soutenu par la population palestinienne.
Les conséquences de l’attaque en Cisjordanie se manifestent déjà : certains cadres du Fatah ont acté l’échec des voies pacifiques empruntées jusqu’à présent, appellent à l’unité des factions dans la lutte contre Israël et ne voient pas d’autres solutions que la dissolution de l’AP. Depuis octobre 2023, les rares démonstrations publiques d’unité par des membres de factions palestiniennes ont été sanctionnées par des arrestations israéliennes[49]. De plus, l’influence du Hamas en Cisjordanie est réelle ; il est probable que sa stratégie de résistance directe à Israël ainsi que la recherche de solution au drame de l’occupation par une société exténuée socialement expliquent ce soutien.
Côté palestinien, on trouve des tentatives de construction d’unité territoriale contre la colonisation israélienne, comme par exemple en 2021. D’autres initiatives comme la « Conférence populaire palestinienne : 14 millions » prenant comme objectif de faire voter les 14 millions de Palestiniens d’Israël, des Territoires Occupés et de la diaspora, afin d’élire un Conseil national palestinien et rendre ainsi l’assemblée de l’OLP représentative, soulignent encore davantage cette volonté. Symbole de l’obstacle que l’AP constitue pour cette unité, celle-ci avait empêché la tenue de cette conférence en 2022[50].
L’avenir nous dira sous quelle modalité la succession de Mahmoud Abbas, 88 ans, se fera et ainsi quel type d’administration représentera les Palestiniens dans le futur. Avant octobre 2023, le favori (des garants occidentaux du « processus de paix ») se nommait Hussein Al-Sheikh, ministre des Affaires civiles, propriétaire de sociétés et responsable palestinien de la coordination avec les Israéliens : ce choix s’inscrit donc dans la continuité des politiques menées jusqu’à présent.
Finalement, la principale inconnue de l’équation de la paix au Moyen-Orient est israélienne. Depuis octobre, les massacres de civils commis à Gaza, l’aggravation de la pression militaire et des politiques de nettoyage ethnique en Cisjordanie, ainsi que la persécution des minorités arabes israéliennes[51] soulignent les perspectives peu encourageantes de trouver un partenaire pour la paix en Israël.
Le gouvernement élu en 2022 – dans lequel ont été nommés des ministres suprémacistes juifs appelant au pogrom de villages palestiniens et au transfert définitif de leurs communautés[52] – met en lumière la faiblesse du camp de la paix israélien et la droitisation extrême de la société. Dans ces conditions, il est impossible de trouver une majorité juive pour entamer un processus de décolonisation et la seule option semble résider dans son imposition par la communauté internationale et par la lutte palestinienne.
Toute recherche de solution passe par la prise en considération de l’ensemble territorial palestino-israélien. Il faut se départir d’une grille de lecture trop répandue faisant du « conflit israélo-palestinien » une guerre qui oppose deux communautés religieuses[53], énième reprise du « choc des civilisations » et de la « guerre globale contre le terrorisme ».