Israël, reconstruire l’espoir arabo-juif
Lors d’un entretien réalisé le 4 septembre dernier, le directeur du média alternatif israélien +972, Haggaï Matar, m’expliquait qu’en Israël, « tout est aujourd’hui possible ». Après trente semaines de mobilisation contre Benyamin Netanyahou et son gouvernement d’extrême droite, la société israélienne n’avait jamais été autant fracturée, la rue était chaque week-end en éruption.
L’optimisme révolutionnaire de Matar se confrontait toutefois à cette autre réalité : ces cortèges qui rassemblent tout ce qu’Israël a de libéraux, pacifistes et démocrates, n’ont jamais considéré le sort des Palestiniens comme une priorité. D’une certaine manière, ils avaient intériorisé le paradigme de Netanyahou consistant, depuis 2009, à croire qu’une question coloniale pouvait être enterrée, ou passait au second plan, par des moyens strictement sécuritaires – au prix d’affrontements à basse intensité.
Un mois plus tard, le réveil est brutal. Chaque militant peut mentionner un proche, un parent, tué ou kidnappé le 7 octobre. Parmi les victimes des villages-kibboutzim attaqués, certains étaient des activistes contre l’occupation et pour la défense des droits des Palestiniens.
Entre autres exemples, Vivian Silver, cofondatrice de Women Wage Peace, animait aussi l’association Road to Recovery qui prenait en charge des malades de Gaza pour être soignés dans des hôpitaux israéliens. Elle a été tuée chez elle, au kibboutz Be’eri. Shachar Tzemach, membre de Breaking the Silence, organisait des visites de la vieille ville d’Hébron, en Cisjordanie, pour faire comprendre le danger de la colonisation. Il a été tué chez lui, au kibboutz Be’eri. Hayim Katsman, universitaire et membre de Standing Together, participait à la solidarité avec Masafer Yatta, une zone où il se rendait régulièrement comprenant une douzaine de villages palestiniens située dans les collines du sud de la Cisjordanie. La population y fait face à la violence des colons et des ordres d’expulsion de l’armée israélienne. Il a été tué chez lui, dans le kibboutz d’Holit.
Le refus de toute compromission avec le Hamas
« C’est quoi la décolonisation, à votre avis ? Une ambiance cool ? Des articles académiques ? Des essais ? Bande de losers. » Najma Sharif, journaliste américano-somali sur X (ex-Twitter), le 8 octobre.
« Vraiment ? Un massacre de 600 civils ? Le meurtre de femmes et d’enfants ? Sommes-nous à vos yeux de simples colons avec une cible dans le dos ? Je me bats chaque jour, ici, contre l’occupation, pour l’équité et la justice pour tous, Palestiniens et Juifs. » Alon-Lee Green, codirecteur de Standing Together.
Sans aucun doute, l’absence d’indignation ou d’empathie de leurs partenaires palestiniens est ce qui perturbe le plus ces militants d’une gauche israélienne qui depuis des décennies tient le pavé, mène des campagnes politiques et batailles dans les médias pour faire entendre la voix des Palestiniens. Une incompréhension qui s’accroit à mesure qu’ils découvrent qu’à l’échelle internationale, les organisations de gauche trébuchent sur le vocabulaire adéquat pour qualifier le Hamas, ou pour condamner ostensiblement l’attaque du 7 octobre.
Zohar Alon, militant sur tous les fronts pour le Parti communiste israélien et corédacteur du journal de son parti, ne cache pas son plaisir à voir en Une du journal français L’Humanité du 12 octobre : « Le Hamas, meilleur ennemi des Palestiniens ». Pour lui, aucun doute, le journal qu’il assimile au secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, sort du lot, incarnant une « gauche conséquente et profonde » qui ne craint pas de dénoncer les massacres perpétrés. « Nous, les militants israéliens de gauche radicale, défendons fermement la justice et la paix pour les Israéliens et les Palestiniens, m’explique-t-il, nous voulons en retour bénéficier du soutien des militants de gauche à l’étranger. »
Pendant plusieurs années, mes recherches sur les gauches israéliennes m’ont amené à rencontrer une part importante du milieu militant alternatif, anticolonialiste ou pacifique. J’ai en souvenir ces discussions complexes avec des responsables politiques qui, « en off » toujours, m’expliquaient combien ils exécraient le Hamas et ce que cette organisation représente, mais qu’elle faisait partie du paysage. En ce sens, ils devaient œuvrer pour favoriser son acceptation comme membre à part entière du mouvement national palestinien, car « c’est avec son ennemi qu’on fait la paix ». S’il est encore tôt pour tirer des conclusions définitives, cette ligne parait obsolète.
Ainsi, Standing Together (Omdim Beyachad en hébreu ; Naqif Ma’an en arabe), mouvement qui incarne depuis près d’une décennie le renouveau de la gauche arabo-juive israélienne, publie le 9 octobre un communiqué aux airs de déclaration de principe : « Il faut le dire : le Hamas est responsable du massacre commis contre les femmes, les enfants et les personnes âgées. Les crimes de guerre […] ne sont pas un moyen de mener un combat pour la liberté. » En d’autres termes, quiconque hésite à condamner le Hamas ne peut plus être considéré comme un partenaire, en Israël, en Palestine, comme à l’international. Une sorte de « eux ou nous » qui ne laisse aucune place pour une troisième voie.
En privé, ces militants, reconnaissables aux couleurs violettes de leurs affiches et pancartes, témoignent d’une réelle souffrance, avec le sentiment d’être pris entre deux feux. Dans la semaine qui suit le 7 octobre, alors que leur société parait soutenir sans nuance une opération militaire de grande ampleur sur la bande de Gaza, plusieurs groupes de cette organisation quadrillent des quartiers de Tel-Aviv, Haïfa ou Jérusalem. Ils nettoient les graffitis racistes ou appelant à la guerre, apposent des affiches plaidant pour une solution politique et non militaire, écrivent sur les murs qu’aucune sécurité n’est possible si elle n’est pas partagée avec les Palestiniens…
Des Jeux olympiques de Munich en 1972, aux attentats kamikazes perpétrés entre 1994 et 2005, l’usage du terrorisme par les Palestiniens, entendue comme méthode d’action politique, a toujours accéléré la droitisation d’Israël. « Accéléré » car je soutiens que ça n’en n’est pas la cause première, mais plutôt un combustible pour un processus inflammable qui prend ses racines dans le colonialisme israélien et l’occupation des Territoires palestiniens. Jamais le Likoud et ses alliés d’extrême droite n’auront trouvé meilleur argument pour justifier leur refus de faire confiance aux Palestiniens : « si on leur tourne le dos, si on baisse la garde, ils se jetteront sur nous. »
Entre 2001 et 2005, plus de 600 Israéliens sont tués sur leur sol par des attentats palestiniens, participant à l’effondrement du camp de la paix. Le 7 octobre a causé deux fois plus de victimes. Au nombre s’ajoute les méthodes, entre actes de barbarie et exactions, et la poursuite du drame à travers les quelques 240 otages, dont des enfants. Naturellement, l’empathie est un sentiment difficilement partageable : jamais il n’est question des Palestiniens, de leur souffrance, de leur deuil, de leur oppression. À la profonde méconnaissance, liée à un réel désintérêt, du quotidien des Palestiniens, s’ajoute cette idée, somme toute très coloniale : « les Palestiniens sont seuls responsables de leur sort, nous sommes innocents ». Pour l’opinion publique israélienne, le 7 octobre ne peut être appréhendé autrement que comme une déclaration de guerre, sans sommation.
Est-il possible d’expliquer le 7 octobre sans donner de justification ? Comprendre sans relativiser ? Mohammad Barakeh, ancien député de la coalition de gauche anticoloniale Hadash, et actuel directeur du Haut Comité arabe en Israël, tranche par ses mots prononcés le 7 novembre, relayés par l’historien et activiste Gadi Algazi sur ses réseaux sociaux : « Ce qui s’est passé le 7 octobre ne peut être justifié par toutes les années de souffrance du peuple palestinien. Ce qui se passe aujourd’hui à Gaza ne peut pas être justifié par ce qui s’est passé le 7 octobre. »
Algazi, francophone et fondateur au début des années 2000 de l’association pacifiste Taayoush (« vivre ensemble » en arabe) partage, depuis le 7 octobre, ses réflexions en plusieurs langues sur les réseaux sociaux, qu’il a résumées dans un entretien à Médiapart. Il refuse d’analyser l’attaque du Hamas comme « une explosion de violence incontrôlable », ni « l’œuvre de combattants cherchant à se venger de la mort de leurs camarades », mais plutôt comme « un geste calculé destiné à semer l’horreur dans le cœur des survivants, de leurs proches et de leur entourage ». « La paix, écrit-il, ne peut pas être fondée sur le massacre massif de Palestiniens, pas plus que la libération des Palestiniens de la colonisation et de l’occupation ne peut être fondée sur le massacre de civils israéliens. »
Derrière la vitrine démocratique, un État juif pour les citoyens arabes
« Je n’ai pas la moindre satisfaction à dire « je vous l’avais dit », juste une très grande tristesse. » Tamir Sorek, sociologue israélien, 12 octobre 2023.
« Chaque militant de la gauche anticoloniale en Israël doit se confronter à un dilemme, m’expliquait il y a déjà plusieurs années Dov Khenin, ancien député communiste israélien. Pour rassembler l’électorat palestinien d’Israël, il faut être sans ambiguïté contre le sionisme ; pour recueillir un nombre de voix conséquent chez les Juifs, il ne faut pas se focaliser sur la critique du sionisme ». Dès 2015, le militant communiste Ayman Odeh tente de dépasser ce clivage en formant la Liste unifiée, union de circonstance de toutes les formations palestiniennes d’Israël et de la gauche anticoloniale. Son objectif : rassembler les voix des citoyens palestiniens d’Israël et de la gauche juive, pour influer sur la formation du prochain gouvernement israélien.
Au scrutin de septembre 2019, cette coalition semble parvenir à briser le plafond de verre : les meetings rassemblent autant d’Arabes que de Juifs. Point culminant de la campagne avec cette soirée de soutien, le 20 août, organisée en plein quartier de Florentine, à Tel-Aviv. Les personnes qui y ont assisté témoignent d’une soirée historique où les orateurs, face à une salle bondée, se succédèrent pour appeler en hébreu à un Israël pleinement et véritablement égalitaire, et soutenir une dynamique arabo-juive pour barrer la route au Likoud et à l’extrême droite. Dans un contexte de polarisation entre la droite de Benyamin Netanyahou et son opposition de centre-gauche sioniste, cette coalition avait l’occasion d’être faiseuse de Premier ministre.
Finalement, si Benny Gantz, principal opposant à Netanyahou, félicite Odeh pour son score, il accepte, sous l’effet de la pandémie, de former une union nationale avec Netanyahou. Yaïr Lapid, l’autre figure de l’opposition, opte un an plus tard pour une alliance avec les nationalistes religieux pro-colonisation dans un gouvernement « anti-Netanyahou ». Pour se garantir une majorité parlementaire, cette figure d’un Israël libéral et laïque s’attache même le soutien des islamo-conservateurs du parti Ra’am, soit l’aile la plus réactionnaire du camp arabe en Israël, au détriment de la Liste unifiée et son indépassable exigence d’égalité.
La gauche juive et sioniste, représentée par le Meretz, émanation politique du camp de la paix, ou le Parti travailliste, participent à ce choix en rejoignant la coalition gouvernementale. La Liste unifiée se fracture, et Ayman Odeh annonce, quelques mois plus tard, qu’il mettra fin à sa carrière politique au terme de son mandat de député.
Sans surestimer la force de cette Liste ou sa cohérence idéologique, elle incarnait pour la gauche anticoloniale le point de départ d’une nouvelle ère, un nouvel espoir, marqué par la progression dans les esprits de cette conviction qu’aucun changement en Israël ne peut émerger sans un partenariat solide et sincère entre Arabes et Juifs. Certains y voient même, en l’articulant avec la lutte citoyenne contre le maintien au pouvoir de Netanyhou, les prémices de la fronde contre la réforme institutionnelle et judiciaire. D’un côté, des Juifs déterminés à barrer la route à un gouvernement d’extrême droite, de l’autre, des Palestiniens aspirant à arracher une citoyenneté pleine et entière, pour un Israël égalitaire. Le 7 octobre a imposé un autre agenda.
Cette expérience inachevée, cette potentialité politique de voir émerger une alternative arabo-juive, recoupe la « grande tristesse » exprimée par le sociologue israélien Tamir Sorek à l’égard de cette gauche juive et sioniste, devenue incapable de saisir la main palestinienne lorsqu’elle est tendue. Dans une série de textes, il ne cache pas sa colère à l’égard du centre-gauche juif, camp qu’il nomme le « je suis pour deux États, mais… ».
Pour lui, les dirigeants et militants de ce courant ont « sculpté toutes les formes de la lutte palestinienne » en adoptant l’expression « terroriste » pour désigner « chaque Palestinien armé, même s’il attaquait les soldats d’une armée d’occupation ». Sorek les accuse aussi d’avoir « mené une guerre » contre le boycott international d’Israël et de « manipuler le droit international pour contrer sur la scène internationale la lutte juridique palestinienne », comme lorsque Gantz a « violemment fermé les organisations palestiniennes de défense des droits humains ».
Par ces actes, ce camp aurait mis à mal toutes les formes de lutte non-violente, « soutenues à 100% par le peuple palestinien ». Qu’aurait-il fallu faire ? « Affirmer un large soutien de la gauche juive à ces luttes non-violentes, déclare Sorek, en joignant la main aux Palestiniens », comme la fait la gauche anticoloniale, refuzniks et autres anarchistes. Des signes qui auraient pu « donner de l’espoir à davantage de gens ».
Ces textes qui se multiplient, sorte de sursaut de lucidité au moment où l’union militariste s’organise, restent inaudibles. Et ce d’autant plus dans un contexte de forte restriction des libertés d’expression. Manifestation interdite, fermeture de lieux pour empêcher des réunions politiques, arrestation, licenciement : autant de risques encourus pour celles et ceux qui s’affirment, en Israël, solidaires des Palestiniens, contre la guerre et pour un cessez-le feu.
Entre autres exemples, le 10 novembre, la police israélienne a forcé l’entrée des locaux d’Hadash, dans la ville arabe de Nazareth, pour saisir tout le matériel politique (affiches, pancartes, tee-shirts) qui plaide pour la fin de la guerre contre Gaza. Au moins 250 palestiniens de citoyenneté israélienne ont été interpellés depuis le 7 octobre, essentiellement pour des publications sur les réseaux sociaux.
Adalah, l’ONG de défense des droits des Palestiniens en Israël, s’alarme le 24 octobre dans une déclaration d’un « effort coordonné entre le gouvernement, les institutions et les groupes d’extrême droite israéliens » pour engager une « répression grave » de la liberté d’expression. Des restrictions qui ne datent pas d’hier, puisque comme le mentionne Adalah, « depuis la création de l’État d’Israël en 1948, les Palestiniens [d’Israël] ont subi des persécutions politiques et des campagnes de délégitimation, enracinés dans un état d’esprit qui appréhendent tous les Palestiniens comme des ennemis. »
Dans un texte poignant publié sur +972, la comédienne et activiste Noam Shuster déclare : « Nous, militants de gauche, constituons une infime minorité dans notre société et nous devons actuellement choisir nos mots avec soin ». Se disant prise en otage par des politiciens « qui n’ont aucun plan et qui ne savent que bombarder », elle dit « avoir peur » pour sa propre sécurité dans le contexte de la « répression de la dissidence en Israël ». Un climat qui l’oblige à « atténuer la visibilité » de sa colère.
C’est pourtant bien dans ce contexte que s’organise, le 28 octobre à Tel-Aviv, le premier rassemblement pour un cessez-le-feu. Sur place, quelques dizaines de militants, l’avant-garde historique de la lutte anticoloniale. « Ça a le mérite d’exister », relativise l’un des participants.
Réduits à une force groupusculaire
« Ceux qui parlent de vengeance devraient avoir honte ». Une survivante du kibboutz Be’eri.
Les militants anticolonialistes avancent sur une ligne de crête : condamner sans ambiguïté l’attaque du 7 octobre, considérer que le Hamas doit être mis hors d’état de nuire, mais sans accorder un blanc-seing à l’armée en rappelant que, pour les Palestiniens, la guerre à leur encontre n’a jamais cessé depuis, a minima, cinquante-six ans. Le sentiment partagé d’être revenu au début de l’histoire, lorsque dans les années 1970, ils devaient penser à contre-courant une solidarité avec les Palestiniens, tout en étant criminalisés. Indéniablement, comme en témoignent les rassemblements pour un cessez-le-feu, ils semblent réduits à une force groupusculaire. Une seule solution : garder le cap en développant une ligne politique alternative et progressiste, pour ne pas que le 7 octobre masque les injustices infligées aux Palestiniens. Recréer du lien en faisant de la solution politique l’unique point de convergence possible.
Dans le tumulte de la guerre et des images des atrocités qui circulent sur les réseaux sociaux, une voix s’élève le 11 octobre. Nous ne connaissons pas son nom, simplement qu’elle a 19 ans et qu’elle a survécu au massacre du kibboutz Be’eri. Elle parle face caméra à la journaliste indépendante et activiste Or-ly Barlev : « Comment suis-je supposée me lever le matin et savoir qu’à 4,5 km du kibboutz Be’eri, à Gaza, il y a des gens pour qui ce n’est pas fini ? […] Ceux qui parlent de vengeance, honte à vous ! ». Elle ajoute : « Ne me parlez pas de soldats ou de défense, parlez-moi de solution politique […] Bibi, Hamas, ça m’est égal, ce que je sais c’est que Be’eri souffre, Nahalot souffre, Kfar Aza, Sderot, et Gaza. […] [Netanyahou] a choisi de nous donner le dôme de protection plutôt qu’une solution politique […] notre sang est sur ses mains. Mais ce n’est pas seulement lui. Il est la racine d’un problème très profond… »
Marteler que la souffrance est identique, que la solidarité pour les civils ne peut être à géométrie variable. Certaines voix s’évertuent à formuler ces principes pour sortir de l’émotion, du trauma, et revenir à des considérations politiques, à l’instar de la célèbre journaliste d’Haaretz, Amira Hass, qui écrit le 10 octobre : « En quelques jours, les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens vivent quotidiennement depuis des décennies : les incursions militaires, des morts, la cruauté, les enfants tués, les corps entassés sur la route, le siège, la peur, l’anxiété à l’égard de leurs proches, captivité, cible de vengeance, tirs meurtriers indiscriminés sur ceux qui combattent et ceux qui ne sont pas impliqués, position d’infériorité, destruction de bâtiments, fêtes ou célébrations gâchées, faiblesse et impuissance face à des hommes armés tout-puissants et humiliation. […] L’oppression et l’injustice persistantes explosent à des moments et dans des lieux inattendus. ».
Dans le champ politique, un certain nombre de dirigeants se sont littéralement tus dans les heures voire les jours qui ont suivi le 7 octobre. Le député d’Hadash, Ofer Cassif, a en revanche multiplié les prises de parole, et particulièrement après les premières annonces de meurtres de civils israéliens : « Tirer sur des innocents est un crime de guerre, que cela soit à Gaza, Sdérot ou Tel-Aviv », déclare-t-il sur les réseaux sociaux. Dans la foulée, il ajoute : « Mais pourquoi s’attendre à ce que les Palestiniens restent passifs face aux pogroms et aux invasions ? ».
Il prend le temps, sous différents médias, de développer son propos, rappelant les centaines de Palestiniens tués chaque année et à qui justice ne sera jamais rendue, l’attaque d’Huwara de février 2023 par des colons qui avait traumatisé l’opinion publique palestinienne, les multiples provocations de Juifs messianiques sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, le nombre sans précédent de nouvelles colonies : à l’été 2023, l’ONG israélienne Shalom Akhshav dénombrait 13 000 nouvelles unités de logement sur les seuls six premiers mois du nouveau gouvernement Netanyahou, un record depuis plus d’une décennie.
Il n’en reste pas moins que ces militants et responsables politiques savent qu’ils ne pourront plus agir comme par le passé. Le 7 octobre impose une nouvelle donne qui reste, pour le moment, difficile à décrypter. Haggaï Matar – directeur du média alternatif israélien +972 – tente de l’esquisser au travers d’un texte abondamment traduit et relayé, intitulé « Comment le 7 octobre nous a tous changé – et ce que cela signifie pour notre lutte ». Il rejoint les voix qui émanent de son camp, critiques d’une solution militaire : « la seule voie pour empêcher les Palestiniens de se soulever contre leur oppresseur est pour Israël de stopper l’oppression et le déni de leurs droits. »
Il parle de justice, de sécurité et de penser une solution viable pour les deux peuples. Il revient aussi sur sa déception face au « manque de solidarité » des leaders, amis voire collègues palestiniens dans cette horreur vécue. Pire, il s’inquiète de voir émerger des tendances à la négation ou à la justification des massacres, émanant de réseaux palestiniens ou de gauche à travers le monde.
Cette attitude, explique Matar, renforce l’idée dans son camp que tout futur partenariat ne pourra être fondé que sur la condamnation claire du Hamas et la défense du droit des Juifs à vivre sur cette terre. Il renvoie les tenants de ce comportement à leur propre écueil : considérer comme légitimes les crimes perpétrés à Gaza, ou multiplier les appels pour dénoncer la violence des colons tout en fermant les yeux sur l’oppression vécue en Israël par les citoyens palestiniens.
Face à ce qui risque d’être un affrontement politique fratricide, à la fois entre Arabes et Juifs au sein de la gauche anticoloniale, mais aussi plus largement dans la solidarité entre Israéliens et Palestiniens, Matar plaide pour une troisième voie. Sans transiger sur « la pleine réalisation des droits de tous les Palestiniens », il juge comme désormais nécessaire que le « mouvement progressiste et anti-apartheid [soit] explicite sur les droits collectifs des Juifs sur cette terre et [veille] à ce que leur sécurité soit garantie ». Pour cela, le Hamas ne doit plus être capable de « commettre de telles attaques, tout autant que nous exigeons la sécurité des Palestiniens. »
Dans L’Échec d’une utopie, je m’étais évertué à expliquer combien la gauche anticoloniale pensait strictement le sort des Israéliens et des Palestiniens ensemble, d’égal à égal, et non l’un au détriment de l’autre. D’où l’insistance pour ses fondateurs, comme ses figures actuelles, de rappeler la nécessité de sortir du piège du colonialisme où Israéliens et Palestiniens occupent des positions qui menacent leur sécurité : les premiers pour garder leurs privilèges, les seconds qui n’ont plus rien à perdre. Si le 7 octobre a perturbé les certitudes de nombreux militants, la conviction reste partagée que pour sortir de cette conflictualité, une seule voie est possible : l’égalité, portée par un mouvement arabo-juif et anticolonial, au sein d’institutions à construire.
En chroniquant mon ouvrage, le journaliste de Libération Guillaume Gendron concluait par « une utopie en chasse l’autre ». N’est-ce pas aussi de cela que manque cruellement, aujourd’hui, le Proche-Orient ? De nouvelles utopies capables d’imaginer un autre destin que l’apartheid ou le chaos. Car comme en témoigne Ayman Odeh lors d’un discours à la Knesset, prononcé le 22 octobre : « Il y a 7 millions de Juifs ici, et ils ne vont pas disparaitre. Il y a 7 millions de Palestiniens entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain, ils ne vont pas disparaitre. »