Société

Une gestion restrictive des flux migratoires – L’immigration sahélienne en France 1/2

Juriste

Alors que le projet de loi « asile et immigration », bâti autour d’une approche sécuritaire sera examiné ce lundi en Commission mixte paritaire, et après que le gouvernement a suspendu la délivrance de visas pour les ressortissants du Mali, du Niger et du Burkina Faso, c’est toute la politique de coopération africaine des pays européens qui se trouve refondée selon un nouveau paradigme liant développement, migration et sécurité.

En septembre 2023, le Gouvernement français a annoncé la suspension de la délivrance de visas d’entrée en France pour les ressortissants du Mali, du Niger et du Burkina Faso, trois pays sahéliens, profondément déstabilisés, par des groupes armés extrémistes et par une sécheresse endémique, qui remonte aux années 1973.

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Au même moment, dans la continuité d’un volontarisme réformateur, commun à toutes les majorités, qui se sont succédées depuis plusieurs décennies, il a soumis au Parlement un projet de loi dit « asile et immigration », bâti autour d’une approche sécuritaire, faisant une grande place à la lutte contre l’immigration clandestine.

Au-delà de cette réforme, c’est toute la politique de coopération africaine des pays européens, en particulier ceux de la rive méditerranéenne (France, Italie, Espagne), qui a été refondée sur un nouveau paradigme, liant développement, migration et sécurité, avec une réorientation d’une partie de l’aide vers des projets visant le contrôle des flux migratoires et le retour des « clandestins ».

Ce lien, qui renforce la dimension sécuritaire des frontières, a été acté par la déclaration de la Valette les 11 et 12 novembre 2015, qui reconnait que la gestion des migrations relève de la responsabilité commune des pays d’origine, de transit et de destination. Elle a été précédée de la signature en 2006, à Tripoli, d’une autre déclaration commune, sur la migration et le développement. La même année, avait été lancée le processus dit de Rabat, qui réunit l’Union européenne et les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, et en 2014, celui dit de Khartoum, regroupant l’Union européenne et les pays d’Afrique de l’Ouest. Dans les pays de transit, comme le Niger, la Libye, la Tunisie et le Maroc, le contrôle de la migration irrégulière est devenu une composante centrale de leurs relations avec l’UE, leur conférant un rôle de gendarme aux frontières de l’Europe.

Désormais, l’action de ces gouvernements sur la migration est basée, non pas sur les réalités et besoins des sociétés africaines, ou de solutions discutées et partagées avec les partenaires européens, mais sur une vision proprement européenne, ayant comme fil conducteur le contrôle de la migration irrégulière. Ce filtre masque les opportunités économiques, culturelles et sociales, que peut revêtir l’immigration régulière entre l’Afrique et l’Europe.

L’Union africaine a adopté un Cadre de politique migratoire pour l’Afrique (MPFA), révisé en 2017 et 2018, reconnaissant « l’importance d’une politique et d’un cadre institutionnel solides pour gérer efficacement la migration », et soulignant « la nécessité de considérer la migration comme une composante clé du développement », plutôt qu’un problème ; mais dans les pays situés sur les routes migratoires conduisant à l’Europe, ce sont les agendas de l’UE qui orientent l’action sur le terrain. Lors de la négociation des accords de Cotonou, signés en 2000 entre l’UE et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), à la suite de l’expiration de la convention de Lomé, l’UE a inséré une clause-cadre obligeant les États ACP à prévoir des accords de réadmission de leurs ressortissants entrés irrégulièrement sur le territoire européen.

La gestion des flux migratoires sahéliens vers la France illustre bien cette politique restrictive. Par son importance numérique, son ancienneté et son homogénéité culturelle, l’immigration sahélienne provenant de la vallée du fleuve Sénégal, appelée aussi la zone des « trois frontières », qui regroupe le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, présente des caractéristiques particulières. Par sa proximité culturelle avec celle provenant des autres pays sahéliens, elle est représentative des migrations sahéliennes.

Les travailleurs sahéliens en France : une migration ancienne ancrée dans l’histoire coloniale

La mobilité fait partie intégrante des modes de vie des peuples du Sahel, cette région d’Afrique de l’Ouest, qui constitue un tampon entre le Sahara et la savane. Les migrations déjà existantes du temps des empires ouest-africains (Ghana, Mali, Songhaï) ont été réorientées par la colonisation, qui poussa indirectement des milliers de personnes à émigrer vers les colonies anglophones, notamment le Ghana, la Sierra Leone et le Libéria, dans le double but d’échapper aux travaux forcés et de ramener l’impôt per capita. Paradoxalement, le mouvement a été amplifié par la suppression du travail forcé en 1946, qui a libéré une main-d’œuvre aussitôt attirée par les plantations des pays côtiers, en particulier en Côte d’ivoire et au Ghana.

L’histoire des migrations sahéliennes en France s’inscrit également loin dans le passé colonial. Les premiers travailleurs migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal étaient employés dans les navires, qui assuraient le commerce fluvial ou maritime. Les migrations de travail ont connu un certain essor dans les années 1950, grâce à une politique migratoire volontariste, mise en place pour satisfaire les besoins de reconstruction, au sortir de la guerre.

Elles se sont rapidement développées par la suite, attirées par les besoins d’une économie française en pleine expansion, et amplifiées à partir des années 1970 par les effets conjugués des sécheresses successives qu’a connues le Sahel, le déclin du commerce de la gomme arabique, qui occupait une partie de la main d’œuvre, et l’impact du choc pétrolier sur les économies africaines[1]. Certains « tirailleurs sénégalais » restés en France à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou lors de leur démobilisation de l’armée française, et les marins ouest-africains installés comme dockers dans les ports de Marseille ou du Havre ont servi de points d’ancrage aux premiers migrants.

Les travailleurs sahéliens se concentrent principalement dans la région parisienne, où ils occupent des emplois peu qualifiés dans l’industrie, les services, le bâtiment et les travaux publics[2]. Jusque dans les années 1990, ils représentaient une proportion majoritaire de la migration de travail sub-saharienne. Le recensement de la population effectué en 1990 dénombrait 88 000 immigrés provenant de la vallée du fleuve Sénégal dont 43 692 Sénégalais, 37 693 Maliens et 6 632 Mauritaniens, soit près de la moitié des immigrés originaires d’Afrique noire[3].

Les publications de l’Insee datées de 1999 indiquaient une progression de près de 43 % de l’immigration africaine en France, par rapport au recensement de 1990. Depuis le tournant des années 2020, mis à part les Sénégalais, qui pour des raisons de proximité géographique, privilégient le passage par les Îles Canaries, d’autres nationalités (Ivoiriens, Guinéens, Nigérians et Camerounais) sont plus fortement représentées que les personnes d’origine sahélienne dans les embarcations à destination de l’Europe à travers la Méditerranée.

À l’origine, la migration sahélienne en France était tournante, c’est-à-dire que le migrant était remplacé au bout d’un certain temps par un membre plus jeune de sa famille, garantissant ainsi une continuité dans les transferts de fonds. En accord avec la famille, il assure le départ de son successeur, en prenant en charge son voyage, en subvenant à ses premiers besoins et en l’assistant dans la recherche d’un emploi[4]. Ainsi, les familles soninkées, la principale communauté concernée par l’émigration sahélienne, ont mis en place un système nommé noria, qui assure la reproduction de la migration.

Au début des années 1980, la durée moyenne de séjour des migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal en France était de 7,7 ans.[5] Au-delà d’être un besoin économique vital, pour les jeunes de cette région, l’émigration, surtout en France, est devenue un rite initiatique, qui assure la reconnaissance de la communauté. Parce que ce sont eux qui font vivre les familles restées au village, les jeunes émigrés jouissent d’une grande estime sociale. Ils font aussi rêver par les récits de voyage, un peu enjolivés, qu’ils racontent. Ils décrivent notamment leur vie à Paris, la tour Eiffel et le métro. Ils parlent français avec l’accent parisien, parce qu’analphabètes au départ, ils ont appris cette langue au contact des ouvriers français. La libre circulation des personnes accordée dans le cadre d’accords bilatéraux entre la France et les pays de départ (Sénégal, Mali et Mauritanie) entre 1963 et 1964 a durablement orienté la migration vers la France.

L’adoption d’une politique migratoire restrictive, défavorable à la migration tournante, à partir de 1974, n’a pas changé des habitudes ancrées depuis de longues décennies, mais s’est traduite par une augmentation de la migration clandestine et l’allongement de la durée de séjour des migrants, désormais gênés dans leurs mouvements.

Depuis, on note une tendance au prolongement du séjour allant pour certains jusqu’à la retraite, avec des retours au pays d’origine tous les 3 à 5 ans, pour une durée moyenne de 1 à 6 mois. C’est à partir de cette période que le discours de l’extrême droite, relayé par les médias, a commencé à installer dans l’opinion publique française les idées tendant à associer immigration, surtout africaine, et accroissement du chômage et des déficits des comptes sociaux, de même que l’insécurité.

Face au durcissement de la politique migratoire, seuls les Sénégalais ont pu réellement diversifier leur migration vers d’autres pays européens comme l’Italie et l’Espagne. Paradoxalement, pour des raisons qui restent à explorer, comme les « tirailleurs sénégalais » d’autrefois, les travailleurs maliens continent à faire preuve d’un attachement viscéral à la France, en dépit du fait que les relations entre les gouvernements malien et français connaissent des épisodes de crise.

Les immigrés sahéliens : un facteur d’aggravation du chômage et de déséquilibre des comptes sociaux ?

Pour comprendre les enjeux autour des immigrés africains, il faut de prime abord relever le fait que sur la scène publique française, le débat sur l’immigration est largement monopolisé par les hommes et femmes politiques, dans un climat de grande surenchère politicienne. Ce sont eux qui sont invités sur les plateaux de télévision, pour avancer leurs chiffres et déployer leurs arguments, les scientifiques et acteurs de la société civile étant tenus un peu à la marge du débat médiatique, qui forme pourtant fait l’opinion.

Les revues spécialisées, dans lesquelles le sujet est discuté avec objectivité, ne sont pas lues par le Français moyen, dont la télévision et les réseaux sociaux, envahis par des « fakes news » sont la principale, voire la seule source d’information. Au lieu de fournir une information documentée au public, en déconstruisant les préjugés et stéréotypes utilisés contre les immigrés, certains médias les renforcent. Dans les campagnes électorales, le thème de l’immigration domine les débats, alors que différents sondages montrent que les questions de pouvoir d’achat, de système de santé, d’environnement et de sécurité, viennent bien avant l’immigration parmi les préoccupations des français.

En traitant de l’immigration, notamment d’origine africaine, dans leur majorité, les acteurs politiques, aussi bien que les médias, la présentent comme un problème majeur, voire une menace à la cohésion nationale. Étant donné que l’immigration est analysée assez largement sous l’angle de l’intégration, les immigrés d’origine africaine sont présentés comme des populations problématiques, inaptes à s’intégrer dans la société française.

En fait, le débat sur l’immigration cache une autre question, celle du multiculturalisme à l’anglo-saxonne, que redoutent les citoyens français dans leur grande majorité, très attachés à une idée de la République liée à une conception de la citoyenneté basée sur l’universalité et l’égalité théorique en droit, qui rejette les particularismes des groupes ethnico-culturels, voire religieux.

Par le passé, l’idée de valoriser les cultures d’origine des immigrés avait donné lieu à des initiatives telles que la création de l’Office national pour la promotion des cultures immigrées (ONPCI), sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, renommé « Information culture et immigration » (ICEI), et celle de l’Agence pour le développement des relations interculturelles (ADRI) sous le premier septennat du président François Mitterrand, sans pouvoir prendre réellement corps, dans une société française fondamentalement assimilationniste.

Mais la question de l’intégration ne peut être correctement appréhendée dans toutes ses dimensions si on ne l’aborde pas en prenant aussi en compte les questions objectives d’accès au travail et au logement, aussi bien que celle plus sensible des discriminations. Plusieurs enquêtes, notamment un rapport de la Cour des comptes daté de 2004, montrent une certaine ethnicisation de la question sociale à travers plusieurs formes de discriminations des immigrés, notamment d’origine africaine sur le marché du travail et dans l’accès au logement.

Ce débat fait écho à une certaine tendance à présenter le dynamisme démographique africain comme un système, qui fonctionne en vases communicants, déversant le trop-plein de populations vers l’Europe, ce qui ne correspond guère à la réalité. Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2020, l’Afrique représentait 14 % de la population migrante mondiale, contre 41 % pour l’Asie et 24 % pour l’Europe[6].

La même source indique que 94 % de la migration africaine prend une forme régulière[7]. Sans minimiser la migration clandestine, qui arrache la vie de nombreux jeunes africains, se noyant en Méditerranée, il semble que parfois ce sont des images de demandeurs d’asile originaires d’autres régions du monde, comme le Moyen-Orient, qui sont présentées par les médias comme étant des immigrants clandestins africains. Contrairement à ce qui est présenté par les hommes et femmes politiques aux citoyens européens, selon l’OIM, depuis 2015, le nombre d’arrivées par la Méditerranée serait plutôt en diminution[8].

Contrairement à une autre idée reçue, la présence de migrants africains en France est certes importante, mais elle n’est pas supérieure à celle venant d’autres régions du monde, qui n’ont pas la même proximité géographique, historique et culturelle. Les travaux de David Lessault et de Cris Beauchemin montrent que la présence des Subsahariens en France, comme dans les autres pays de l’OCDE, reste minoritaire, en comparaison avec les autres flux migratoires, originaires notamment d’Europe du Sud et des pays du Maghreb, soit 12 % en 2004[9]. Dans une tribune publiée dans Le Monde, en réaction au livre de Stephen Smith[10], qui suggère l’envahissement migratoire de l’Europe par des populations africaines, François Héran, professeur au Collège de France, soutient qu’il s’agit au contraire d’un « fantasme » sans aucune valeur scientifique[11].

Il existe d’ailleurs un consensus sur le fait que la migration internationale, y compris celle en provenance d’Afrique est corrélée au niveau de développement des pays de départ. Elle est faible dans les régions les plus pauvres et tend à s’amplifier à un certain niveau de développement, avant de décliner lorsque les pays amorcent un véritable développement économique et social[12]. Ceci est tout à fait logique, dans la mesure où les personnes éduquées, issues des classes aisées ont plus de chances de réussir un parcours migratoire international, que celles peu éduquées issues de familles modestes. Les jeunes africains tentés par l’aventure européenne, qui n’ont pas les moyens de se payer un billet d’avion et de fournir des justificatifs, leur permettant d’obtenir un visa d’entrée Schengen, doivent affronter un parcours migratoire périlleux de plusieurs années, avec de nombreuses étapes à travers le Sahel, les pays du Maghreb et la mer Méditerranée.

Contrairement à une autre idée reçue, en Afrique, les flux migratoires sont antérieurs à la configuration actuelle des États, basée sur des frontières dessinées par la colonisation[13]. Les Africains se sont déplacés sur le continent des siècles avant la colonisation, en développant des solidarités multiples.

Les échanges commerciaux et humains entre l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb, via les pays du Sahel ont fait la richesse et la réputation de villes comme Tombouctou, Gao, ou Agadez. Depuis le XIe siècle, les routes commerciales transsahariennes, qui ont connu leur apogée au moment des empires ouest-africains (Ghana, Mali, Songhaï) entre le XIVe et le XVIe siècle, ont été le témoignage éloquent de la mobilité dans l’espace sahélo-saharien. L’établissement de frontières par le pouvoir colonial et les restrictions de mouvement des populations au XIXe siècle a plutôt contribué à réorienter les parcours migratoires, sur la base des intérêts et des projets des puissances coloniales[14].

Encore aujourd’hui, dans leur écrasante majorité, les migrations africaines sont intracontinentales et se déploient au rythme des crises ou de l’essor économique des pays, dans le cadre de politiques d’intégration régionale, garantissant une liberté de circulation des personnes et des biens. Les pays de cultures de rente (café, cacao) comme le Ghana ou la Côte d’Ivoire, qui ont connu des périodes de boom économique, mais aussi des épisodes de crise, constituent des pôles attractifs pour les migrants de la région ouest africaine.

En 2020, la migration au sein de l’Afrique de l’Ouest était estimée à environ 7,6 millions de personnes. Près de 34 % d’entre eux, soit 2,6 millions, vivaient en Côte d’Ivoire et 17 %, soit 1,3 millions, résidaient au Nigeria. Avec 2 564 857 et 723 989 personnes, les immigrés représentaient respectivement 9,7 % et 3,5 % de la population résidente en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso, un pays sahélien pourtant considéré comme pauvre[15].

En Afrique, comme partout dans le monde, et peut-être plus qu’ailleurs, en raison du caractère factice des découpages territoriaux séparant les mêmes peuples, dans toutes les régions africaines, les échanges frontaliers, extrêmement denses, font partie du mode de vie des populations riveraines. Entre les villes de Goma en République démocratique du Congo, de Rusizi au Rwanda, jusqu’à 30 000 personnes franchissent la frontière par jour, ce qui démontre une grande vitalité des échanges de voisinage[16].

L’augmentation des migrations des zones rurales vers les centres urbains, créant parfois de grandes mégapoles comme Lagos et Kinshasa, est une donnée importante de l’émigration africaine. Avant d’être intracontinentales, les migrations sont majoritairement nationales, se déployant des villes vers les campagnes, ou les bassins d’emploi, comme l’Office du Niger au Mali ou le bassin arachidier au Sénégal. Dans ce pays, en 1998, les migrations internationales concernaient seulement 8 % des migrants[17].

L’immigration africaine est vue en France comme un facteur d’aggravation du chômage. S’il est vrai que globalement l’immigration africaine a des origines sociales plutôt élevées, les immigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal sont plutôt majoritairement issus du monde rural, sans qualification et exerçant dans des domaines qui intéressent très peu les Français.

Dans l’ensemble, les immigrés subsahariens sont confrontés à une fragmentation de leurs activités professionnelles et souffriraient d’une décote salariale significative en comparaison avec leurs homologues sans ascendance migratoire[18]. Ils subissent un haut niveau de chômage et de sous-emploi, obligés pour survivre d’exercer des métiers bien en deçà de leurs compétences. En 2019, 12 % des 15-64 ans venus d’Afrique subsaharienne étaient à la fois sans activité professionnelle et à la recherche d’un emploi, une proportion plus élevée que pour l’ensemble des immigrés, qui connaissaient un taux de chômage de 9 %, et surtout comparée aux personnes sans ascendance migratoire, pour lesquels le taux de chômage était seulement de 5 %[19].

La migration subsaharienne est aussi présentée comme un facteur de déséquilibre des comptes sociaux, sur lesquels elle ferait peser un poids financier supérieur à sa contribution, notamment fiscale[20]. On émet l’hypothèse non vérifiée, qu’au sein des flux entrant en France, on devrait retrouver une surreprésentation des personnes qui profiteront des droits sociaux. François Héran a dans diverses publications et tribunes réfuté le mythe de l’appel d’air que susciterait la générosité de la sécurité sociale française.

Il ressort au contraire d’études très documentées que l’immigration, africaine notamment, a des effets globalement positifs sur les comptes sociaux. Une étude, réalisée à la demande du Gouvernement français, fait apparaitre qu’il existe certes un risque significativement plus élevé de recourir à certains dispositifs de protection sociale comme les allocations chômage, le revenu minimum d’insertion (RMI) et les allocations de logement pour les ressortissants des pays du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne[21]. À cause des différences dans la taille des ménages, les immigrés africains sont surreprésentés au sein des aides à la famille.[22] Mais l’étude fait clairement apparaitre qu’il n’en est pas de même pour la santé et la retraite, qui sont les deux premiers postes des budgets sociaux. Dans ces deux régimes, l’apport des immigrés africains, notamment sahéliens, serait plutôt positif[23].

Un usage modéré de la médecine conventionnelle par les immigrés sahéliens  

À cause de la promiscuité dans les foyers où ils vivent et des difficultés de dépistage dues à la clandestinité, les travailleurs immigrés en provenance de la vallée du fleuve Sénégal ont tendance à développer des maladies transmissibles telles que la tuberculose, mais leurs dépenses de santé ne sont pas supérieures à la moyenne française. Il existerait au contraire une surreprésentation des Européens parmi les bénéficiaires des aides à la santé[24]. Les immigrés sahéliens sont des personnes d’origine rurale, qui font un usage modéré des services médicaux.

En général, ils prennent peu de congé maladie, surtout pendant les premières années de séjour en France, à cause de la précarité de leurs statuts, et parce qu’ils développent des peurs face aux services de santé (peur d’être fiché et de perdre son emploi, crainte de dépenses excessives pour les médicaments et soins non ou insuffisamment remboursés, etc.). De plus, ils sont confrontés à des facteurs de vulnérabilité spécifiques (traumatisme de l’exil, précarité administrative, difficultés de langue, suspicion, xénophobie, parfois refus de soins, etc.)[25].

Du fait de leur propension à utiliser les recettes de la médecine traditionnelle, notamment pour soigner les maladies psychiatriques, certains malades sont amenés à effectuer des séjours dans les pays d’origine, et sont de ce fait confrontés à des dépenses de santé non remboursées par la Sécurité sociale. Dans son rapport à la session 2005 de la Commission des droits de l’homme, le Groupe de travail intergouvernemental sur l’application effective de la Déclaration et du Programme d’action de Durban adopté en septembre 2001, a souligné la « nécessité de faire en sorte que les services de santé mentale soient accessibles, peu onéreux, et répondent aux besoins des populations marginalisées, y compris les migrants »[26].

Des retraites modestes, du fait de carrières hachées et de difficultés administratives

En raison des difficultés spécifiques, qu’ils rencontrent pendant la période d’activité (emplois précaires, travail non déclaré, alternance de périodes de chômage et d’activité), les immigrés sahéliens disposent parfois de retraites modestes. Lors du passage à la retraite, à cause de la complexité administrative et juridique, ils ont parfois du mal à réunir des justificatifs de carrière et à obtenir des attestations des organismes en charge du chômage ou de la maladie.

Certains sont entrés tard sur le marché du travail français, et ont connu des carrières « accidentées ». Pour d’autres, des périodes travaillées manquent sur leur relevé de carrière, qu’ils sont incapables de justifier plusieurs années après. Ils ont aussi parfois des difficultés à être identifiés par les organismes de retraite pour divers motifs : problème d’homonymie, erreurs de transcription de noms, imprécision de la date de naissance, etc. Certains facteurs (ignorance, négligence, mauvaise information, etc.) aboutissent souvent à ce qu’un assuré ne demande pas tous ses droits, ou ne les demande que tardivement, ce qui se traduit par des pertes de droits, plus ou moins importants, la retraite ne prenant effet, au plus tôt, que le premier jour du mois suivant la demande, en application du principe de non-rétroactivité[27].

Par ailleurs, les immigrés sahéliens ne sollicitent que très modérément l’aide à domicile, pour de multiples raisons : méfiance, préférence pour l’aide communautaire, qui atteint pourtant ses limites pour les retraités âgés dépendants, coûts annexes, malgré les prises en charge par la sécurité sociale.

Certains immigrés de plus de 65 ans n’ayant pas une retraite suffisante, vivant dans des foyers de travailleurs migrants, ou dans des résidences sociales, et qui continuent à faire la « navette » entre la France et le pays d’origine, parce que l’épouse et les enfants y sont restés, sont confrontés à des difficultés spécifiques. Dans la mesure où la perception des droits sociaux, à l’exception de ceux soumis à cotisations comme la retraite, est conditionnée à des conditions de résidence stable et régulière, les caisses de prestations sociales (la Caisse nationale d’allocations familiales pour l’aide au logement, la Caisse nationale d’allocations vieillesse, la Mutualité sociale agricole pour l’allocation de solidarité des personnes âgées et la Sécurité sociale pour la carte de soins Vitale), soumettent ces retraités à des contrôles parfois abusifs, avec souvent des blocages des aides sociales, voire des reversements de trop-perçus.

Il n’est donc pas rare que les associations d’immigrés fassent appel aux caisses de solidarité, ou procèdent à des cotisations spéciales des membres pour venir en aide à des personnes âgées confrontées à des privations des droits sociaux, à des restrictions de liberté de circulation ou à d’autres types de discriminations[28].

NDLR : Ousmane Oumarou Sidibé a récemment publié l’ouvrage Repenser le statut du travail. Une contribution africaine aux Éditions de l’Atelier, avec une préface d’Alain Supiot.


[1] Voir Monique Chastanay, « Les crises de subsistance dans les villages Soninké du cercle de Bakel de 1858 à 1945 », Cahiers d’Études Africaines, t.XXIII. n°89-90,5-36, 1983.

[2] Christophe Daum (coord.), Quand les immigrés du Sahel construisent leur pays, L’Harmattan-Institut Panos, 1993.

[3] Source : INSEE.

[4] Voir Rachid Filali Meknassi, Ousmane Oumarou Sidibé et Alain Supiot, « Entretien sur la politique française d’immigration », Droit social, n°3, mars 2007.

[5] Julien Condé, Pap Syr Diagne, Les migrations internationales Sud-Nord. Une étude de cas les migrants maliens, mauritaniens et sénégalais de la vallée du fleuve Sénégal, en France, OCDE, 1994.

[6] « Rapport sur la migration en Afrique », Organisation internationale pour les migrations (OIM), Union africaine (UA), Confédération suisse, Federal Department of Foreign Affairs, 2020.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Lessault David et Cris Beauchemin, « Les migrations d’Afrique subsaharienne en Europe ? : un essor encore limité », Population et Sociétés, n° 452, 2009, pp. 1-4.

[10] Stephan Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le vieux continent, Grasset, 2018.

[11] François Héran, « Il est temps que nos dirigeants tiennent sur l’immigration une parole de raison plutôt qu’un discours de peur » », Le Monde,‎ 24 septembre 2019.

[12] Oliver Bakewell, « Migration and development in sub-Saharan Africa », in Nicolas Phillips (ed.), Migration in the Global Political EconomyLynne Rienner, pp. 136–158, 2011 ; Hein de Haas, « Mobility and Human Development », Human Development Research Paper, 2009/01.

[13] Voir Nelly Robin, « Migrations en Afrique de l’Ouest, une longue histoire », Grain de sel, 40, pp.12-14, 2007.

[14] Hein de Haas et al., « International Migration : Trends, Determinants, and Policy Effects », Population and Development Review, december 2019, Vol.45, Issue 4, pp.885-922.

[15] Source : United nation Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2020), International migrant stock, 2020.

[16] « Rapport sur la migration en Afrique », OIM, op. cit.

[17] Source : Direction des statistiques et de la prévision des populations du Sénégal, 1998.

[18] Voir Dominique Meurs, Bertrand Lhommeau et Mahrez Okba., « Emplois, Salaires et Mobilité Intergénérationnelle », in Cris BeaucheminChristelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines: Enquête sur la diversité des populations en France, Ined editions, 2016, pp. 233–262.

[19] Cris Beauchemin, op.cit., p.26.

[20] Voir : Didier Fassin et Éric Fassin, « Misère du culturalisme. Cessons d’imputer les problèmes aux étrangers », Le Monde, 30 septembre 2010.

[21] Xavier Chojnicki et al., « Migrations et protection sociale : étude sur les liens et les impacts de court et long terme », Rapport pour la Drees-Mire, Juillet 2010.

[22] Les aides familiales intègrent les allocations familiales de base ainsi que les prestations familiales (le complément familial, l’allocation pour jeune enfant, l’allocation de rentrée scolaire, l’allocation de parent isolé, l’aide à la garde d’enfants, l’allocation parentale d’éducation, l’allocation de soutien familial, l’allocation d’éducation spéciale, l’allocation emploi assistante maternelle agréée, l’allocation de garde d’enfants à domicile, l’allocation adoption, l’allocation présence parentale, l’allocation accueil jeune enfant, et l’allocation mairie ou autre organisme social.)

[23] Xavier Chojnicki et al, op. cit.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] E/CN.4/2005/20 du 14 décembre 2004, § 24.

[27] Xavier Chojnicki et al., op.cit.

[28] Voir Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (Dir.), Les lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, 1997.

Ousmane Oumarou Sidibé

Juriste, Professeur de droit émérite à l’Université de BamakoAncien ministre du travail du Mali

Notes

[1] Voir Monique Chastanay, « Les crises de subsistance dans les villages Soninké du cercle de Bakel de 1858 à 1945 », Cahiers d’Études Africaines, t.XXIII. n°89-90,5-36, 1983.

[2] Christophe Daum (coord.), Quand les immigrés du Sahel construisent leur pays, L’Harmattan-Institut Panos, 1993.

[3] Source : INSEE.

[4] Voir Rachid Filali Meknassi, Ousmane Oumarou Sidibé et Alain Supiot, « Entretien sur la politique française d’immigration », Droit social, n°3, mars 2007.

[5] Julien Condé, Pap Syr Diagne, Les migrations internationales Sud-Nord. Une étude de cas les migrants maliens, mauritaniens et sénégalais de la vallée du fleuve Sénégal, en France, OCDE, 1994.

[6] « Rapport sur la migration en Afrique », Organisation internationale pour les migrations (OIM), Union africaine (UA), Confédération suisse, Federal Department of Foreign Affairs, 2020.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Lessault David et Cris Beauchemin, « Les migrations d’Afrique subsaharienne en Europe ? : un essor encore limité », Population et Sociétés, n° 452, 2009, pp. 1-4.

[10] Stephan Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le vieux continent, Grasset, 2018.

[11] François Héran, « Il est temps que nos dirigeants tiennent sur l’immigration une parole de raison plutôt qu’un discours de peur » », Le Monde,‎ 24 septembre 2019.

[12] Oliver Bakewell, « Migration and development in sub-Saharan Africa », in Nicolas Phillips (ed.), Migration in the Global Political EconomyLynne Rienner, pp. 136–158, 2011 ; Hein de Haas, « Mobility and Human Development », Human Development Research Paper, 2009/01.

[13] Voir Nelly Robin, « Migrations en Afrique de l’Ouest, une longue histoire », Grain de sel, 40, pp.12-14, 2007.

[14] Hein de Haas et al., « International Migration : Trends, Determinants, and Policy Effects », Population and Development Review, december 2019, Vol.45, Issue 4, pp.885-922.

[15] Source : United nation Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2020), International migrant stock, 2020.

[16] « Rapport sur la migration en Afrique », OIM, op. cit.

[17] Source : Direction des statistiques et de la prévision des populations du Sénégal, 1998.

[18] Voir Dominique Meurs, Bertrand Lhommeau et Mahrez Okba., « Emplois, Salaires et Mobilité Intergénérationnelle », in Cris BeaucheminChristelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines: Enquête sur la diversité des populations en France, Ined editions, 2016, pp. 233–262.

[19] Cris Beauchemin, op.cit., p.26.

[20] Voir : Didier Fassin et Éric Fassin, « Misère du culturalisme. Cessons d’imputer les problèmes aux étrangers », Le Monde, 30 septembre 2010.

[21] Xavier Chojnicki et al., « Migrations et protection sociale : étude sur les liens et les impacts de court et long terme », Rapport pour la Drees-Mire, Juillet 2010.

[22] Les aides familiales intègrent les allocations familiales de base ainsi que les prestations familiales (le complément familial, l’allocation pour jeune enfant, l’allocation de rentrée scolaire, l’allocation de parent isolé, l’aide à la garde d’enfants, l’allocation parentale d’éducation, l’allocation de soutien familial, l’allocation d’éducation spéciale, l’allocation emploi assistante maternelle agréée, l’allocation de garde d’enfants à domicile, l’allocation adoption, l’allocation présence parentale, l’allocation accueil jeune enfant, et l’allocation mairie ou autre organisme social.)

[23] Xavier Chojnicki et al, op. cit.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] E/CN.4/2005/20 du 14 décembre 2004, § 24.

[27] Xavier Chojnicki et al., op.cit.

[28] Voir Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (Dir.), Les lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, 1997.