Rediffusion

Inégalités, luxe et décence : penser les limites sociales et écologiques de la croissance

Économiste

Crise des inégalités et crise environnementale sont étroitement liées. Nous connaissons déjà l’idée de limites écologiques de la croissance ; pouvons-nous donc, aussi, en conceptualiser les limites sociales ? Ces limites sociales, qui sont atteintes au moment où davantage de croissance n’augmente plus la satisfaction des agents, peuvent être repoussées via le luxe, une économie peu étudiée jusqu’alors. Comprendre le caractère « indécent » de la consommation de luxe, pour mieux la penser, permet en miroir de mieux appréhender les limites sociales de la croissance, et d’enrichir l’analyse des inégalités. Rediffusion du 18 septembre 2023.

Éloi Laurent évoquait en 2020 les « crises jumelles du XXIe siècle – les crises de l’inégalité et de la biosphère[1] ». Ces deux crises s’entremêlent, la montée des inégalités étant tout à la fois l’une des causes et l’une des conséquences de la dégradation des conditions d’habitabilité de la planète.

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Les quelques chiffres donnés par Jason Hickel illustrent parfaitement cette situation plus que préoccupante. Par exemple, entre 1980 et 2016, les 1 % les plus riches au niveau mondial ont capté 27 % de la croissance. Globalement, on peut donc dire que « Le quart du travail que nous accomplissons, le quart de toutes les ressources que nous extrayons et de tout le CO2 que nous émettons servent à enrichir les plus riches[2] ».

Un tel constat incite à ré-interroger tant les limites écologiques et planétaires de la croissance que ses limites sociales. Les limites planétaires sont maintenant bien identifiées depuis les travaux des chercheurs suédois du Stockholm Resilience Centre en 2009. On sait que depuis mai 2022, ce sont six limites planétaires qui sont franchies sur les neuf mises en évidence (le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, le cycle de phosphore et d’azote, les changements d’utilisation des sols et enfin le cycle d’eau douce verte). Le concept de « limites sociales de la croissance » est moins usité, il renvoie à l’ouvrage du même nom publié par le keynésien Fred Hirsch en 1976, soit tout juste quatre ans après la publication du rapport Meadows. Dans cet ouvrage, Hirsch théorise également une économie dite positionnelle sur laquelle nous reviendrons.

Or l’ignorance et/ou le dépassement de ces limites, parallèlement à une augmentation des inégalités « par le haut » (id est l’enrichissement plus rapide des plus riches), font apparaître la pertinence, voire la nécessité, d’un ré-examen de la notion de luxe, jetée trop rapidement dans les oubliettes de la pensée économique. Dans cette perspective, nous posons également la question de savoi


[1] Éloi Laurent, « La transition juste. Un nouvel âge de l’économie et de l’environnement », Revue de l’OFCE, Vol. 3, n°165, p. 16.

[2] Jason Hickel, Moins pour plus. Comment la décroissance sauvera le monde, Marabout, Époque épique, 2021.

[3] Avishai Margalit, La Société décente, Champs Flammarion, 1996.

[4] Hirsch, 2016, p. 43.

[5] Hirsch, 2016, p. 77.

[6] Hirsch, 2016, p. 301.

[7] Hirsch, 2016, p. 167.

[8] Ibid., p. 53.

[9] Lukasz Walasek et Gordon Brown, 2015, « Income Inequality and Status Seeking: Searching for Positional Goods in Unequal U.S. States », Psychological Science, Vol. 26, n°4, p. 527-533.

[10] Serge Latouche, 2005, L’invention de l’économie, Bibliothèque Albin Michel Economie, p. 181

[11] Grégory Salle, 2021, Superyachts. Luxe, calme et écocide, Editions Amsterdam/Multitudes.

[12] Ingrid Robeyns, 2017, « Having Too Much », Nomos, Vol. 58, pp. 1-44.

[13] Ingrid Robeyns, 2019, « What, if Anything, is Wrong with Extreme Wealth? », Journal of Human Development and Capabilities, Vol. 20, n°3, pp. 251-266.

[14] Meadows Dennis, Meadows Donatella, Randers Jorgen, 2017 (2012), Les limites à la croissance (dans un monde fini), L’écopoche, p. 103.

Delphine Pouchain

Économiste, Maîtresse de conférences en Sciences économiques à Sciences Po Lille

Notes

[1] Éloi Laurent, « La transition juste. Un nouvel âge de l’économie et de l’environnement », Revue de l’OFCE, Vol. 3, n°165, p. 16.

[2] Jason Hickel, Moins pour plus. Comment la décroissance sauvera le monde, Marabout, Époque épique, 2021.

[3] Avishai Margalit, La Société décente, Champs Flammarion, 1996.

[4] Hirsch, 2016, p. 43.

[5] Hirsch, 2016, p. 77.

[6] Hirsch, 2016, p. 301.

[7] Hirsch, 2016, p. 167.

[8] Ibid., p. 53.

[9] Lukasz Walasek et Gordon Brown, 2015, « Income Inequality and Status Seeking: Searching for Positional Goods in Unequal U.S. States », Psychological Science, Vol. 26, n°4, p. 527-533.

[10] Serge Latouche, 2005, L’invention de l’économie, Bibliothèque Albin Michel Economie, p. 181

[11] Grégory Salle, 2021, Superyachts. Luxe, calme et écocide, Editions Amsterdam/Multitudes.

[12] Ingrid Robeyns, 2017, « Having Too Much », Nomos, Vol. 58, pp. 1-44.

[13] Ingrid Robeyns, 2019, « What, if Anything, is Wrong with Extreme Wealth? », Journal of Human Development and Capabilities, Vol. 20, n°3, pp. 251-266.

[14] Meadows Dennis, Meadows Donatella, Randers Jorgen, 2017 (2012), Les limites à la croissance (dans un monde fini), L’écopoche, p. 103.