Les Alpes, un condensé des bouleversements du monde
Dans son ouvrage paru en 1868, l’historien Jules Michelet décrivait les glaciers du Mont-Blanc comme un « redoutable thermomètre, sur lequel le monde entier, le monde moral et politique, doit toujours avoir les yeux. »
Il complétait cette comparaison avec l’avertissement suivant : « les changements d’atmosphère qu’il indique, ces phénomènes d’influence immense et profonde, avec la vie alimentaire, changent aussi la pensée, l’humeur et la vie nerveuse. C’est sur le front du mont Blanc, plus ou moins chargé de glaces, que se lit le futur destin, la fortune de l’Europe »[1].
Si le Mont-Blanc, et par extension les Alpes, sont un thermomètre, il est aisé de prendre (littéralement) la mesure de son verdict : celui d’un réchauffement généralisé. Les multiples travaux à ce sujet témoignent de l’ampleur du phénomène puisque le réchauffement climatique y serait deux à trois fois plus rapide que pour le reste du globe ; avec plus de 2° C de différence depuis le milieu du XIXe siècle dans le cas de la vallée de Chamonix[2]. Les conséquences d’une telle situation sont bien connues, puisque cette hausse des températures occasionne en premier lieu un changement des paysages de montagnes : recul des glaciers, déstabilisation des parois de haute montagne du fait de la fonte du permafrost, réduction de l’enneigement, ascension de la faune et de la flore à la recherche de conditions climatiques plus favorables, accroissement de la fréquence d’événements météorologiques extrêmes, etc.
Ces enjeux sont bien décrits dans la presse généraliste, notamment durant la période estivale lorsque ces changements apparaissent de manière spectaculaire. Mais il ne faudrait pas limiter la métamorphose des milieux alpins, et partant de notre planète, à ces aspects. Les Alpes peuvent non seulement être un thermomètre, comme nous le dit Jules Michelet, mais elles sont également un condensé des bouleversements du monde. Parmi ceux-ci, un trait marquant de cette période Anthropocène dans laquelle nous sommes entrés, est celui d’une présence croissante de l’hybridité. Hybridité entre géosphère, biosphère et technosphère[3], naturel et artificiel, ailleurs et lointain. Ce sont ces différentes figures de l’entrelacement que je me suis attelé à appréhender pendant sept ans sur le terrain de l’arc alpin, de la Suisse à la Slovénie, de la France à l’Autriche, en passant par l’Italie, la Slovénie et le Sud de l’Allemagne. Voici quelques exemples ci-après de ces hybrides tirés de l’ouvrage récent, compte-rendu de cette enquête[4].
L’étymologie de l’adjectif « hybride » indique qu’il s’agit d’un emprunt au latin impérial « ibrida » (« bâtard ») avec l’influence du grec ancien « hubris » (« excès »). Le terme a historiquement été employé afin de désigner des plantes ou des animaux qui résultent du croisement de deux lignées parentales génétiquement différentes. C’est pourquoi il apparait pertinent de démarrer ce tour d’horizon des hybrides alpins par les métamorphoses du vivant.
Une controverse courante ces dernières années nous en fournit un bon exemple : celle des loups hybrides, qui résulterait d’un croisement avec des chiens. La controverse à leur propos est multiple. Elle concerne d’abord la véracité de l’existence de ces créatures, qui font l’objet d’analyses génétique en Europe. Elle correspond aussi à leur statut légal, puisque si le loup n’est pas vraiment un loup, alors il n’y a aucune raison de ne pas lui tirer dessus, surtout s’il vient croquer les animaux du coin. Non protégé, cet hybride pourrait en effet être exterminé.
La rencontre avec des affaires de ce genre dans les Alpes valaisannes (Suisse) évoque à cet égard ces « êtres de la métamorphose » décrits dans d’autres contrées par Nastassja Martin et Baptiste Morizot, ces nouvelles espèces vivantes du fait des bouleversements climatiques, comme le « coywolf » (hybride de coyote et de loup) ou le « pizzly » (croisement d’ours polaire et de grizzly)[5]. Il s’agit là d’espèces hybrides, qui, suivant les cosmologies des populations qui les côtoient, sont plus ou moins bien comprises, appréciées ou intégrées à l’environnement quotidien.
Cette logique du croisement n’est pas uniquement l’apanage des animaux et de la matière organique, puisque l’artificialisation progressive de notre environnement produit aussi des hybrides parfois saugrenus, comme dans le cas des arbres antennes de téléphonie mobile. Conçue à partir de la fin des années 1990, et installée plus récemment dans les Alpes, cette forme singulière de similivivant a été déployée pour répondre au caractère disgracieux des tours de télécommunication apparues avec l’explosion des usages du téléphone portable. Moyen de camouflage reposant sur une analogie entre les arbres et les pylônes, ces installations sont composées d’un tronc en fibre de verre et d’un houppier formé de feuilles en plastique afin de leur donner un aspect plus forestier. Si leur apparence générale est celle d’un arbre, la présence au sol d’un grillage, voire d’une dalle de béton, et de lumière clignotante à son sommet font bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une entité végétale. Mais cela n’empêche pas les oiseaux de construire des nids dans son feuillage, comme si la nature s’adaptait aussi à l’existence de ces structures. Lesquelles sont un exemple manifeste de « biomimétisme », ce courant du design qui consiste à adopter des démarches et des processus de fabrication imitant la nature[6].
Tout comme ces antennes faussement végétales, les infrastructures du monde actuel constituent elles aussi des paysages hybrides singuliers. Les lacs formés par la construction de barrages hydroélectriques d’altitude en sont un bon exemple. Surtout lorsque ceux-ci sont doublés d’une seconde peau technique faite de panneaux photovoltaïques flottants à leur surface, comme au lac des Toules, en dessous du Col du Grand-Saint-Bernard.
Ce type d’hybridation avancée des milieux géologiques s’observe de plus à la multitude de détails qui soulignent l’entrelacement des sols et de toutes sortes de réseau : routes plus ou moins larges, sentiers avec signalétique de randonnée peinte sur les roches, voie ferrée, panneaux rappelant la présence de gazoduc souterrain, tunnels, etc. Et outre les réseaux, cette artificialisation pénètre toujours plus loin les sous-sols avec l’existence de bunkers aujourd’hui reconvertis en centre de stockage de données[7] ou d’anciennes mines transformées en infrastructure pour le cryptominage[8].
Cet ensemble forme ce que j’ai nommé la « montagne-machine », cet hybride ultime et symptomatique de la technosphère actuelle. Celle-ci constitue une ossature technique qui convertit l’environnement en infrastructure productive, hybride à la manière de la créature de Victor Frankenstein, faite de géologie et de pylônes électriques, de cavités, de rails, de barrages, de bunkers plus ou moins vigoureux, de téléphériques, de tuyaux, de routes, d’antennes de téléphonie mobile, ou de rivières au cours rectifié. La montagne-machine est un motif récurrent dans les Alpes, avec les cours d’eau, les fonds de vallée, les reliefs recouverts de tout cet appareillage.
À une échelle diamétralement opposée du cas précédent, la présence de particules de plastique de taille extrêmement fine constitue une autre figure de l’entrelacement contemporain. Il s’agit là d’un phénomène courant, tant dans les corps des êtres vivants que dans ces composants du paysage que sont les glaciers, les rivières, les lacs de montagne et les sols. Ces déjections proviennent, semble-t-il, de la plasticulture, des rejets d’eaux usées véhiculant des microbilles issues de déchets venant du secteur de la construction, de produits cosmétiques ou des pneus de nos véhicules.
D’après l’association Precious Plastic Léman, qui a réalisé divers échantillons tout le long du fleuve jusqu’aux Bouches-du-Rhône, c’est environ 5 tonnes de plastique qui quitteraient chaque année le Léman par Genève, une large partie « finissant » leur parcours dans la Méditerranée. Comme le soulignait un naturaliste affairé à analyser des pelotes de régurgitation d’oiseau rencontré dans mon enquête : « On pensait devenir des cyborgs avec du métal dans le corps, c’est juste du plastique sous forme microscopique qui nous colonise[9]. »
La citation de Michelet mentionnait les altérations de la « vie alimentaire » dues aux « changements d’atmosphère ». Nous avons là d’une dimension prégnante des Alpes contemporaines, avec l’omniprésence du maïs, l’apparition de nouvelles cultures telles que le sorgho (une céréale plus résistante) ou l’ascension potentielle des oliviers. Mais également avec des hybrides aussi marginaux qu’étonnants. C’est par exemple le cas de ce café cultivé au beau milieu des Alpes bernoises, à Frutigen, en Suisse. Les excavations réalisées pour percer le tunnel de base du Lötschberg il y a quelques années ont mis au jour des sources d’eau chaude qui ont permis l’établissement d’un complexe géothermique muni d’une serre tropicale dans laquelle poussent des plantes tropicales diverses, dont du café. La récolte est cependant minime, puisque celle-ci doit être complétée de graines d’Amérique centrale, produisant un café quasi alpin dit « à 10 % ». Le pourcentage évoquant la part alpine de cet arabica aux vagues arômes de noisette.
Ces cas alpins révèlent de manière flagrante un risque majeur de l’anthropisation du monde à marche forcée que nous vivons actuellement : nous faire perdre le sens du vivant.
Entre effroi et curiosité, vertige et étonnement, cet inventaire à la Prévert n’est nullement exhaustif. Il permet cependant de sortir d’une perspective strictement centrée sur le réchauffement ; et de saisir en quoi nous sommes pris dans une crise environnementale plus large et diffuse, constituée d’une série de métamorphoses singulières. À des échelles qui vont du microscopique à celle du paysage, les différents cas d’entrelacement présentés ici soulignent en quoi les Alpes sont un milieu où les artefacts humains s’emmêlent avec les vivants et le minéral (transformé ou non). Repérer ces entités a selon moi différentes vertus.
Ces cas permettent en premier lieu de sortir d’une définition surplombante de l’hybridité, pour en saisir la diversité des formes. Chacun de ces cas illustre les multiples figures de l’entrelacement, qui correspondent au fond aux différentes acceptions historiques du terme. On pourrait ainsi les positionner le long d’un continuum allant des plantes et animaux qui résultent du croisement de deux lignées jusqu’aux objets du monde composés d’éléments d’origines ou de natures différentes ; ou suivant un autre axe de plus ou moins grande proximité d’apparence avec le vivant non-altéré, comme dans le cas des arbres-antennes.
Repérer et saisir ces hybridités depuis les Alpes, c’est aussi comprendre cette nouvelle qualification de la condition terrestre qui est la nôtre. En particulier pour identifier ce que le biologiste marin Daniel Pauly nommait le « syndrome de la référence changeante ». S’il employait ce terme pour décrire en quoi chaque génération de chercheurs considérait comme référence un état du monde correspondant à ce qu’ils mesuraient sans forcément avoir en tête les normes passées, on pourrait utiliser cette expression ici. Notamment afin de qualifier cette situation inédite de référence d’entrelacement qui peut devenir une nouvelle norme pour les nouvelles générations qui côtoient ces hybrides au quotidien.
Présentée ainsi, sans hiérarchie ni critique aucune de leur caractère potentiellement délétère pour le vivant et l’habilité de notre planète, ces cas alpins révèlent de manière flagrante un risque majeur de l’anthropisation du monde à marche forcée que nous vivons actuellement : nous faire perdre le sens du vivant. S’il ne faut pas idéaliser ce dernier avec une stabilité illusoire, il apparait important de saisir cette rupture dans l’histoire naturelle, et d’appréhender en quoi les mutualismes qui découlent de certaines de ces hybridations sont parfois soutenables, parfois toxiques. C’est la raison pour laquelle l’une des aptitudes majeures à affuter consiste à cultiver des capacités d’observation, entre effroi et curiosité. Et se constituer un nouveau thermomètre de Michelet, en ne séparant pas le vivant et le non-vivant, le géologique, le social et le technique. Bref, en adoptant un point de vue qui pourrait se rapprocher de ce que Roger Caillois qualifiait à l’époque de « science diagonale » qui transcenderait les disciplines scientifiques ; un préalable nécessaire à la redirection ou au renoncement[10].
NDLR : Nicolas Nova a publié en mai 2023 Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses aux éditions Le Pommier.
Cet article a été publié pour la première fois le 21 septembre 2023 dans le quotidien AOC.