Ce que les régimes de savoir nous disent des régimes de pouvoir
Une rupture avec une autoréférentialité dominante des grands champs de connaissance par une mise en comparaison des régimes de savoir sur le droit, sur la société et sur la nature et leurs transformations dans la période contemporaine[1] redonne toute sa force à ce que Michel Foucault disait des rapports entre savoir et pouvoir considérant leurs fortes interdépendances[2].
Une telle comparaison met en valeur un exceptionnel parallélisme des transformations dans ces trois champs de savoir en relation avec le changement de ce que Michel Foucault appelait la « matrice juridico-politique » d’une société à une période donnée de son histoire.
Initialement inspirés par des approches en surplomb, par des vérités imposées, les savoirs semblent de moins en moins en mesure d’échapper aux effervescences venues de la société, ce que nous appelons le « social ». Cette évolution suggère alors une homologie avec les transformations du régime de pouvoir des sociétés marqué par une remise en cause du monopole d’une régulation par le haut. Finalement, une implication citoyenne de plus en plus évoquée dans les débats sur les savoirs s’accompagnant d’un questionnement sur la place de ces derniers dans la Cité font écho ou interagissent avec les réflexions sur les aspirations à une redéfinition de l’exercice du pouvoir dans les sociétés dites « démocratiques ».
Des savoirs sur la société aux savoirs dans la société
En se penchant plus particulièrement sur le champ de savoir sur la nature, tel que la sociologie des sciences en rend particulièrement compte, se donne à voir de façon remarquablement illustrative ce qui s’observe également dans deux autres champs observés : celui du droit et celui de la société. C’est le constat d’un véritable basculement qui est fait. Il fut un temps où, de façon dominante, « la « Science » parlait d’au-dessus de la mêlée (…) elle était ventriloque et parlait comme Dieu »[3]. Elle cultivait la distinction en consacrant une binarité entre « sachants » versus « profanes ». Elle apparaît désormais comme indissociable des contextes dans lesquels elle est produite, en fait « co-produite » avec ce qui vient de la société.
Un tel basculement annonce celui qu’on observe également dans les façons de penser la société. On observe en effet un passage des méta-récits, des macro-théories surplombantes qui prétendaient épuiser le sens de l’évolution du monde à des approches prenant de plus en plus en compte une complexité des logiques à l’œuvre, ceci de façon d’autant plus évidente que les individus peuvent prétendre à être non seulement sujets mais acteurs des processus. Le jeu des acteurs prime désormais sur les contraintes des structures. C’est bien de cette mutation dont parle l’historien des sciences Christophe Bonneuil : « Culturellement, ces passages multiples, de l’analyse à la synthèse, du réductionnisme au systémisme, de l’équilibre aux turbulences, des certitudes aux incertitudes, de l’ordre au désordre, des commandements hiérarchiques aux processus d’autopoïèse à causalité circulaire, des programmes aux réseaux, etc., traversent les sciences dans leur diversité et relèvent également d’un nouvel âge, post-1968, des sciences. S’y exprime un rejet des ordres centralisés, des imaginaires planistes, des hiérarchies fixes et des divisions du travail »[4].
Dans ce contexte de bouleversement des régimes de connaissance, les façons de penser le droit ne font pas exception. La tendance qui les relie plus spécifiquement à l’autoréférentialité, à un certain particularisme subtilement entretenu dans lequel de surcroît les autres domaines de savoir les assignent volontiers, est fortement mise à mal. Les façons de penser le droit s’inscrivent bien dans un mouvement commun de transformations des régimes de connaissance. Les vérités imposées par le haut suggérant une transcendance « naturelle » illustrée par l’idée de « Droit » et celle de « Raison », le souci de se situer au-dessus du « social », ou de le rejeter avec la crainte qu’il soit la source d’une contamination, sont battus en brèche précisément par ce dernier qui devient de plus en plus incontournable : dans la réalité de l’activité juridique comme dans les façons de l’observer.
Le « social » n’est plus une variable dépendante
Compte tenu du rôle particulier que le droit tient dans la relation entre les façons de le penser et les formes prises par le pouvoir, ces façons de le penser ont une fonction heuristique spécifique dans la recherche de sens de la relation établie, de façon générale, entre les transformations des régimes de connaissance observées conjointement au droit, dans le domaine de la société et de la nature, et les transformations et les incertitudes actuelles de la régulation politique des sociétés contemporaines. Une telle inscription des façons de penser le droit dans un régime commun de connaissance suggère plus encore l’établissement d’une nouvelle « matrice juridico-politique » où seraient mieux pris en compte, comme c’est le cas aussi pour les savoirs sur la société ou ceux sur la nature, ce qui se passe dans la société, ce que sont les aspirations et les attentes d’implications citoyennes, en un mot ce qu’est une exigence et une volonté de renouvellement des procédures de réalisation de la démocratie passant également par un bouleversement des rapports des citoyens aux savoirs.
Ce que rend plus visible l’analyse des transformations des façons de penser le droit, c’est ainsi l’importance, de façon générale, de la relation entre savoirs et politique, de ce qui se joue entre des régimes de connaissance dans les différents domaines de savoir et des conceptions de l’ordre politique. En effet, à un exceptionnel parallélisme des évolutions s’ajoutent leurs concordances respectives dans les trois domaines de savoirs concernés avec des conceptions du gouvernement des sociétés, de ce que doivent être leur modèle de régulation politique. Les trois façons de faire respectivement science et leurs évolutions parallèles suggèrent l’existence d’un régime général de normativité au fondement d’une conception de ce que doit être l’ordre du monde, propre à chacun des temps historiques considérés et avec lequel les façons de penser la nature, la société, le droit sont dans une relation.
Quel que soit le domaine de savoirs : du plus éloigné en apparence comme les façons de penser la nature, au plus proche comme les façons de penser le droit, les dominantes d’un modèle de production de connaissance ne sont jamais indépendantes d’un contexte historique. C’est dans ce cadre que se déterminent des états culturels, des valeurs qui inspirent des façons de produire la connaissance, de la donner à voir. Ces états culturels et ces valeurs génèrent des représentations des savoirs portées par ceux qui en sont les acteurs. Ils sont en phase avec des types dominants de gouvernement des sociétés. Les expressions des régimes de connaissance, les façons dont ils sont pensés ne renvoient pas seulement aux conceptions concernant les règles internes, les principes de fonctionnement au fondement de la production de la connaissance qu’ils se donnent. Ces règles, ces principes de fonctionnement sont, de plus, inspirés par des valeurs, relèvent d’un registre culturel qui est totalement en phase avec un régime de régulation politique donné. Une certaine vision culturelle du monde sur laquelle s’impriment les savoirs n’est pas indépendante d’une conception de l’ordre politique, jusqu’à établir ces derniers comme parties prenantes, jusqu’à ce qu’ils fassent système avec lui.
En considérant ce qu’il appelait les « matrices juridico-politiques », Michel Foucault démontrait non seulement que les savoirs dépendent de ces « matrices juridico-politiques » mais qu’ils contribuent également à leur constitution. L’analyse des façons de penser le droit apparaît ici d’autant plus illustrative que, comme nous l’avons vu, le changement du statut du « social » y est particulièrement prononcé : de volontairement ignoré ou rejeté, il devient de plus en plus indissociable, constitutif de ces façons de penser le droit. Celles-ci rendent ainsi plus encore visible ce qui s’observe également dans les façons de penser la société et celles de penser la nature.
Dans les façons de penser la société, dans celles de penser la nature, comme dans celles de penser le droit, le « social » y était : soit ignoré, soit considéré comme menaçant, soit son état de soumission à la domination était déploré (bien entendu, les savoirs sur la société n’assument pas une ignorance ou un rejet du « social » puisque c’est leur vocation même de l’observer et de l’analyser mais ils le font suivant un positionnement en surplomb). De façon générale, le « social » n’était perçu que comme une résultante par les savoirs concernés. Cette perception était conforme aux principes qui sont au fondement d’une « matrice juridico-politique » et qui visaient à imposer un modèle de régulation politique du « social », c’est-à-dire où ce dernier était un univers sur lequel on agit, sur lequel on intervient, auquel on impose. Le social était un univers traité comme simple récepteur des volontés de l’émetteur ou qui n’avait comme statut dans les observations qu’on en fait que d’être un objet d’analyse majoritairement passif parce qu’irrémédiablement contraint.
Ce que montrent les façons de penser désormais les savoirs, c’est un changement de ce statut du « social ». Le « social » n’est plus une variable dépendante. Il n’est plus une résultante. L’agent n’est plus passif face à des modes de production de la connaissance où cette dernière résulterait de sa propre logique et de sa propre nécessité. Il est désormais de plus en plus impliqué dans l’observation du fonctionnement des trois univers de savoirs concernés. Parce qu’il est actif, il devient constitutif de ces univers de savoirs concernés, il en est partie prenante.
Ce changement de statut du « social » dans les trois domaines de savoirs étudiés est aussi lié à ce qu’on pourrait qualifier de brouillage de l’État comme Référence. Le constat d’« un contexte d’épuisement de la solution hiérarchique et de relativisation de la souveraineté »[5] renvoie bien entendu à la relativisation du statut de l’État. Cette relativisation est à la fois la conséquence de l’importance prise par le transnational sur le national, de la difficulté de l’État à assurer une position d’autorité absolue dans la régulation politique des sociétés mais aussi à un affaiblissement de la croyance dans un État tout-puissant. A l’adhésion au récit enchanté des réussites des politiques publiques peut se substituer la défiance du citoyen. Cette perte de statut de « Référence » de l’État, dont les effets n’ont peut-être pas assez été étudiés sur les façons de penser la nature, a une influence très forte sur les façons de penser la société. Elle a incité à rompre avec une vision causaliste simple sur le rôle de l’État dans la régulation sociale et politique des sociétés et à prendre plus en compte la complexité des logiques, celle des manifestations du « social » dans les processus de transformations à l’oeuvre.
L’esprit politique des savoirs. Les prémices de ce que pourrait être une redéfinition de l’exercice du pouvoir politique et du statut des savoirs
La représentation sociale des façons de penser en surplomb était en adéquation avec une perception des individus comme simples récepteurs des bienfaits du progrès scientifique et technologique, en même temps que simples sujets du fonctionnement des sociétés et de leur régulation politique. Tant dans le domaine des façons de penser le droit, que celles de penser la société, que celles de penser la nature, c’est une nouvelle configuration qui apparaît. Au simple rapport de causalité émetteur-récepteur, se substitue une relation dans laquelle le citoyen devient potentiellement un interlocuteur jusqu’à pouvoir prétendre à être partie prenante du processus de production de la connaissance en général : dans sa réalisation, dans les effets qu’il est susceptible de produire.
Le citoyen a désormais des manières d’être dans le monde qui sont susceptibles de le rendre demandeur de connaissance ou, plus encore, interlocuteur pour en discuter les vertus ou les dangers. La prise en considération de l’individu, du citoyen comme acteur de la production de connaissance peut ne pas relever seulement d’une prise de conscience des producteurs de savoir mais aussi d’une exigence venue des citoyens eux-mêmes, conscients, de plus en plus conscients, qu’ils ont des droits sur les façons dont sont produits ces savoirs, dont ils sont appropriés : par l’univers institutionnalisé de la science, par des forces politiques économiques ou culturelles. Il y a dans cette évolution une illustration exemplaire de cet effet de système entre les façons de penser les savoirs et les prémices d’une nouvelle « matrice juridico-politique ». Ce qui se joue ici avec l’exigence d’un nouveau rapport des citoyens aux savoirs renvoie bien alors à un phénomène plus large qui est celui de leur place dans les processus de régulation politique des sociétés, celui de la recherche de renouvellement des procédures de réalisation de la démocratie.
Dans une telle perspective, les façons de penser la nature, la société, et le droit pourraient servir la liberté plutôt que le contrôle si les communautés citoyennes et savantes prennent en main la transition paradigmatique, non comme une menace, mais bien comme une promesse. Comme le considère Christophe Bonneuil face à ces mutations de l’économie des savoirs, « comment ne pas voir aussi dans ces idées nouvelles des échos diffus du rejet des totalitarismes, des commandements autoritaires et centralisés, des hétéronomies »[6]. Déjà, se référant aux colloques scientifiques tenus à Cerisy entre 1970 et 1984, il observait que ces colloques « promeuvent par exemple des ontologies scientifiques résonnant avec une vision du social où prime le jeu des acteurs sur les contraintes des structures (…) [C’est] un basculement intellectuel qui est encore plus marqué dans le champ des sciences humaines et sociales »[7].
S’attacher à observer et à souligner ce qui est susceptible de réunir les différents champs de savoirs dans ce qu’ils sont et dans ce que sont leur relation commune avec une « matrice juridico-politique » qui serait bien en devenir, n’est-ce pas justifier un sentiment de croyance dans la faculté des savoirs analysés à mieux se coordonner, à plus approfondir collectivement un travail de réflexivité sur ce qu’ils font et comment ils le font, sur ce qui les rend communs qu’ils relèvent de la nature ou de la culture, pour contribuer en coordination avec les citoyens à un renouvellement démocratique (il s’agit rien moins que de « faire entrer la science en démocratie »[8]), ceci de surcroît à leur vocation première qui est de se livrer conjointement à une recherche de vérité mais en considérant désormais qu’« il n’y a d’émergence de la vérité que dans une « socialisation de la vérité » »[9].
NDLR : Jacques Commaille vient de publier L’esprit politique des savoirs. Le droit, la société, la nature. Une mise en comparaison aux éditions de la FMSH