Loi immigration, exemple caricatural de la diffusion d’idées reçues sur la CEDH
En 2021, dans un texte publié dans cette revue[1], nous avions mis en évidence la posture souverainiste d’un grand nombre de candidats à l’élection présidentielle, les conduisant à accuser de tous les maux la Cour européenne des droits de l’homme.
Le propos visait alors à montrer que ces critiques étaient aussi inquiétantes que totalement infondées. En ce début d’année 2024, l’on doit avouer que rien n’a vraiment changé.
Un préjugé tenace circule au sujet de la Cour européenne des droits de l’homme, gardienne de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) : « elle aurait contribué à l’érosion du politique et à son affadissement »[2]. La répétition de ces discours sur les plateaux télé (Cnews en particulier), les grands quotidiens nationaux, les sites d’information en ligne a même fini par faire mouche : la Cour européenne est vue par beaucoup aujourd’hui comme un adversaire de notre modèle démocratique. Elle menacerait notre identité dans ce qu’elle a de plus profond. Certains commentaires et images publiés sur les réseaux sociaux font froid dans le dos. La Cour y est dépeinte en « Cour des migrants, des réfugiés, des détenus… ».
Mais qui ne voit, ce faisant, qu’en procédant ainsi, ces discours alimentent la peur de l’Autre[3] : il y aurait, d’un côté, les bons citoyens français réclamant légitimement plus de sécurité et d’un autre côté, les autres, protégés par la Cour, alors qu’ils seraient la cause du désordre. Éric Zemmour n’affirmait-il pas en 2020 que « protéger les Français » passe par « la sortie de la Cour européenne des droits de l’homme » qui est « l’origine du mal », c’est-à-dire responsable de l’invasion migratoire. Nous ne sommes pas loin d’une conception identitaire de la démocratie, à savoir une vision « restrictive de la société, de la citoyenneté et de la démocratie, considérées comme intimement liées à une communauté homogène d’un point de vue culturel, sinon ethnique »[4]. Idéalisation du peuple et critique des droits vont de pair.
Les politiques ont une responsabilité majeure dans ce domaine. Il suffit de voir le sort qui a été récemment réservé à la Convention européenne des droits de l’homme dans les débats relatifs au projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, qui a été déféré au Conseil constitutionnel. Ceux-ci n’ont pas hésité à surfer sur l’inquiétude de l’opinion politique pour accuser la Cour européenne d’être « l’empêcheur de tourner en rond »[5], d’interdire aux États d’éloigner les étrangers dangereux… Le plus inquiétant est que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a contribué à donner du crédit à ces discours.
Quelques jours après l’assassinat d’un professeur à Arras par un ressortissant russe d’origine ingouche, il déclara en effet « assumer » d’être condamné par la Cour européenne en ce qui concerne les expulsions de ressortissants du Caucase dangereux vers la Russie. De fait, il n’hésita pas à expulser un ressortissant ouzbek soupçonné de proximité avec la mouvance djihadiste, en méconnaissance d’une mesure provisoire prononcée par la Cour européenne[6]. La décision du Conseil d’État lui enjoignant de prendre toutes les mesures utiles pour permettre son retour n’a pas modifié d’un iota sa position[7].
Dans une attitude que ne renierait assurément pas Carl Schmitt[8], il a joué la carte du politique contre le droit. Au droit européen faisant toujours prévaloir les intérêts individuels, il faudrait opposer le bien commun. Et pour cause, à ses yeux, « La CEDH doit comprendre qu’elle juge dans une situation de crise terroriste qui n’existait pas lorsque ses règles furent imaginées ». Voilà une approche assez simple qui se passe d’explications pour le grand public (qui ne reprochera pas au ministre d’avoir oublié qu’au contraire le terrorisme faisait partie des préoccupations des rédacteurs de la CEDH[9]). Après tout, le ministre, lucide et réaliste, dit que la Convention est coupable d’angélisme. Donc il faut le prendre au sérieux.
La stratégie est confortable car elle repose sur le syndrome du réverbère : on braque les projecteurs sur la Cour européenne pour éviter que ne soient mises au jour les défaillances nationales. Surtout, comment ignorer le fait que la démarche de Gérald Darmanin est dangereuse tant l’exécution des décisions de justice revêt une importance cardinale dans une démocratie, a fortiori lorsque sont en cause les droits et libertés fondamentaux. Elle a d’ailleurs été saluée par des auteurs appelant, ni plus ni moins, à se débarrasser de l’État de droit.
Changer le droit existant lorsqu’il heurte l’action publique devient un credo à la mode. Déjà en 2022, dans la saga sur expulsion de l’imam Hassan Iquioussen, le ministre de l’Intérieur avait affirmé que si le Conseil d’État confirmait la position du tribunal administratif de Paris (lequel avait suspendu la mesure), il étudierait les moyens de donner les forces à la République de se défendre, « en modifiant la loi s’il le [faut] »[10]… La réalité est que les citoyens ne tirent aucun avantage de cette théâtralisation de « l’incessante modification des normes »[11]. Comme l’a souligné, avec sa verve habituelle, l’académicien François Sureau, ce réflexe a surtout pour effet « de dégrader les grands principes sans en obtenir aucun progrès dans le domaine de la sécurité publique »[12].
Mais ce n’est pas tout. Le même positionnement sur la manière d’envisager les rapports avec la Cour européenne s’est manifesté lors des discussions au Parlement sur le projet de loi immigration. Et lorsqu’a été discutée à l’Assemblée nationale la proposition de loi constitutionnelle relative à la souveraineté de la France, à la nationalité, à l’immigration et à l’asile déposée par des parlementaires LR, tout en émettant des réserves sur l’idée de mettre en place un « bouclier constitutionnel » sur les questions d’immigration, le ministre de l’intérieur a souligné la nécessité de ne pas « confondre la Convention européenne des droits de l’homme avec la Cour européenne des droits de l’homme » en poursuivant « le recours devant elle n’est pas suspensif ; il n’empêche pas d’appliquer les décisions nationales, ainsi que je m’y emploie depuis que je suis ministre de l’Intérieur et de l’Outre-mer. Vous avez évoqué le cas d’un terroriste ouzbek, dont la décision d’éloignement avait conduit à la condamnation de la France par la CEDH. Cet arrêt ne m’a pas empêché de l’expulser »[13].
La distinction entre la Convention, le texte, qui engage, et la jurisprudence de la Cour, qui n’aurait pas la même portée normative et dont l’application pourrait être conditionnée par des considérations nationales, est très discutable car l’interprétation jurisprudentielle d’un texte fait corps avec celui-ci. Est-il besoin de le rappeler, les arrêts rendus par la Cour sont obligatoires et engagent les États (art. 46 CEDH).
À bien y regarder, pareille lecture du droit européen sur les questions d’immigration qui postule une souveraineté étouffée par la Cour de Strasbourg est erronée car bon nombre d’évolutions du droit français sont étrangères à l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme. Surtout, celle-ci n’est qu’un standard minimal. Dans de nombreux cas, c’est le droit français qui assure une meilleure protection aux étrangers. D’autre part, tout montre que l’idée, largement répandue, selon laquelle la Cour européenne empêche l’éloignement des étrangers menaçant la sécurité nationale est fausse. L’approche européenne, assurément plus complexe, « ne forme pas un tissu d’un ton uni, qui se déroulerait d’un seul tenant »[14].
Une souveraineté étouffée par la Cour européenne sur les questions d’immigration : un trompe-l’œil
Alors certes, il ne faut pas nier que la jurisprudence de la Cour européenne a permis au droit français de se débarrasser de quelques dispositifs et pratiques anachroniques. Que l’on en juge. En 1991, le Conseil d’État applique enfin un contrôle de proportionnalité à la police des étrangers (arrêt Belgacem) à la faveur d’une prise en compte de la jurisprudence européenne. De nouvelles voies de droits ont également vu le jour grâce à l’intervention de la Cour européenne comme l’illustre l’adoption de la loi n° 2007-1631 du 20 nov. 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile instaurant un recours suspensif en matière d’annulation des décisions d’entrée sur le territoire français au titre de l’asile à la suite d’un arrêt Gebremedhin c/ France du 26 avril 2007.
Plus récemment, l’interdiction du placement en centre de rétention administrative (CRA) des mineurs de moins de 16 ans prévue par le projet de loi immigration et intégration est la conséquence de plus d’une dizaine d’arrêts de condamnation de la France. Elle était déjà interdite pour les mineurs non accompagnés. Le droit européen, entendu au sens large (y compris le droit de l’Union européenne), est ici facteur de progrès du droit des étrangers, quoi que ce progrès est souvent de façade et cache des régressions.
On peut légitimement s’interroger en effet sur la réelle portée de certaines modifications. La mise en place de la mesure de retenue issue de la loi Valls n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier, sous l’influence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne[15], illustre ainsi à merveille le célèbre aphorisme : « il faut que tout change pour que rien ne change ». On supprime la garde à vue en maintenant son régime juridique ! De quoi douter des soi-disant coups de canifs portés à la souveraineté.
Mais cela ne doit pas faire oublier une autre situation tout aussi importante dans laquelle les transformations du droit des étrangers ne doivent rien à la Cour européenne.
Prenons l’exemple du projet de loi relatif à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France présenté en 1993 au Parlement. Alors que l’objectif annoncé est l’ « immigration zéro », le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua souligne, devant la représentation nationale, qu’il s’agit surtout de « rendre claires et accessibles dans la loi, dans le respect de la Constitution, l’ensemble des règles d’accueil, de séjour et d’éloignement des étrangers en France, à tirer les conséquences des jurisprudences du juge constitutionnel et administratif et de la Cour européenne des droits de l’homme, à rendre cohérente notre législation nationale avec les conventions et traités que la France a ratifiés, à donner les moyens aux autorités compétentes de mise en œuvre effective ».
Ce sont des considérations opportunistes car le projet de loi violait manifestement de très nombreux droits fondamentaux, ce que ne va pas manquer de souligner le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993 sur des points n’ayant pas donné lieu à une jurisprudence européenne. Par exemple, l’exclusion de tout regroupement familial au bénéfice des étrangers qui au moment où ils formulent leur demande résident en France en qualité d’étudiant est jugée contraire au droit de mener une vie familiale normale. Le droit au regroupement familial déduit du 11e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 n’est pas consacré en tant que tel par la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans le cadre du projet de la loi immigration qui vient d’être déféré au Conseil constitutionnel, ce droit sera de nouveau au cœur des débats puisqu’un délai de 24 mois et un niveau minimal de langue française sont requis pour faire une demande de regroupement familial. Il en va de même s’agissant de la protection de certaines catégories de personnes (étrangers arrivés en France avant 13 ans, étrangers résidant en France depuis plus de vingt ans…) contre la double-peine – situation dans laquelle un étranger subit, en plus d’une peine pénale, une seconde peine d’interdiction du territoire prononcée par le juge judiciaire ou un arrêté d’expulsion pris par l’autorité administrative –, qu’on ne trouve pas dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme.
Par ailleurs, toute décision prise par le législateur n’encourt pas la censure de la Cour européenne des droits de l’homme. Par exemple, en 1996 est ajoutée la déchéance de nationalité pour un crime ou un délit constituant un acte terroriste. Dans un arrêt Ghoumid en date du 16 juin 2020, la Cour européenne a considéré que la déchéance de la nationalité française de requérants condamnés pour des faits en lien avec le terrorisme ne violait pas la Convention, en soulignant que « les autorités françaises [ont] pu décider, à la suite des attentats qui ont frappé la France en 2015, de faire preuve d’une fermeté renforcée à l’égard de personnes condamnées pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ». La solution fait la part belle au contexte de lutte anti-terroriste. On ne saurait mieux illustrer la préservation des intérêts étatiques.
Enfin, la Convention est un standard minimal que les droits nationaux peuvent dépasser. Ainsi, le droit français peut assurer une meilleure protection aux étrangers. Ainsi, en 2011 à l’occasion de la discussion sur le projet de loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, plusieurs députés de la majorité en appellent à s’aligner sur la jurisprudence de la Cour européenne minimaliste sur les étrangers malades pour justifier une approche plus restrictive de l’appréciation de l’accès aux soins en cas de délivrance d’un titre de séjour ou d’éloignement d’un étranger (art. L 425-9 et 313-11 11° du CESEDA).
Claude Goasguen, député de la majorité, déclare que « que nous devons veiller aussi à la bonne gestion des deniers publics et que nous sommes respectueux des avis [sic] de la Cour européenne des droits de l’homme ». Or, selon lui, celle-ci « qui n’est pas une agence totalitaire incitant les États à trucider les malades, a estimé, en 2008, qu’un État contractant n’est pas tenu de “pallier les disparités socio-économiques entre les pays en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire” ». Il est vrai qu’à cette période, l’approche européenne était moins protectrice que celle du Conseil d’État français qui s’intéressait à l’accès effectif aux soins dans le pays d’origine[16].
La loi du 3 mars 2016 relative au droit des étrangers en France a finalement retenu une rédaction plus en phase avec les arrêts du Conseil d’État du 7 avril 2010 puisqu’il est désormais fait référence à l’état de santé nécessitant « une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour [l’étranger] des conséquences d’une exceptionnelle gravité et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, il ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié ». Depuis lors, c’est la Cour européenne qui s’est alignée sur ce standard de protection ![17]
Que dire également des hypothèses où le standard minimal européen est totalement méconnu par les juges français ainsi que l’illustre « l’exceptionnalisation de certaines procédures »[18]. Les garanties procédurales sont ici assouplies pour les expulsions en urgence absolue justifiées par des exigences supérieures d’ordre public.
À partir de ces exemples, le débat porté au grand jour par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin en 2023 sur la nécessité de se libérer des contraintes européennes apparaît en décalage avec la réalité. Ces offensives virulentes ont de quoi surprendre dans la mesure où la France est peu condamnée par la Cour européenne[19]. Encore récemment, dans un B.G. c/ France (2020), la France a échappé à une condamnation dans une affaire où une famille de demandeurs d’asile avait vécu des mois dans un campement à Metz. Surtout, l’idée d’une Cour empêchant les États d’éloigner les étrangers procède d’une lecture très partielle et partiale des arrêts rendus.
Une profonde méconnaissance de l’approche équilibrée de la Cour EDH
On dit souvent de la Cour européenne des droits de l’homme qu’elle a totalement ligoté la compétence des États membres en matière d’immigration[20]. Il s’agit d’une idée largement répandue chez les responsables politiques de droite et d’extrême droite. C’est pourquoi plusieurs candidats à la dernière élection présidentielle avaient proposé de neutraliser cette jurisprudence par un « bouclier constitutionnel ».
En misant sur une modification de la Constitution pour priver d’effet la Convention au niveau interne dans le domaine de l’immigration, en prévoyant par exemple que les individus ne peuvent plus l’invoquer devant les juges nationaux, les auteurs de la proposition feignent d’ignorer que cela n’empêcherait nullement la Cour européenne de condamner la France. Celle-ci a toujours souligné que « c’est par l’ensemble de leur “juridiction” […] que lesdits États répondent de leur respect de la Convention » et qu’il ne lui appartient pas d’opérer une « distinction quant au type de normes ou de mesures en cause »[21].
Un État partie de la Convention ne peut ainsi pas soustraire à la compétence de la Cour les mesures liées à la lutte contre l’immigration ou la lutte contre le terrorisme. On le comprend, une telle possibilité serait contraire à l’objet même du traité qui repose sur l’idée de garantie collective des droits fondamentaux des individus. Au total, il n’y a qu’une chose à faire pour qui veut agir sans respecter la Convention : la dénoncer. Qui plus est, la proposition de mettre en place un « bouclier constitutionnel », qui prend pour cible la jurisprudence de la Cour européenne, élude la question des garanties équivalentes (droit à une vie familiale normale, droit à un recours effectif…) qui existent dans la Constitution. Enfin, elle présuppose un conflit entre la lutte contre l’immigration et la jurisprudence européenne qui est loin de se vérifier en pratique.
La lecture du texte de la Convention et de la jurisprudence de la Cour montre une réalité bien différente. Par exemple, si l’article 4 du Protocole n° 4 interdit les expulsions collectives, il ne s’oppose pas à des refoulements indiscriminés et immédiats à une frontière terrestre, lorsque les migrants concernés bénéficient d’un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières[22].
Tout en mettant l’accent sur le fait que l’État dispose « en vertu d’un principe de droit international bien établi » du « droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux », la Cour considère que les mesures d’éloignement des étrangers doivent respecter le droit au respect de la vie privée et familiale des étrangers (art. 8 CEDH) et l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (art. 3 CEDH). À partir de quelques arrêts condamnant la France pour violation de ces droits, beaucoup ont estimé que la Cour empêche l’éloignement des étrangers.
Sur le terrain de la vie privée et familiale, le contrôle opéré par la Cour est toujours affaire de mise en balance entre le droit du requérant et les impératifs invoqués par l’État. Plusieurs éléments d’évaluation entrent en ligne de compte comme la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant, la durée du séjour dans le pays d’accueil, la situation familiale du requérant[23]. Mais la Cour est surtout très sensible aux impératifs sécuritaires lorsqu’est en cause l’éloignement d’étrangers délinquants et les constats de violation sont plutôt rares. Contrairement à une idée reçue, elle n’a jamais consacré de façon explicite un droit général au regroupement familial si bien qu’elle doit toujours concilier le droit au respect de la vie familiale et l’intérêt général de contrôle de l’immigration. Bref, tantôt cette mise en balance se fait au profit des requérants, tantôt elle s’opère au profit des États[24].
En revanche, cette mise en balance n’a pas lieu d’être lorsqu’est en cause un droit absolu comme celui protégé par l’article 3 qui interdit la torture, les peines ou traitements inhumains ou dégradants. C’est ce régime qui est mal compris et donne lieu à des analyses caricaturales de la jurisprudence, lorsqu’est en cause notamment le renvoi de terroristes présumés ou avérés.
Que faire, en effet, si un requérant condamné des faits de terrorisme conteste son éloignement vers son pays d’origine en faisant valoir un risque de torture ? La réponse de la Cour est claire. Il ne peut y avoir de mise en balance entre la nature ou la gravité des crimes qui lui sont reprochés, et le risque de torture[25]. Encore faut-il que les risques encourus atteignent un seuil minimal de gravité et que le requérant apporte la preuve de tels mauvais traitements. Par exemple, prenant acte des « énormes difficultés que rencontrent à notre époque les États pour protéger leur population de la violence terroriste », elle peut juger que de simples progrès de la situation des droits de l’homme dans l’État de renvoi (en Algérie en l’espèce) suffisent à exclure un constat de violation[26].
En ce qui concerne enfin la question de l’expulsion vers la Russie de ressortissants russes d’origine tchétchène, suspectés ou convaincus de terrorisme, à propos de laquelle le ministre de l’Intérieur a dit assumer de ne pas respecter les décisions de la Cour, soulignons que les condamnations de la France ont porté le plus souvent sur un aspect procédural et non sur le fond. Il était seulement reproché aux autorités françaises de ne pas avoir apprécié les risques auxquels ils seraient exposés en cas de renvoi en Russie[27]. Au surplus, on peut aussi souligner que le ministre méconnaît également le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui garantit de ne pas fixer comme pays de destination lorsqu’il y a un risque d’atteinte au droit à la vie ou de torture ou traitements inhumains, dégradants.
« Autant dire en conclusion [que], l’éloignement s’affirme comme une mission plus que possible en droit de la Convention »[28]. S’il est légitime dans une société démocratique que ses interprétations de la Cour soient débattues, les procès d’intention la visant sont particulièrement injustes. En ces temps de montée en puissance du populisme où la critique des contre-pouvoirs se développe de toutes parts, il est nécessaire de replacer l’Église au milieu du village.
À répéter que le droit empêche tout, qu’il ne faut pas faire preuve de « juridisme » (Manuel Valls), les responsables politiques opposent dangereusement démocratie et respect des droits et libertés alors que, comme l’ont montré les grands penseurs du libéralisme politique[29], ces principes sont indissolublement liés. Aussi, Laurent Fabius a-t-il eu raison de souligner le 8 janvier 2024 lors de la cérémonie de vœux du président de la République au Conseil constitutionnel que « prétendre qu’il faudrait sortir du cadre juridique […] n’est rien d’autre que mettre en cause notre pacte démocratique pour s’engager dans un pacte faustien. En d’autres termes, la prétendue solution à nos problèmes qui résiderait dans une sorte de “martingale des refus” – refus de la légitimité des juges, refus de plusieurs de nos engagements européens, refus de l’État de droit –, cette martingale non seulement ne garantirait rien, mais elle nous ferait rompre avec l’Europe et mettrait en cause notre démocratie elle-même ».