Société

La zone grise des stéréotypes

Politiste

Enjeu de politique publique depuis le quinquennat de François Hollande, la lutte contre les stéréotypes se heurte à plusieurs obstacles. Entre procès d’intention, défense des œuvres culturelles et diabolisation, une mise au clair s’avère indispensable.

La langue française possède de nombreux mots pour dénoncer les rigidités de la pensée et les ressassements de l’expression : préjugés, lieux communs, idées reçues, poncifs, biais, truismes, raccourcis, a priori ont été, au cours des derniers siècles, la cible de moqueries.

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Parmi ces notions, celle de « stéréotype » a connu une fortune particulière. Généralement associé à des représentations rigides attribuant des caractéristiques et des comportements à des personnes en fonction de leur identité (les femmes sont …, les Asiatiques sont …), le stéréotype est aujourd’hui l’objet d’une dénonciation quasi unanime.

L’attention qu’il suscite provient du fait que les sociétés démocratiques sont non seulement traversées par des appels à la haine et à la violence explicites, mais aussi par des représentations apparemment anodines, largement diffusées dans la culture de masse, qui enferment des groupes dans des images. Toute discrimination, toute domination, toute entreprise de persécution semble indissociable de la construction symbolique d’un « autre » affublé de toutes les tares.

L’éternel retour des stéréotypes

La popularité actuelle du mot « stéréotype » ne doit pas faire oublier que la notion est déjà centenaire. Si l’on s’accorde pour accorder la paternité du concept au journaliste américain Walter Lippmann et son ouvrage Public Opinion de 1922[1], il a pris son essor – et sa signification actuelle – dans l’immédiat après-guerre, notamment dans les programmes et les publications de l’UNESCO, dont l’acte fondateur proclamait : « Les guerres naissant dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes qu’il faut construire les défenses de la paix[2] ». Il s’agissait alors de lutter contre les images négatives, qu’elles soient « dans nos têtes[3] » ou dans l’espace public. Plusieurs conventions internationales ont poursuivi cet objectif – par exemple la Convention de l’ONU de 1979, par laquelle les états signataires s’engageaient à éliminer les préjugés « fondés sur l’idée de l’infériorité de l’un ou l’autre sexe et d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes[4] ».

La lutte contre les stéréotypes – en particulier sexistes – n’est toutefois devenue un enjeu de politiques publiques qu’à partir des année 2000 et, en France, lors du quinquennat de François Hollande. Les résultats les plus emblématiques en la matière furent la loi de 2014 sur l’ « égalité réelle entre les femmes et les hommes », dont le premier article stipulait que la politique d’égalité comporte « des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes[5] », et la création en 2013 du Haut conseil à l’égalité qui comprend une commission consacrée à la « lutte contre les stéréotypes et la répartition des rôles sociaux ». De leur côté, les dispositifs de lutte contre le racisme et l’antisémitisme accordent tous une place centrale aux problèmes posés par les stéréotypes.

Bien entendu, ces outils n’empêchent pas la question des stéréotypes de hanter l’actualité politique et culturelle. Certains ont ainsi reproché à Jean-Luc Mélenchon d’adopter une « attitude ambiguë » vis-à-vis de stéréotypes antisémites dans ses déclarations sur le conflit israélo-palestinien[6]. Un graffeur a été récemment poursuivi pour avoir réalisé à Avignon une fresque représentant Emmanuel Macron sous les traits d’une marionnette de Pinocchio manipulée par Jacques Attali. Une tribune signée par plusieurs centaines d’artistes accusait le dessinateur Bastien Vivès, invité au festival d’Angoulême de 2023 (avant de voir son exposition déprogrammée), de promouvoir « une vision misogyne des corps féminins hypersexualisés, stéréotypés, sans désir propre[7] ». La compagnie Disney a annoncé en 2020 l’ajout d’avertissements à certains de ses dessins animés (Peter Pan et Les Aristochats), parce que certains stéréotypes « étaient fautifs à l’époque et sont fautifs aujourd’hui[8] ».

Ces cas sont très différents, mais les polémiques qui les entourent révèlent une perplexité sur l’attitude à adopter à l’égard des stéréotypes. Cette perplexité s’explique par le fait que les stéréotypes se situent dans une sorte de « zone grise » vis-à-vis des limites posées aux libertés d’expression et de création par le droit. Si la loi punit les « discours de haine », c’est-à-dire l’injure, la diffamation et la provocation à la violence contre des personnes ciblées pour leur identité (raciale, sexuelle, nationale, religieuse, etc.), la place des expressions stéréotypées dans ces normes n’est pas facile à établir pour plusieurs raisons.

Contrairement aux injures ou aux menaces, les stéréotypes ne participent pas nécessairement d’une intention de nuire et peuvent être diffusées en toute innocence, voire pour valoriser leurs objets (la ménagère vertueuse et dévouée, le « bon sauvage » par exemple). Omniprésents dans la culture, ils sont d’autant plus difficiles à localiser et à cibler. Dès lors, la lutte contre les stéréotypes s’expose au fameux argument de la pente glissante : si l’on commence à s’en prendre aux représentations stéréotypées, ne risque-t-on pas d’en venir à censurer ou à réécrire un nombre considérable d’œuvres du passé[9] ?

Lutter contre les stéréotypes semble essentiel, mais on ne sait pas par quel bout les prendre. Pourtant, des ressources existent, dans le droit et la théorie politique, pour aborder la question plus finement : toutes les représentations stéréotypées ne devraient pas être traitées, juridiquement et politiquement, de la même façon.

Ce que visent les stéréotypes

Comment caractériser le mode opératoire des stéréotypes ?

Dans le langage courant, le mot « stéréotype » est généralement utilisé pour désigner des représentations simplificatrices ou dévalorisantes de groupes définis par leur identité, c’est-à-dire des composantes non modifiables de la personne. Cette caractérisation permet de distinguer les représentations stéréotypées des discours satiriques et polémiques dont l’intention est plutôt de s’en prendre aux convictions et aux croyances. Mais ce partage n’est pas toujours aussi net qu’on le souhaiterait et il est parfois difficile de discerner ce qui relève de l’atteinte aux personnes et de la critique des convictions : il en va ainsi du domaine de la religion (qui peut désigner des convictions mais aussi des groupes de personnes), et de la dénonciation de personnalités politiques lorsque celles-ci se trouvent appartenir à des groupes historiquement visés par des stéréotypes. Tout l’enjeu est alors de déterminer ce qui, de l’identité de la cible ou de ses convictions, est l’objet de l’attaque.

La seconde difficulté tient au caractère simultanément descriptif et explicatif du stéréotype. Celui-ci dépeint un comportement ou une attitude étrange, surprenante ou inquiétante qui se voit immédiatement « expliquée » par l’identité. Cette articulation permet de rendre compte d’un des aspects les plus déroutants des stéréotypes qui est le rapport qu’ils entretiennent avec le réel. En un certain sens, les stéréotypes trouvent confirmation dans la réalité : les femmes accomplissent aujourd’hui encore une grande part des tâches domestiques, des minorités sont parfois surreprésentées dans des activités spécifiques. Un polémiste souhaitant démontrer que tel groupe ethnique est majoritaire dans les prisons trouvera des statistiques pour « prouver » ses affirmations. À ce titre, rien ne ressemblerait plus à une représentation réaliste qu’une représentation stéréotypée. Mais raisonner ainsi serait oublier que le stéréotype ne consiste pas seulement à effectuer une photographie du monde social à un instant « t » mais à suggérer une explication réductrice de comportements, lesquels seraient le produit immédiat d’une identité, à l’exclusion d’autres facteurs (économiques et sociaux par exemple).

Si l’on s’appuie sur ces deux caractéristiques des stéréotypes, on peut distinguer trois cas de figure.

Diaboliser

Le premier consiste à présenter un groupe de personne sous les traits de l’ennemi. La diabolisation de groupes repose sur des procédés facilement repérables : on peut assimiler des personnes à des démiurges dont l’ambition est de soumettre et de détruire le monde – comme ce fut le cas dans les procès en sorcellerie ou dans les avatars de l’antisémitisme moderne ; on peut les comparer à des animaux nuisibles et proliférants ; on peut les stigmatiser en les présentant comme intrinsèquement dangereux, porteurs d’un mal inhérent. Dans des périodes de divisions politiques et sociales, ces types de représentations stéréotypées contribuent à la fabrication d’ennemis intérieurs.

En France, les juges semblent enclins à sanctionner des formes d’expression lorsqu’elles désignent explicitement des ennemis définis par une identité. L’humoriste Dieudonné a ainsi été condamné en 2013 pour avoir affirmé, dans une vidéo, que « les gros escrocs de la planète, ce sont des Juifs »[10] ; Éric Zemmour a été condamné sous le chef de provocation à la haine pour avoir qualifié les « mineurs isolés » de « violeurs » et d’ « assassins »[11]. Les choses sont parfois plus compliquées, notamment lorsque la diabolisation est moins explicite et recourt à un langage codé nécessitant une interprétation. Le militant socialiste Gérard Filoche avait ainsi été poursuivi pour avoir relayé dans un tweet un photomontage représentant Emmanuel Macron faisant un discours, surplombé par les figures de Jacob Rothschild, Jacques Attali et Patrick Drahi sur fond de drapeaux israélien et états-unien – une iconographie antisémite classique proche de celle de la fresque d’Avignon. Les juges ont relaxé Gérard Filoche (qui s’était excusé et avait plaidé la négligence), estimant qu’il existait un doute sur son intention de diffuser un tel message. L’image, dont la signification est moins immédiatement transparente que le texte, semble donc le véhicule privilégié de la diabolisation.

Rabaisser

Certains stéréotypes ne visent pas tant à diaboliser qu’à rabaisser des groupes au motif d’une supposée infériorité. L’infantilisation qui, depuis la période coloniale, a marqué la représentation des Noirs – souvent dépeints comme de « grands enfants », naïfs et souriants, en offre un exemple. Le rabaissement passe aussi par l’assignation de groupes à des fonctions subalternes auxquels ils seraient voués par nature – par exemple les tâches ménagères et domestiques. De façon générale, la représentation des classes populaires sous la forme de masses anonymes, émotives et violentes relève aussi d’une entreprise de rabaissement – le prologue du film Napoléon de Ridley Scott, montrant Marie-Antoinette s’avançant dignement vers l’échafaud sous les crachats et les injures d’une foule haineuse, relève de cette tradition.

Ces stéréotypes de rabaissement sont depuis quelques années l’objet d’une attention particulière, surtout lorsqu’ils ont une signification raciste. La Cour d’appel de Versailles a confirmé en 2011 l’interdiction de la commercialisation des produits Banania lorsqu’ils comportent le slogan « Y’a bon… », prononcé par un tirailleur sénégalais[12]. Mais tous les stéréotypes de rabaissement sont loin de faire l’objet d’un traitement aussi rigoureux. On serait bien en peine de trouver l’équivalent d’une telle condamnation dans le domaine des stéréotypes sexistes. Par ailleurs, la dimension patrimoniale de certaines œuvres joue en leur faveur – l’exemple le plus fameux étant Tintin au Congo, qui s’est vu défendu par la Cour d’appel de Bruxelles, en 2012, au motif qu’Hergé se serait contenté « de reproduire les stéréotypes véhiculés par le milieu bourgeois catholique dans lequel il vivait[13] ». Cet argument fut d’ailleurs repris dans la préface accompagnant la récente réédition de la bande dessinée.

Assigner

Toutes les représentations stéréotypées ne sauraient être assimilées à des entreprises de diabolisation ou de rabaissement. La culture populaire recourt fréquemment à des stéréotypes ordinaires, ou de simples clichés, afin de permettre une identification aux personnages ou de susciter des effets comiques, sans que cela relève – du moins en première analyse – d’une volonté de soumettre et de dominer les groupes auxquels ils appartiennent. Accents, coutumes, vêtements et personnalité forment ce que l’on pourrait appeler les stéréotypes d’assignation. Les comédies, en particulier, en font grand usage. Certes, les stéréotypes seront in fine surmontés. Mais pour qu’ils le soient, il faut qu’ils aient été préalablement exagérés de la façon la plus forte : les plus grands succès du cinéma français (Bienvenue chez les Ch’tis et Intouchables) relèvent de ce schéma éprouvé.

Les stéréotypes d’assignation n’occupent pas les tribunaux : ils sont l’exemple de représentations dont le caractère nocif est sujet à discussions. Certains, en effet, percevront des traces de racisme ou de sexisme là où d’autres, en toute bonne foi, « ne voient pas le problème »[14]. Il est probable que ces stéréotypes d’assignation deviennent un champ de bataille culturel et politique dans les années à venir.

En France, les juges ont tendance à réprimer l’usage intentionnel et explicite de stéréotypes de diabolisation et de rabaissement. Cela n’a rien pour surprendre, car ces expressions sont les plus susceptibles d’entrer dans les catégories de discours punis par le droit (l’injure, la diffamation et la provocation). Mais cette tentative de classification des stéréotypes n’épuise pas le sujet et il reste de nombreux dossiers en suspens : celui des stéréotypes véhiculés par des images codées et ambiguës dont le sens peut toujours être discuté ; celui des œuvres appartenant au patrimoine culturel ; les stéréotypes sexistes qui, malgré les déclarations d’intention, continuent de prospérer.

Ces cas sont litigieux, voire conflictuels. Il ne saurait en être autrement : les représentations ne peuvent s’appréhender seulement à froid, d’une façon objective. Elles s’inscrivent dans des rapports historiques et sociaux, et seul un travail politique est susceptible de faire apparaître des stéréotypes là où tout semblait aller de soi, ouvrant ainsi un nouveau front.

 

NDLR : Denis Ramond a récemment dirigé, avec Dominique Lagorgette, Lutter contre les stéréotypes aux PUF.


[1] Walter Lippmann, Public Opinion, New York, MacMillan, 1965 (1922).

[2] Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 1945.

[3] Walter Lippmann qualifiait les stéréotypes d’ « images dans nos têtes » (Public Opinion, op. cit., p. 3).

[4] Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, art. 5.

[5] Loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, art. 1.

[6] « Nonna Mayer – Les stéréotypes antisémites gardent un certain impact dans une petite partie de la gauche », Le Monde, article publié en ligne le 10 novembre 2023.

[7] « Les raisons de la colère », Mediapart, tribune publiée en ligne le 17 décembre 2022.

[8] « “Peter Pan”, “Les Aristochats”… Disney met en garde contre des clichés racistes dans certains de ses classiques », Le Monde, article publié en ligne le 20 octobre 2020.

[9] Voir la polémique suscitée par la réécriture de certains passages de romans de Roald Dahl en Grande-Bretagne (Antoine Oury, « Shocking ? Réécrire Roald Dahl, “pour le rendre appréciable par tous” », ActuaLitté, publié en ligne le 20 février 2023).

[10] Cour d’appel, Paris, Pôle 2, ch. 7, 28 novembre 2013, Sos Racisme et a. c/ D. Mbala Mbala et a.

[11] Tribunal Correctionnel de Paris, 17e Chambre, 17 janvier 2022.

[12] Cour d’appel de Versailles, 3e chambre, 19 mai 2011.

[13] Cour d’appel de Bruxelles, 9ème chambre, 28 novembre 2012, 2012/AR/470..

[14] Voir la critique du film Intouchables publiée sur le site américain Variety le 39 septembre 2011, dans laquelle Jay Weissberg n’hésite pas à comparer le film d’Olivier Nakache et Éric Tolédano à La Case de l’oncle Tom.

Denis Ramond

Politiste, Post-doctorant à l'Université de Québec à Trois-Rivièress

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Notes

[1] Walter Lippmann, Public Opinion, New York, MacMillan, 1965 (1922).

[2] Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 1945.

[3] Walter Lippmann qualifiait les stéréotypes d’ « images dans nos têtes » (Public Opinion, op. cit., p. 3).

[4] Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, art. 5.

[5] Loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, art. 1.

[6] « Nonna Mayer – Les stéréotypes antisémites gardent un certain impact dans une petite partie de la gauche », Le Monde, article publié en ligne le 10 novembre 2023.

[7] « Les raisons de la colère », Mediapart, tribune publiée en ligne le 17 décembre 2022.

[8] « “Peter Pan”, “Les Aristochats”… Disney met en garde contre des clichés racistes dans certains de ses classiques », Le Monde, article publié en ligne le 20 octobre 2020.

[9] Voir la polémique suscitée par la réécriture de certains passages de romans de Roald Dahl en Grande-Bretagne (Antoine Oury, « Shocking ? Réécrire Roald Dahl, “pour le rendre appréciable par tous” », ActuaLitté, publié en ligne le 20 février 2023).

[10] Cour d’appel, Paris, Pôle 2, ch. 7, 28 novembre 2013, Sos Racisme et a. c/ D. Mbala Mbala et a.

[11] Tribunal Correctionnel de Paris, 17e Chambre, 17 janvier 2022.

[12] Cour d’appel de Versailles, 3e chambre, 19 mai 2011.

[13] Cour d’appel de Bruxelles, 9ème chambre, 28 novembre 2012, 2012/AR/470..

[14] Voir la critique du film Intouchables publiée sur le site américain Variety le 39 septembre 2011, dans laquelle Jay Weissberg n’hésite pas à comparer le film d’Olivier Nakache et Éric Tolédano à La Case de l’oncle Tom.