Société

L’inconditionnalité d’urgence sociale : pour une solidarité individualiste

Sociologue

En différenciant l’accès aux droits sociaux entre Français et étrangers, l’article 19 de la loi immigration portait atteinte à l’inconditionnalité de l’aide sociale d’urgence aux sans-abri. Cette obligation de secourir un autre membre de la société dans le besoin, pris comme un égal moral, comme un individu, exprime pourtant un certain type de solidarité, une solidarité individualiste, à laquelle appellent les dynamiques structurelles et morales de notre société. Pour des raisons de procédure, le Conseil constitutionnel vient de censurer cet article, ainsi que de nombreux autres.

Dans la nuit du 19 au 20 décembre 2023, le Parlement français a voté le projet de loi gouvernemental « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », appelée dans le débat public « loi immigration »[1]. Cette loi introduit de multiples différences dans l’accès aux droits sociaux entre Français et étrangers, ce que nombre d’acteurs, y compris ceux du parti d’extrême droite du Rassemblement national, qualifient de « préférence nationale ». L’une d’entre elles apparaît particulièrement significative des tendances idéologiques du gouvernement actuel : celle qui porte atteinte à l’inconditionnalité de l’aide sociale d’urgence aux sans-abri, principe selon lequel l’assistance doit se faire en fonction du seul critère du besoin, sans distinction de statut.

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Cette obligation est inscrite dans le droit : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence » (art. 345-2-2 du Code de l’action sociale et des familles). Mais depuis la loi immigration, cet article se voit désormais « complété » par une condition concernant une catégorie particulière de sans-abri. Son article 19 ter A stipule en effet :

« L’étranger ne bénéficiant pas d’un droit au séjour en France et faisant l’objet d’une décision portant obligation de quitter le territoire français [OQTF] […] ne peut être hébergé au sein du dispositif d’hébergement d’urgence que dans l’attente de son éloignement. »

Une « solidarité individualiste »

Cet article, ainsi que de nombreux autres, vient d’être censuré par le Conseil constitutionnel, mais pour des raisons de procédures (cavalier législatif) et non de fond. L’adoption au parlement de cet article avait provoqué de vives critiques au sein du secteur spécialisé dans l’aide aux sans-abri. Ce secteur est composé de bénévoles mais surtout d’associations qui, financées par l’État, emploient des professionnelles (en majorité des femmes) diplômées du social, des psychologu


[1] Je remercie Keltoume Larchet d’avoir relu des versions antérieures de ce texte.

[2] « Loi immigration : des attaques sans précédent sur le droit au logement et sur l’inconditionnalité à l’hébergement », 20 décembre 2023. Ce Collectif représente 42 associations et fédérations visant la mise en œuvre et le renforcement du droit au logement et à l’hébergement (dont la Fédération des associations de la solidarité, regroupant à elle seule plus de 800 associations).

[3] Édouard Gardella, La solidarité individualiste. L’assistance moderne aux sans-abri et ses pathologies, Économica, 2023.

[4] Une tension analogue entre autonomies professionnelles entre secteur de l’État social, en l’occurrence l’école, et secteur régalien est devenue dispute publique à l’occasion de l’affaire dite Leonarda, du nom d’une jeune fille rom expulsée de France avec sa famille qui avait été interpellée par les services de police pendant une sortie scolaire.

[5] Serge Slama, « Droit fondamental à l’hébergement d’urgence : dix ans de démantèlement jurisprudentiel », La Revue des droits de l’homme, n° 23, 2023.

[6] Ibid., paragraphe 4.

[7] Ibid., paragraphe 15. Voir aussi l’article de l’avocat Samy Djemaoun, particulièrement engagé dans la défense de l’inconditionnalité, paru dans La Revue des droits de l’homme, n° 24.

[8] Voir l’article de Mediapart concernant la situation en Seine-Maritime en 2021, ou plus récemment, le communiqué du 16 juillet 2023 de la préfecture des Alpes-Maritimes, explicitant particulièrement bien la logique suivie.

[9] Voir le chapitre 1 de La solidarité individualiste.

[10] Ce mécanisme selon lequel l’offre d’hébergement créerait sa demande est aussi alimenté par les « mal-logés » aux yeux de certains administrateurs.

[11] La même logique libérale-nationale semble appuyer les justifications des autres mesures de la loi désignées comme relevant de la préférence nationale, à savoir l’allongement de la durée de présence sur le territoire pour les étrangers en situation ré

Édouard Gardella

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS, directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas.

Notes

[1] Je remercie Keltoume Larchet d’avoir relu des versions antérieures de ce texte.

[2] « Loi immigration : des attaques sans précédent sur le droit au logement et sur l’inconditionnalité à l’hébergement », 20 décembre 2023. Ce Collectif représente 42 associations et fédérations visant la mise en œuvre et le renforcement du droit au logement et à l’hébergement (dont la Fédération des associations de la solidarité, regroupant à elle seule plus de 800 associations).

[3] Édouard Gardella, La solidarité individualiste. L’assistance moderne aux sans-abri et ses pathologies, Économica, 2023.

[4] Une tension analogue entre autonomies professionnelles entre secteur de l’État social, en l’occurrence l’école, et secteur régalien est devenue dispute publique à l’occasion de l’affaire dite Leonarda, du nom d’une jeune fille rom expulsée de France avec sa famille qui avait été interpellée par les services de police pendant une sortie scolaire.

[5] Serge Slama, « Droit fondamental à l’hébergement d’urgence : dix ans de démantèlement jurisprudentiel », La Revue des droits de l’homme, n° 23, 2023.

[6] Ibid., paragraphe 4.

[7] Ibid., paragraphe 15. Voir aussi l’article de l’avocat Samy Djemaoun, particulièrement engagé dans la défense de l’inconditionnalité, paru dans La Revue des droits de l’homme, n° 24.

[8] Voir l’article de Mediapart concernant la situation en Seine-Maritime en 2021, ou plus récemment, le communiqué du 16 juillet 2023 de la préfecture des Alpes-Maritimes, explicitant particulièrement bien la logique suivie.

[9] Voir le chapitre 1 de La solidarité individualiste.

[10] Ce mécanisme selon lequel l’offre d’hébergement créerait sa demande est aussi alimenté par les « mal-logés » aux yeux de certains administrateurs.

[11] La même logique libérale-nationale semble appuyer les justifications des autres mesures de la loi désignées comme relevant de la préférence nationale, à savoir l’allongement de la durée de présence sur le territoire pour les étrangers en situation ré