Société

L’inconditionnalité d’urgence sociale : pour une solidarité individualiste

Sociologue

En différenciant l’accès aux droits sociaux entre Français et étrangers, l’article 19 de la loi immigration portait atteinte à l’inconditionnalité de l’aide sociale d’urgence aux sans-abri. Cette obligation de secourir un autre membre de la société dans le besoin, pris comme un égal moral, comme un individu, exprime pourtant un certain type de solidarité, une solidarité individualiste, à laquelle appellent les dynamiques structurelles et morales de notre société. Pour des raisons de procédure, le Conseil constitutionnel vient de censurer cet article, ainsi que de nombreux autres.

Dans la nuit du 19 au 20 décembre 2023, le Parlement français a voté le projet de loi gouvernemental « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », appelée dans le débat public « loi immigration »[1]. Cette loi introduit de multiples différences dans l’accès aux droits sociaux entre Français et étrangers, ce que nombre d’acteurs, y compris ceux du parti d’extrême droite du Rassemblement national, qualifient de « préférence nationale ». L’une d’entre elles apparaît particulièrement significative des tendances idéologiques du gouvernement actuel : celle qui porte atteinte à l’inconditionnalité de l’aide sociale d’urgence aux sans-abri, principe selon lequel l’assistance doit se faire en fonction du seul critère du besoin, sans distinction de statut.

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Cette obligation est inscrite dans le droit : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence » (art. 345-2-2 du Code de l’action sociale et des familles). Mais depuis la loi immigration, cet article se voit désormais « complété » par une condition concernant une catégorie particulière de sans-abri. Son article 19 ter A stipule en effet :

« L’étranger ne bénéficiant pas d’un droit au séjour en France et faisant l’objet d’une décision portant obligation de quitter le territoire français [OQTF] […] ne peut être hébergé au sein du dispositif d’hébergement d’urgence que dans l’attente de son éloignement. »

Une « solidarité individualiste »

Cet article, ainsi que de nombreux autres, vient d’être censuré par le Conseil constitutionnel, mais pour des raisons de procédures (cavalier législatif) et non de fond. L’adoption au parlement de cet article avait provoqué de vives critiques au sein du secteur spécialisé dans l’aide aux sans-abri. Ce secteur est composé de bénévoles mais surtout d’associations qui, financées par l’État, emploient des professionnelles (en majorité des femmes) diplômées du social, des psychologues, des médecins et des infirmières, ainsi que des cadres développant des compétences de « plaidoyer ». Depuis leur statut d’expertes, ces actrices ont immédiatement dénoncé l’adoption de cet article de loi, comme le montre, entre autres, le communiqué publié par le Collectif des Associations Unies[2] :

« En créant des différences entre les statuts des personnes, nous craignons que les services de l’État demandent aux gestionnaires d’hébergement de mettre à la rue des personnes sous OQTF. C’est une atteinte sans précédent à un principe de solidarité, consistant à héberger toutes personnes en détresse » (en gras dans le texte).

L’inconditionnalité n’est donc pas qu’un principe formel : elle est portée par des groupes sociaux qui, quand elle est enfreinte, sanctionnent l’auteur de l’infraction ; sanction qu’ils espèrent voir appliquée par le Conseil constitutionnel qu’ils ont saisi. L’inconditionnalité est donc une règle signifiante à leurs yeux.

Pourquoi les membres de ces groupes professionnalisés revendiquent-ils une telle protection des sans-abri ? L’inconditionnalité est un principe moral constitutif de l’action d’urgence médicale ou sociale. Elle correspond au devoir de venir en aide à toute personne qui en a besoin, quel que soit son statut en termes de genre, de religion, d’emploi, de santé, de nationalité, de situation administrative (légale ou illégale) ; entre autres. Elle exprime le fait que dans notre société existe le devoir d’humanité, c’est-à-dire l’obligation de secourir, de façon universelle, un autre membre de la société dans le besoin, pris comme un égal moral, au-delà de toute catégorisation particulière ; autrement dit, comme un individu. Tout humanisme est en effet un individualisme. Considérer les sans-abri sous OQTF comme des individus revient donc à s’obliger à respecter ce que nous appelons la règle de l’égale dignité.

Nombre de professionnelles dénoncent une telle loi aussi parce qu’elles travaillent à une vie meilleure pour ces personnes. Elles peuvent en effet parfois estimer que les OQTF décidées sont illégitimes, en raison notamment des déscolarisations qu’elles induisent quand la personne est un parent avec des enfants allant à l’école. Elles s’engagent alors dans la contestation d’une OQTF, aspirant ainsi par cet accueil en hébergement à sortir les personnes de leur condition de vulnérabilité, ou du moins à la réduire, suivant en cela ce que nous appelons la règle d’émancipation.

Universalité, égale dignité et émancipation sont les règles de justice, applicables à des individus et non réservées à des statuts spécifiques, qui expriment une forme de solidarité particulière : celle qu’on observe dans une société moderne comme la France du XXIe siècle. Et cette solidarité, nous l’avons qualifiée, dans un livre récent restituant plusieurs années d’enquête sur l’assistance aux sans-abri en France, de solidarité individualiste[3].

Une telle formule résonne comme un oxymore, la solidarité renvoyant souvent à l’altruisme et l’individualisme à l’égoïsme. D’un point de vue sociologique, l’expression est au contraire parfaitement cohérente. La solidarité désigne en effet l’interdépendance qui existe dans toute société entre les groupes qui la composent. Et cette interdépendance, dans une société moderne, a pour spécificité d’être orientée vers un idéal individualiste : celui de l’égalitarisme moral entre individus.

Épreuve libérale-nationale

Les règles de justice de la solidarité individualiste sont cependant piétinées par la loi immigration. Et une telle infraction n’est pas vraiment une surprise : les professionnelles du secteur de l’hébergement d’urgence la voyaient venir depuis longtemps, les tensions autour de l’inconditionnalité étant récurrentes, comme nous avons pu le documenter dans notre livre.

Les associations refusent depuis plusieurs années de satisfaire les demandes officieuses de certaines préfectures de leur indiquer qui, dans leurs centres, sont en situation irrégulière. Ainsi le responsable juridique d’un grand organisme d’urgence sociale parisienne indiquait-il, à l’occasion de la formation de nouvelles salariées que nous avions suivie en 2009, avoir répondu à plusieurs de ces demandes : « L’accès aux hébergements d’urgence est déclaratif et inconditionnel. Je ne peux donc vous répondre favorablement ». Ainsi se manifeste l’autonomie du secteur social vis-à-vis du secteur régalien[4].

La « sanctuarisation » des hébergements d’urgence appelée par les associations existait. Elle semblait même se consolider à la suite de mobilisations administratives victorieuses, initiées par plusieurs associations dans divers départements depuis l’inscription dans le droit de l’article 345-2-2 en 2009. Celles-ci faisaient condamner l’État par les tribunaux administratifs quand celui-ci ne permettait pas d’héberger les sans-abri dont les dossiers étaient judiciarisés. La jurisprudence venait donc renforcer le droit inconditionnel à l’hébergement d’urgence.

Jusqu’à la décision du Conseil d’État du 10 février 2012 de faire du droit à l’hébergement d’urgence une « liberté fondamentale ». Cette décision apparaît comme paradoxale : saluée comme étant une avancée « historique » par les associations, les conditions qui lui étaient assorties ont pourtant été le socle d’un « démantèlement jurisprudentiel » aux yeux des associations et de certains professionnels du droit[5]. Dans cette décision, le Conseil d’État précisait en effet que les atteintes au droit à l’hébergement devaient être rapportées aux moyens mobilisés par la préfecture et à l’évaluation « de l’âge, de l’état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée ».

Cette décision a fondé pendant 10 ans un grand nombre de refus de condamner l’État pour manquement au droit à l’hébergement d’urgence, les magistrats administratifs mobilisant les deux raisons explicitées dans la décision du 10 février : l’évaluation de l’effort fourni par les services de l’État dans le département (ce qui revenait à passer d’une obligation de résultats à une obligation de moyens) et l’évaluation du degré de « détresse » des personnes sans abri (la catégorie de détresse, en soutenant une logique de priorisation de « vulnérabilités », était ainsi retournée contre le principe d’inconditionnalité).

Restituer cette dynamique jurisprudentielle permet de comprendre comment, du point de vue du droit, l’article 19 de la loi immigration a pu arriver devant les représentants de la nation :

« Dès 2013, le Conseil d’État a donné les premiers coups de canif au caractère inconditionnel de ce droit en estimant que les ressortissants étrangers faisant l’objet d’une OQTF ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée, “n’ont pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence” »[6].

Certains professionnels du droit estiment cependant que cette décision n’est pas légitime :

« Ainsi, comme le droit à la scolarisation, l’administration ne devrait pas pouvoir se prévaloir du manque de moyen mais, au contraire, devrait nécessairement débloquer les moyens nécessaires, au besoin en procédant à des réquisitions de bâtiments publics ou privés, pour réaliser effectivement ce droit. L’administration ne devrait pas non plus pouvoir trier parmi les bénéficiaires de ce droit inconditionnel »[7].

L’évolution de la jurisprudence administrative a cependant servi d’appui aux préfectures pour resserrer et durcir leurs demandes auprès des associations, que ce soit en exigeant de trier les publics en fonction de critères de vulnérabilité (établis par des magistrats administratifs, ce que les associations ont pu refuser d’accomplir) mais surtout en exigeant une exclusion des hébergements sociaux des personnes sanctionnées par une OQTF au motif que l’hébergement d’urgence était saturé[8]. Cette exclusion ne relevait cependant que de la jurisprudence ; elle est désormais inscrite dans la loi.

Quelle est la logique suivie par les membres de ces segments de l’État ? Les magistrats administratifs et certaines préfectures partent du constat, partagé unanimement, d’une pénurie de places d’hébergements d’urgence au regard des besoins exprimés. Face à cette pénurie, il s’agit alors pour eux d’alléger la pression sur le dispositif en considérant qu’une partie des demandeurs n’y pas droit au motif de leur statut administratif. Ces groupes sociaux s’appuient ainsi sur un certain réalisme, le constat de la rareté des ressources, pour exclure certaines catégories d’ayants droit.

Cette rareté est justifiée par les administrateurs responsables de la politique de l’hébergement d’urgence. Ceux-ci augmentent chaque année le nombre de places mais ils limitent cette augmentation, organisant explicitement depuis plusieurs années un « sous-dimensionnement » du dispositif de l’hébergement, comme nous l’indiquait en 2009 un administrateur de l’État au cours de notre enquête sur l’urgence sociale[9]. Limiter l’offre de places doit ainsi éviter d’attirer des personnes qui pourraient, selon ces acteurs, vouloir bénéficier d’un hébergement gratuit en France ; ce que les administrations d’État appellent le « risque de l’appel d’air »[10]. Et pourquoi opérer un tel sous-dimensionnement ? Parce que, disait encore cet administrateur, « il n’y a pas les moyens » pour son administration de prendre en charge tous les besoins associés aux migrations relevant de la politique de l’asile.

S’exprime dans ces décisions et justifications une logique que nous pouvons qualifier de libérale-nationale : parce que l’État social estime ne pas avoir les moyens budgétaires de ses ambitions morales, il organise une pénurie qui conduit à exclure de ses services une certaine partie de la société ; en l’occurrence, la frange des étrangers sous OQTF[11]. Le constat dressé par ces administrations de l’insuffisance des ressources destinées à l’État social (logique libérale) conduit à une désindividualisation des aides et à l’éviction des droit sociaux de certains statuts fondés sur l’appartenance étrangère (logique nationale).

Nécessité d’une critique sociologique réflexive

Dans une telle controverse, comment le sociologue doit-il se positionner ? Il ne peut commencer par émettre son jugement personnel. Pour faire son travail, il doit d’abord transférer le jugement aux acteurs et actrices concernés par le problème et voir comment ils et elles répondent, et estiment qu’il faut répondre, à ce problème. Cette absence de jugement n’est cependant qu’une première étape dans l’analyse sociologique, qui a pour vocation à produire une critique de la société. Autrement dit, le non jugement sociologique est la condition préalable à un bon jugement sociologique, c’est-à-dire à un jugement ajusté à la société étudiée.

Mais pour passer du non jugement au bon jugement, il faut démontrer le caractère normal de certaines normes et le caractère pathologique de certaines autres[12]. Ce raisonnement, que nous avons suivi dans La solidarité individualiste, est à nos yeux la condition pour contribuer à une critique sociologique réflexive, c’est-à-dire une critique qui explicite les normes de justice qu’elle défend et qui démontre sociologiquement pourquoi elle les défend. Il nous semble que travailler à ce style de critique est la meilleure réponse à donner aux procès intentés depuis plusieurs années aux sciences sociales, que ce soit en termes de « culture de l’excuse » ou d’« islamo-gauchisme ».

Il ne s’agit pas de faire une telle démonstration dans cet article d’intervention[13]. Mais comme ce style de critique sociologique est à nos yeux minoritaire tout en étant appelé par notre actualité politique, il nous semble opportun de développer encore un peu ce passage académique[14]. Il nous faut en effet réactualiser le geste même des sciences sociales, celui consistant à démontrer que les normes morales dépendent de conditions sociales.

La sociologie, née avec la modernité, repose plus particulièrement sur les travaux qui ont apporté les premières preuves du fait que le développement de l’égalitarisme moral entre individus n’est ni une réalité naturelle, anhistorique, ni une simple option individuelle, mais le produit de transformations structurelles. La preuve en est que le développement de droits accordés à des individus, et non plus à des statuts particuliers (en fonction d’une profession, d’une religion ou d’une appartenance nationale), est une dynamique sociale récente à l’échelle de l’humanité.

Précisons donc que produire une telle démonstration implique de raisonner à l’échelle de la société prise comme un tout. Il faut ainsi apporter la preuve que certaines normes sont plus adéquates que d’autres à la société étudiée parce qu’elles sont appelées par la dynamique générale de cette société. Ce geste doit donc être théorique et empirique. Exposons ici dans une forme ramassée l’hypothèse théorique, fondatrice de la sociologie en France : plus une société est différenciée et intégrée à de vastes échelles, plus tendent à s’y développer les aspirations égalitaires et individualistes[15].

Ces aspirations ne sont pas uniformément partagées au même degré dans une société, comme le montre la loi immigration parmi tant d’autres exemples. Mais à un niveau global, notre société actuelle est un type de société qui n’a jamais compris autant de groupes sociaux portés par l’élan de voir s’accomplir l’égalité morale entre les individus, comme, entre autres, les professionnelles du social ou des droits humains mais aussi les chercheuses et chercheurs en sciences sociales. Ce que montre, en particulier, le travail des sociologues Vincent Tiberj, Nonna Mayer ou Tommaso Vitale : la société est de plus en plus « tolérante » aux « minorités », en particulier les nouvelles générations.

Notre hypothèse est qu’une telle évolution morale s’explique par les transformations générales de notre société, de plus en plus différenciée et intégrée à de vastes échelles. C’est aussi une telle dynamique structurelle qui explique qu’il y ait des réactions critiques au renforcement des élans individualistes égalitaires. Ces critiques visant à revenir à une morale du passé qui écarte de droits sociaux certains statuts fondés sur l’appartenance nationale, elles peuvent être dites réactionnaires[16].

En ce qui concerne le renforcement de l’égalitarisme moral envers les sans-abri et son lien avec des changements structurels de la société, les preuves empiriques ne manquent pas. Il est possible de démontrer que, depuis au moins le dernier tiers du XIXe siècle où le seul droit qui s’appliquait aux sans-abri était le Code pénal, leurs droits sociaux individuels se sont renforcés à mesure qu’un secteur spécialisé, professionnalisé et différencié en de multiples dispositifs se développait ; comme le montre par exemple l’inscription de l’inconditionnalité dans le droit. Ainsi le sans-abri, longtemps considéré comme un danger pour la société, est désormais considéré comme en danger.

Pathologie libérale-nationale

Ce n’est qu’après avoir expliqué l’évolution des normes par des dynamiques générales que nous pouvons affirmer que l’égalitarisme moral entre individus est normal pour notre société, c’est-à-dire impliqué par les transformations structurelles de notre société. C’est pourquoi, en tant que scientifiques étudiant la société française du XXIe siècle nous devons, par cohérence, choisir la promotion des droits individuels ; en l’occurrence la défense et même le renforcement de l’inconditionnalité dans l’accès aux hébergements d’urgence, et non la régression vers une exclusion fondée sur des statuts particuliers.

En cela, nous rejoignons, mais en sachant pourquoi d’un point de vue sociologique, le plaidoyer formulé par les multiples groupes professionnels spécialisés dans l’assistance aux sans-abri. Nous pouvons aussi affirmer que l’article 19 ter A de la loi immigration, tout comme les processus dont il est l’aboutissement (l’organisation de la pénurie de places et l’évolution récente de la jurisprudence), sont sociologiquement pathologiques.

Il semble donc plus ajusté à la modernité de notre société de sortir la politique de l’hébergement de cette mortifère obligation de moyens pour s’élancer vers une obligation de résultats. Et ce, d’autant plus que le « risque de l’appel d’air », censé la justifier et qui aggrave la pénurie de moyens par une anticipation de manque de moyens, n’a jamais été démontré par qui que ce soit. Au vu du renforcement des aspirations égalitaires dans notre société que nous soulevions plus haut, les groupes sociaux chargés d’établir ou d’appliquer le droit de l’hébergement d’urgence, que ce soit les administrateurs d’État organisant la pénurie sur un mythe, les magistrats administratifs, les administrations de certaines préfectures et certains députés, apparaissent dès lors comme en retard, déconnectés des dynamiques structurelles et morales de notre société.

L’attitude actuelle de ces groupes nous fait donc perdre du temps, générant ainsi un excès d’injustices et donc de souffrances. Le remède à proposer à cette pathologie, entre autres, est donc une plus grande participation des groupes professionnels du social et des personnes sans abri dans la production des normes de droit et l’élaboration des moyens concrets de les honorer et ce, afin de rendre la politique sociale de l’hébergement plus en phase avec la dynamique générale et objective de notre société[17].

Subordination du régalien à l’individualisme égalitaire

Si une telle explication structurelle des normes morales donne une assise scientifique à la critique, elle conduit aussi à la rendre plus réaliste ; autrement dit, à la limiter. Faut-il en effet appeler à une négation des exigences régaliennes, en particulier d’« éloignement » de personnes jugées comme étant en situation irrégulière ? Sans entrer dans la discussion des motifs juridiques que des magistrats mobilisent pour sanctionner des individus par des OQTF, se pose à nous aussi le problème des frontières et de leur contrôle par un État souverain. Nier cet aspect du problème affaiblirait notre critique, la faisant passer pour seulement moralisatrice.

L’organisation générale des sociétés, et plus particulièrement leur degré d’intégration internationale, s’il n’a jamais été aussi poussé dans l’histoire de l’humanité, notamment en Europe avec l’existence de l’Union européenne, ne correspond pas pour autant à une disparition des frontières des États-nations. Les exigences régaliennes de maîtrise des mobilités de personnes entrant et sortant du territoire français, notamment quand ces personnes sont en situation irrégulière, paraissent tout aussi normales, d’un point de vue sociologique, que l’égalitarisme moral entre individus. Les sociétés ne sont pas encore suffisamment densifiées, différenciées et intégrées pour que les groupes professionnalisés chargés de réguler les mobilités aient disparu et perdu de leur nécessité.

L’évolution de notre société produit des tensions entre ces logiques. Nous identifiions plus haut un conflit d’autonomies entre logique du social, relevant de l’individualisme égalitaire, et logique régalienne. Un tel conflit pourrait s’analyser comme une contradiction tragiquement indépassable, hormis par le rapport de force, si on raisonnait en termes de « guerre des dieux », comme le faisait le sociologue Max Weber mettant au même niveau les diverses valeurs en conflit dans une société. Il est cependant possible de sortir de la contradiction : c’est à condition de raisonner en termes de hiérarchie de valeurs, comme propose de le faire l’anthropologue Louis Dumont.

L’éloignement administratif a toute sa légitimité, d’un point de vue sociologique, dans l’état objectif des sociétés actuel, et les professionnelles du social n’ont pas vocation, en général, à faire obstruction à l’effectivité des éloignements administratifs. Il nous semble donc nécessaire, sociologiquement, de prendre au sérieux les plaintes formulées par les forces de l’ordre qui estiment que la façon dont sont organisées actuellement certaines règles appelant au respect des droits humains les empêche de faire leur travail.

Le déni de ces plaintes risque de conduire à ne pas voir que, aux yeux de ces professionnels, les droits humains se réduisent parfois à un ensemble de contraintes les empêchant de réaliser leurs missions ; ce qui ne peut que contribuer à les éloigner de l’égalitarisme moral. Une telle réflexion repose sur un raisonnement sociologique : certains groupes sociaux ne sont ni « naturellement » ni « culturellement » moins égalitaires que d’autres, ils le sont en raison de certaines conditions sociales ; en l’occurrence, de conditions de travail permettant de concilier, ou non, réalisation des missions régaliennes et respect des droits humains[18].

Mais ce que nous apprend l’analyse des dynamiques structurelles de notre société, c’est que les règles de cette mesure régalienne qu’est l’éloignement, si elles doivent être effectivement suivies, doivent être subordonnées aux règles de l’individualisme égalitaire. Là est le point politique de la sociologie : dans le passage d’un raisonnement en termes soit de rapport de force soit d’appel à l’effacement de toute asymétrie, à un raisonnement en termes de subordination entre logiques possiblement contradictoires.

Ainsi, au sein des dynamiques de notre société et de la morale qu’elles appellent, un éloignement administratif ne devrait se faire que s’il respecte les droits individuels, en particulier l’accès à un hébergement d’urgence inconditionnel pour les personnes sous OQTF. Il est donc ajusté à notre modernité de rechercher les moyens d’organiser des éloignements administratifs qui se fassent en garantissant, avant le départ, des conditions de vie dignes et respectueuses de la personne humaine[19].

C’est précisément ce que, avec d’autres sociologues, nous avons proposé d’appeler un droit à habiter[20], valable pour tous les individus et exigible autant dans les hébergements sociaux que dans les centres de rétention administrative[21]. Il vise à étendre à l’ensemble des établissements où séjournent des individus les règles valant pour l’habitat légitime dans notre société qu’est le logement, permettant ainsi aux personnes qui n’ont pas légalement accès au logement, dont sont les sans-papiers sous OQTF, de voir leur droit à la dignité respecté. Ce droit à habiter passe notamment par la garantie de la sécurité des individus, de leur intimité, de leur santé et du maintien de leurs liens sociaux. C’est à la condition d’une telle subordination de la logique régalienne à l’égalitarisme entre individus que pourra être honorée la morale appelée par les transformations de notre société : celle de la solidarité individualiste.


[1] Je remercie Keltoume Larchet d’avoir relu des versions antérieures de ce texte.

[2] « Loi immigration : des attaques sans précédent sur le droit au logement et sur l’inconditionnalité à l’hébergement », 20 décembre 2023. Ce Collectif représente 42 associations et fédérations visant la mise en œuvre et le renforcement du droit au logement et à l’hébergement (dont la Fédération des associations de la solidarité, regroupant à elle seule plus de 800 associations).

[3] Édouard Gardella, La solidarité individualiste. L’assistance moderne aux sans-abri et ses pathologies, Économica, 2023.

[4] Une tension analogue entre autonomies professionnelles entre secteur de l’État social, en l’occurrence l’école, et secteur régalien est devenue dispute publique à l’occasion de l’affaire dite Leonarda, du nom d’une jeune fille rom expulsée de France avec sa famille qui avait été interpellée par les services de police pendant une sortie scolaire.

[5] Serge Slama, « Droit fondamental à l’hébergement d’urgence : dix ans de démantèlement jurisprudentiel », La Revue des droits de l’homme, n° 23, 2023.

[6] Ibid., paragraphe 4.

[7] Ibid., paragraphe 15. Voir aussi l’article de l’avocat Samy Djemaoun, particulièrement engagé dans la défense de l’inconditionnalité, paru dans La Revue des droits de l’homme, n° 24.

[8] Voir l’article de Mediapart concernant la situation en Seine-Maritime en 2021, ou plus récemment, le communiqué du 16 juillet 2023 de la préfecture des Alpes-Maritimes, explicitant particulièrement bien la logique suivie.

[9] Voir le chapitre 1 de La solidarité individualiste.

[10] Ce mécanisme selon lequel l’offre d’hébergement créerait sa demande est aussi alimenté par les « mal-logés » aux yeux de certains administrateurs.

[11] La même logique libérale-nationale semble appuyer les justifications des autres mesures de la loi désignées comme relevant de la préférence nationale, à savoir l’allongement de la durée de présence sur le territoire pour les étrangers en situation régulière avant d’avoir droit aux allocations familiales, à l’allocation personnalisée d’autonomie et à l’allocation personnalisée de logement. La Première ministre, invitée à la matinale de France Inter le lendemain du vote de la loi, a contesté que de telles mesures relèvent de la préférence nationale au motif qu’un tel allongement du délai d’accès aux droits sociaux pour les étrangers en situation régulière avait déjà été légalisé pour le RSA et l’allocation de solidarité aux personnes âgées. On voit donc que des règles considérées par une partie de la société comme des entorses à l’individualisme égalitaire sont, une fois entrées dans le droit, des appuis pour en justifier d’autres et ce, selon la logique du précédent.

[12] Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1997. Ce raisonnement durkheimien, fondateur du geste critique de la sociologie, a été réélaboré par Cyril Lemieux dans un article intitulé « La politique sociologique selon Durkheim » in Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Éditions de l’EHESS, 2017, p. 123-150.

[13] Nous la faisons, sur un plan théorique et empirique, en ce qui concerne le développement des normes égalitaires et individualistes envers les sans-abri, dans la deuxième partie de notre livre. C’est dans la troisième et dernière partie que nous abordons les pathologies de l’assistance moderne comme l’est, entre autres, la restriction du droit à l’hébergement à une logique de moyens. Mais nous y développons plus longuement une autre analyse, celle des situations dans lesquelles des sans-abri refusent durablement les hébergements d’urgence et proposons quelques pistes d’action pour y remédier.

[14] Consolider ce style de critique sociologique est au cœur des travaux que nous accomplissons collectivement dans notre laboratoire, le LIER-FYT (CNRS, EHESS).

[15] Dans une version un peu plus explicite, il faut préciser que l’individualisation des normes dans une société s’explique par les changements observables sur trois dimensions structurelles : l’intensification des échanges qui s’y font (urbanisation, développement des réseaux de transport et communication), l’accroissement de sa différenciation (notamment l’apparition de nouvelles professions) et l’élévation des échelles auxquelles les sociétés sont intégrées (passant, dans l’humanité, du clan, puis à la ville, puis à l’État-nation et maintenant, mais en tendance seulement, à des organismes internationaux comme l’Union européenne et autres instances mondiales).

[16] Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Éditions de l’EHESS, 2017.

[17] Et les propositions ne manquent pas, comme le prouvent, entre autres, les rapports annuels sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre, qui insistent depuis des années sur le fait que loger une personne est à la fois plus juste et plus économique que de la laisser à la rue ou de la maintenir en hébergement, ce qui permettrait de sortir de la pénurie de places.

[18] Comme le proposent nombre d’organismes indépendants, d’associations et de sociologues travaillant sur la police. Voir en particulier Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l’institution policière, Économica, 2015.

[19] Comme l’a inscrit dans le droit l’article 12 de la loi du 31 décembre 2012 (2012-1560) et l’a renforcé le Conseil constitutionnel en juillet 2018 en faisant de la fraternité un principe à valeur constitutionnelle, venant ainsi consolider la légalité de l’aide associative humanitaire aux étrangers en situation irrégulière.

[20] Collectif « Aux frontières du sans-abrisme », « Le droit à habiter ne doit pas être pris pour un droit au logement au rabais », Le Monde, « Tribune », 12 avril 2019.

[21] Un tel droit a vocation à être élaboré pour tous les établissements où séjournent des personnes : prisons, Ehpad, foyers de protection de l’enfance, hôpitaux psychiatriques ; entre autres. Là encore, il y a un ajustement réaliste à faire à chaque type d’établissement, comme par exemple la limitation de la libre circulation.

Édouard Gardella

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS, directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas.

Notes

[1] Je remercie Keltoume Larchet d’avoir relu des versions antérieures de ce texte.

[2] « Loi immigration : des attaques sans précédent sur le droit au logement et sur l’inconditionnalité à l’hébergement », 20 décembre 2023. Ce Collectif représente 42 associations et fédérations visant la mise en œuvre et le renforcement du droit au logement et à l’hébergement (dont la Fédération des associations de la solidarité, regroupant à elle seule plus de 800 associations).

[3] Édouard Gardella, La solidarité individualiste. L’assistance moderne aux sans-abri et ses pathologies, Économica, 2023.

[4] Une tension analogue entre autonomies professionnelles entre secteur de l’État social, en l’occurrence l’école, et secteur régalien est devenue dispute publique à l’occasion de l’affaire dite Leonarda, du nom d’une jeune fille rom expulsée de France avec sa famille qui avait été interpellée par les services de police pendant une sortie scolaire.

[5] Serge Slama, « Droit fondamental à l’hébergement d’urgence : dix ans de démantèlement jurisprudentiel », La Revue des droits de l’homme, n° 23, 2023.

[6] Ibid., paragraphe 4.

[7] Ibid., paragraphe 15. Voir aussi l’article de l’avocat Samy Djemaoun, particulièrement engagé dans la défense de l’inconditionnalité, paru dans La Revue des droits de l’homme, n° 24.

[8] Voir l’article de Mediapart concernant la situation en Seine-Maritime en 2021, ou plus récemment, le communiqué du 16 juillet 2023 de la préfecture des Alpes-Maritimes, explicitant particulièrement bien la logique suivie.

[9] Voir le chapitre 1 de La solidarité individualiste.

[10] Ce mécanisme selon lequel l’offre d’hébergement créerait sa demande est aussi alimenté par les « mal-logés » aux yeux de certains administrateurs.

[11] La même logique libérale-nationale semble appuyer les justifications des autres mesures de la loi désignées comme relevant de la préférence nationale, à savoir l’allongement de la durée de présence sur le territoire pour les étrangers en situation régulière avant d’avoir droit aux allocations familiales, à l’allocation personnalisée d’autonomie et à l’allocation personnalisée de logement. La Première ministre, invitée à la matinale de France Inter le lendemain du vote de la loi, a contesté que de telles mesures relèvent de la préférence nationale au motif qu’un tel allongement du délai d’accès aux droits sociaux pour les étrangers en situation régulière avait déjà été légalisé pour le RSA et l’allocation de solidarité aux personnes âgées. On voit donc que des règles considérées par une partie de la société comme des entorses à l’individualisme égalitaire sont, une fois entrées dans le droit, des appuis pour en justifier d’autres et ce, selon la logique du précédent.

[12] Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1997. Ce raisonnement durkheimien, fondateur du geste critique de la sociologie, a été réélaboré par Cyril Lemieux dans un article intitulé « La politique sociologique selon Durkheim » in Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Éditions de l’EHESS, 2017, p. 123-150.

[13] Nous la faisons, sur un plan théorique et empirique, en ce qui concerne le développement des normes égalitaires et individualistes envers les sans-abri, dans la deuxième partie de notre livre. C’est dans la troisième et dernière partie que nous abordons les pathologies de l’assistance moderne comme l’est, entre autres, la restriction du droit à l’hébergement à une logique de moyens. Mais nous y développons plus longuement une autre analyse, celle des situations dans lesquelles des sans-abri refusent durablement les hébergements d’urgence et proposons quelques pistes d’action pour y remédier.

[14] Consolider ce style de critique sociologique est au cœur des travaux que nous accomplissons collectivement dans notre laboratoire, le LIER-FYT (CNRS, EHESS).

[15] Dans une version un peu plus explicite, il faut préciser que l’individualisation des normes dans une société s’explique par les changements observables sur trois dimensions structurelles : l’intensification des échanges qui s’y font (urbanisation, développement des réseaux de transport et communication), l’accroissement de sa différenciation (notamment l’apparition de nouvelles professions) et l’élévation des échelles auxquelles les sociétés sont intégrées (passant, dans l’humanité, du clan, puis à la ville, puis à l’État-nation et maintenant, mais en tendance seulement, à des organismes internationaux comme l’Union européenne et autres instances mondiales).

[16] Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Éditions de l’EHESS, 2017.

[17] Et les propositions ne manquent pas, comme le prouvent, entre autres, les rapports annuels sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre, qui insistent depuis des années sur le fait que loger une personne est à la fois plus juste et plus économique que de la laisser à la rue ou de la maintenir en hébergement, ce qui permettrait de sortir de la pénurie de places.

[18] Comme le proposent nombre d’organismes indépendants, d’associations et de sociologues travaillant sur la police. Voir en particulier Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l’institution policière, Économica, 2015.

[19] Comme l’a inscrit dans le droit l’article 12 de la loi du 31 décembre 2012 (2012-1560) et l’a renforcé le Conseil constitutionnel en juillet 2018 en faisant de la fraternité un principe à valeur constitutionnelle, venant ainsi consolider la légalité de l’aide associative humanitaire aux étrangers en situation irrégulière.

[20] Collectif « Aux frontières du sans-abrisme », « Le droit à habiter ne doit pas être pris pour un droit au logement au rabais », Le Monde, « Tribune », 12 avril 2019.

[21] Un tel droit a vocation à être élaboré pour tous les établissements où séjournent des personnes : prisons, Ehpad, foyers de protection de l’enfance, hôpitaux psychiatriques ; entre autres. Là encore, il y a un ajustement réaliste à faire à chaque type d’établissement, comme par exemple la limitation de la libre circulation.