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Crise agricole : la politique de la rustine dans l’impasse

Géographe

Des blocages ont été levés en France après quelques annonces gouvernementales mais la colère agricole apparaît en fait désormais généralisée en Europe. Si les motifs de contestation semblent de prime abord disparates, on a affaire à une seule crise, systémique : celle du système productiviste, de la course à l’amélioration incessante de la productivité du travail agricole. Elle trouve ses racines dans une politique initiée dans l’après-guerre, aujourd’hui obsolète.

Plus de soixante ans après l’élaboration de la PAC, la politique agricole cherche à faire perdurer avec des rustines un système productiviste mondialisé miné par ses contradictions. Le productivisme agricole « marche sur la tête » et c’est la cause profonde de la crise actuelle.

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Une colère tous azimut

La colère agricole est désormais généralisée en Europe : Allemagne, Pologne, Grèce, Belgique, Espagne… Si les revendications ne sont pas exprimées de la même manière partout, les mots d’ordre font écho les uns aux autres dans toute l’Europe. Le mécontentement semble général et rassemble une profession pourtant extrêmement hétérogène : céréaliers et éleveurs, conventionnels et bio, précaires et grands exploitants aux revenus confortables se retrouvent sur les mêmes lieux de lutte. La presse quotidienne régionale et nationale a publié de très nombreux reportages depuis les barrages français, rapportant largement la parole des manifestants dans ses pages. Les motifs de contestation semblent de prime abord disparates : excès de normes, prix trop bas, charges trop hautes, systèmes d’élevage et biologiques en grande souffrance, précarité économique, conditions de travail dégradées, agribashing… On peut les catégoriser pour mieux percevoir les contours de la crise qu’ils dessinent.

Des normes rejetées comme trop excessives

Trait saillant de la contestation actuelle, ce sont les normes administratives qui sont un des principaux objets de cristallisation. Il est d’abord reproché une inflation réglementaire, source de complexité et donc d’une surcharge de travail, « un jour par semaine le nez dans la paperasse » selon un manifestant interrogé par Le Progrès de Lyon, le 25 janvier. La complexité réglementaire engendre également de l’incertitude, beaucoup d’agriculteurs craignant de se mettre dans l’illégalité faute de connaissance de règles très techniques et changeantes, et qui font l’objet de contrôles accrus. Les normes sont perçues comme en décalage avec les pratiques du terrain et le « bon sens paysan ».

L’épisode actuel aura été l’occasion de la diffusion médiatique d’un terme juridique jusque-là réservé aux initiés, la « surtransposition des normes ». Présent jusque sur les pancartes, il désigne la transposition à l’échelle nationale d’une directive européenne en y ajoutant des contraintes supplémentaires. Les agriculteurs français en seraient les victimes en ce qu’elles provoquent une distorsion de la concurrence avec les agriculteurs étrangers, y compris entre européens.

Les manifestants en donnent de nombreux exemples, depuis certaines molécules de traitement phytosanitaire interdites en France mais autorisée dans d’autres pays, et qui exportent pourtant ensuite les productions traitées sur le marché français, jusqu’à la taille maximale autorisée des cheptels ou les autorisations à obtenir pour construire de nouveaux bâtiments d’élevage. Dans tous les domaines, les agriculteurs français se trouveraient désavantagés par rapport à leurs concurrents : « C’est simple, on veut bien produire “vert” mais il faut que les autres produisent “vert” aussi ! » glisse un manifestant de la Meuse à L’Est Républicain le 29 janvier.

Les agriculteurs dénoncent aussi des normes qui les empêcheraient d’accomplir le cœur de leur métier : produire. Sont citées la directive nitrate, qui définit des zones vulnérables dans lesquelles les apports en azote sont plus strictement encadrés, la directive BCAE 2 pour la protection de zone humide et dont l’application, aux dires de la FNSEA, mettrait des contraintes à la production sur 30 % des terres agricoles, ou encore l’obligation de réserver 4 % des terres en jachère prévu par le pacte vert.

Une grande précarité économique

Dans un autre registre, la contestation met un peu plus en lumière aux yeux du grand public la situation de précarité économique d’une large partie de la profession. « Mon père me dit que lorsqu’il a commencé il était plus riche qu’aujourd’hui » rapporte un jeune agriculteur à L’Aisne Nouvelle, le 27 janvier. Jusqu’à ces dernières années, les cours mondiaux élevés pour certaines productions, comme les céréales, ont permis de compenser la montée des charges, assurant certaines années des revenus élevés aux céréaliers.

Pour d’autres productions, comme le lait, les prix, en dents de scie, sont bas depuis longtemps. Les acteurs de la grande distribution et les grands groupes industriels profitent d’une situation avantageuse de monopsone, et sont accusés de faire subir une pression sur les prix intenable pour les producteurs. Les agriculteurs sont pris dans un effet ciseau, alors que les charges : coût du travail salarié, énergie (électricité, fuel), intrants (engrais et produits phytosanitaires) sont à la hausse.

Les agriculteurs qui ont réalisé une conversion vers le bio sont également présents sur les barrages. S’ils sont aidés durant les trois années de leur conversion, le premier gouvernement du président Macron avait décidé la fin des aides au maintien. Les agriculteurs en biologique sont donc soumis comme les autres à la loi de l’offre et de la demande pour rentabiliser leur exploitation. Or, depuis la fin de la crise Covid, la demande pour le bio est en berne, limitée par le pouvoir d’achat des consommateurs. Ceux qui ont fait leur conversion se sentent trahis : « Aujourd’hui, dans le bio, on est complètement lâché des politiques et des consommateurs alors qu’on fait tout ce qu’on peut pour produire en respectant les normes » témoigne un agriculteur en biologique du Saint-Quentinois (L’Aisne Nouvelle, 1er février).

Les revenus insuffisants se conjuguent à une qualité de vie dégradée. Dans des exploitations de plus en plus grandes, la charge de travail augmente, au détriment de la qualité de vie : un éleveur du Puy-de-Dôme a doublé son cheptel bovin et la production de lait quand il s’est installé, de 222 000 à 500 000 litres de lait par an : « Le double de boulot, et on n’a pas gagné un rond de plus, comme me disait mon père. Il faut 3 litres de lait pour payer un litre de gazole non routier. Il y a vingt ans, c’était l’inverse. » (La Montagne, 31 janvier). Ces conditions de vie repoussent du métier les jeunes, et constituent un autre facteur à la difficile reprise des exploitations.

Une crise sociale et culturelle

C’est en effet un autre motif d’inquiétude qui ressort des échanges sur les barrages. Alors qu’en 2020, date du dernier recensement agricole, la moitié des chefs d’exploitations français avait plus de 55 ans, et que 250 000 partiront à la retraite dans les dix prochaines années, la transmission des exploitations, devenues très capitalisées, sont un frein pour les jeunes qui, s’ils veulent les reprendre, doivent lourdement s’endetter. Ce, alors même que certaines exploitations sont difficilement viables économiquement, de l’aveu même des cédants.

Un jeune agriculteur installé depuis deux ans dans le Cézallier dit avoir dû débourser 100 000 euros pour moderniser l’exploitation. « Nos charges ont doublé, je suis en difficulté, oui. Je me tire une paye tous les deux ou trois mois. C’est pas possible. Et quand un salaire tombe sur son compte, il ne dépasse pas 1 200 euros. » (La Montagne, 26 janvier). Faute de repreneurs, la plupart des terres partent donc à l’agrandissement des exploitations voisines.

Enfin, le malaise de la profession est aussi social et culturel. Alors que la dénonciation de « l’agribashing » alimente les réseaux sociaux depuis quelques années, le sentiment de décalage et d’incompréhension avec les « urbains » et les « consommateurs », qui sont souvent les mêmes personnes, grandit chez les agriculteurs. Ceux-ci se disent affectés par des discours les désignant comme responsables des nuisances environnementales. Les agriculteurs perçoivent les demandes des consommateurs-urbains, qui veulent une alimentation de qualité et respectueuse de l’environnement mais sans pouvoir y mettre le prix, comme contradictoires. « Les gens dépensent les yeux fermés quand il s’agit d’un téléphone mais pas de leur alimentation. » (éleveur du Tarn, Le Nouvel Observateur, 1er février)

Une crise du productivisme agricole

La disparité des motifs de contestation est-elle le signe de crises multiples, enchevêtrées mais qui relèveraient de domaines différents (économique, social, environnemental, politique, culturel) et qui appelleraient de ce fait une série de réponses calibrées ? On soutient ici au contraire l’argument selon lequel on a affaire à une seule crise, systémique, celle du système productiviste, et qui trouve ses racines dans une politique initiée dans l’après-guerre, aujourd’hui obsolète.

Le productivisme est la course à l’amélioration incessante de la productivité du travail agricole, soit la valeur créée par chaque travailleur agricole. En France, elle a été multipliée quasiment par trois en trente ans, passant de 20 000 $/an/travailleur en 1990 à 58 000 $/an/travailleur en 2020 ($ US constant 2015, source FAO).

À l’échelle des exploitations agricoles comme à tous les maillons des systèmes agri-alimentaires, le productivisme suit une logique d’accroissement des volumes produits par unité de travail. On en connaît les effets les plus visibles : rationalisation des espaces de production (remembrement des parcelles, arrachage des haies, comblement des mares), spécialisation productive des régions, augmentation de la taille des exploitations (superficie, cheptel, puissance des machines) et son corollaire, disparition des exploitations trop petites pour suivre la course (il y avait 390 000 exploitations en France en 2020, quatre fois moins qu’en 1970).

Le productivisme fait système. Augmenter la productivité du travail agricole nécessite des acteurs en amont (industriels de la chimie, producteurs d’engrais et de traitements phytosanitaires, fabricants de matériel agricole, recherche agronomique pour l’amélioration des variétés…) et en aval (coopératives, collecteurs, industries agroalimentaires, distributeurs) des exploitations. Tous les efforts logistiques, techniques, économiques, sont tendus vers l’amélioration continue, à tous les maillons des chaînes, de la productivité du travail : produire plus avec de moins en moins de travail humain : le volume de travail est passé de 2,4 millions à moins de 700 000 équivalent temps plein entre 1970 et 2020.

L’augmentation continue de la productivité du travail est le but des politiques de « modernisation agricole » depuis le début de la PAC, en 1962. Leur objectif était au départ d’atteindre l’autosuffisance alimentaire à l’échelle européenne, et des conditions d’existence améliorées pour les cultivateurs. Cet objectif fut très vite rempli. Le productivisme a alors été poursuivi dans un contexte de mondialisation. Une agriculture européenne plus productive, c’est une agriculture qui ambitionne dès les années 1970 de « nourrir le monde » : un objectif aujourd’hui encore répété à l’envie par les dirigeants agricoles, côté syndical et ministériel. La compétitivité de « la ferme France » sur les marchés mondiaux repose sur l’amélioration continue de sa productivité.

Pourtant, à l’heure de l’Anthropocène, le productivisme est intenable. Il génère des inégalités entre agriculteurs dont 18 % sont sous le seuil de pauvreté tandis que d’autres sont à la tête de patrimoines productifs de plus en plus considérables, mais difficiles à transmettre aux jeunes qui veulent s’installer, si ce n’est au prix d’un endettement initial qu’ils devront rembourser durant la majeure partie de leur carrière.

L’accroissement des surfaces et des cheptels engendre une surcharge de travail. Les modèles basés sur une personne seule dans une exploitation de plusieurs centaines d’hectares ou des cheptels très importants, requièrent un recours massif à des machines agricoles de plus en plus puissantes, à la chimie des engrais et des produits phytosanitaires et vétérinaires pour suppléer le travail humain ; des moyens de production dont l’impact sur les milieux naturels (destruction de la biodiversité, eutrophie, pollution des eaux…) et la participation au dérèglement climatique sont maintenant précisément documentés.

L’agriculture productiviste est à ce titre symptomatique de l’Anthropocène : elle participe à hauteur de 18 % des émissions de GES de la France, tout en étant le secteur le plus immédiatement touché par les manifestations locales des mutations planétaires : sécheresses, canicules, épisodes pluvieux intenses, gels tardifs…

La poursuite du productivisme n’est donc pas viable, ni du point de vue socio-économique, ni du point de vue écologique. Pourtant, même si ce système est dénoncé depuis plusieurs années par des acteurs du monde agricole, la Confédération paysanne en tête, il n’est pas directement remis en cause sur les barrages.

La politique de modernisation écologique dans l’impasse

La crise actuelle est donc celle du productivisme, mais plus précisément encore, une crise de la gouvernance de ce système. La politique agricole européenne telle qu’elle est déclinée en France n’a pas fondamentalement changé en soixante ans. Elle demeure une politique de modernisation, ancrée dans une idéologie très occidentale de progrès continu et d’affranchissement des limites physiques. Or, l’analyse des « raisons de la colère » montre l’impasse d’une telle politique, poursuivie aujourd’hui sous de nouveaux atours, ceux de la « modernisation écologique ».

Les normes : des injonctions contradictoires

De quoi les normes, au centre de la contestation, sont-elles le nom ? Des injonctions que les agriculteurs peuvent ressentir à raison comme contradictoires. Les normes sont le parangon de la politique de modernisation écologique, et le signe le plus évident de ses contradictions : il s’agit de préserver la structure fondamentale du productivisme, mais d’en corriger, à la marge, les effets les plus néfastes, notamment écologiques.

Élaborées par des technocrates à Bruxelles ou à Paris pour répondre aux impératifs écologiques les plus pressants, les agriculteurs sont les sujets d’une chaîne administrative complexe, au bout de laquelle ils doivent appliquer des règles toujours plus nombreuses, précises et techniques. Interdiction des néonicotinoïdes, définition de zones vulnérables à l’azote et de zones de non-traitement… on pourrait comprendre que ces normes nouvelles ont pour ambition de transformer les pratiques vers plus d’écologie, et ne voir la contestation des agriculteurs que comme une réticence à changer des routines de travail. Mais il s’agit d’autre chose.

Les agriculteurs sont pris dans une injonction intenable, car fondamentalement contradictoire : d’un côté pour rester compétitifs dans les systèmes agri-alimentaires mondialisés dont ils sont partie prenante, ils doivent augmenter leur productivité, avec les moyens techniques à leur disposition, et dans une logique générale d’agrandissement. D’un autre côté, les normes leur demandent des correctifs certes marginaux, mais qui nuisent à la productivité de leur travail. Elles introduisent des interdictions qui pèsent sur certains, mais pas sur d’autres : l’absence d’harmonisation des normes sur des marchés mondialisés résulte en une concurrence déloyale.

Les agriculteurs ressentent alors dans le quotidien de leurs pratiques culturales une contradiction entre économie et écologie qui n’aurait pas lieu d’être dans un autre régime que le productivisme. C’est cette contradiction qui pèse sur leurs épaules que les agriculteurs en colère retournent aujourd’hui aux pouvoirs publics : faut-il augmenter la productivité au nom de la raison économique, ou la limiter au nom de la raison écologique ? Ce qu’ils disent doit être entendu, et plus encore, compris par les décideurs : dans la logique du productivisme, aucun « en même temps » n’est ici possible.

Des rustines pour faire perdurer le productivisme

La PAC a successivement suivi des orientations claires (autosuffisance alimentaire, libéralisation, convergence entre agricultures européennes), aujourd’hui discutables, mais dont il est indéniable qu’elles ont en leur temps donné un cap répondant aux enjeux de leur époque. Le nouveau cap aurait dû être celui de la santé des consommateurs, des travailleurs, et des milieux par une écologisation radicale de l’agriculture.

C’est l’objectif proclamé du pacte vert européen, mais dans les intentions seulement : les débats entre nations européennes lors de la préparation des PAC depuis les années 2010 n’ont pas permis de forger un réel consensus autour d’une nouvelle ambition commune. Faute de cela, la PAC et les politiques agricoles nationales qui en découlent reproduisent, presque par routine, la politique de modernisation.

À l’échelle nationale, la modernisation écologique est un pis-aller, une politique qui abandonne les ambitions transformatrices qui seraient nécessaires pour répondre aux mutations planétaires et aux inégalités socio-économiques au sein des systèmes agri-alimentaires. Elle ne vise qu’à redorer une politique vieille de soixante ans. La politique agricole macroniste (et qui se situe dans une continuité assez étroite avec celle menée sous le quinquennat Hollande), est fondée sur un triptyque magique : numérique, robotique, génétique.

Le numérique fonde l’agriculture de précision, qui est censée permettre d’utiliser avec la plus grande parcimonie les engrais et les produits phytosanitaires. La robotique permettrait, entre autres, de remplacer la chimie, par exemple avec l’usage de robots capables d’arracher les adventices. Elle serait aussi un nouveau relai d’amélioration de la productivité du travail en même temps qu’une solution à la pénurie de main-d’œuvre dans l’agriculture, comme la diffusion des robots de traite le montre. Les bassins de rétention des eaux pluviales (que les opposants nomment méga-bassines), apparaissent comme la solution aux sécheresses printanières et estivales.

Toutes ces solutions techniques ou infrastructurelles sont vues comme écologiques car faiblement émettrices de gaz à effets de serre. Les critiques montrent néanmoins qu’elles reposent sur d’autres formes d’extraction (par exemple les métaux rares pour les robots), d’appauvrissement de la diversité biologique (génétique) et n’éliminent qu’une partie des rejets polluants. Elles ont pour point commun (et avantage, selon leurs défenseurs) d’offrir des solutions techniques qui répondent à des problèmes ponctuels, sans remettre en cause les logiques structurantes du productivisme agricole.

Selon les estimations, une transition des systèmes agricoles fondée uniquement sur les solutions techniques et la généralisation de bonnes pratiques agricoles (comme l’agriculture de précision), ne permettrait de diminuer les émissions de GES que de 12 à 15 %, loin derrière l’objectif assigné à l’agriculture par la Stratégie Nationale Bas-Carbone de – 46 % (Michel Duru et Olivier Thérond, 2023).

Les mesures qui pourraient avoir une portée réellement transformatrice, comme les subventions redistributives allouées aux plus petites exploitations par la PAC (3,3 milliards d’euros pour la France pour la durée de la PAC 2023-2027), les Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC, un milliard d’euros) ou les subventions à l’agriculture biologique (un milliard d’euros), ne suffisent pas à infléchir les tendances structurelles du productivisme (soutenues par l’aide de base, proportionnelle à la taille des exploitations, d’un montant de 16,2 milliards pour la période 2023-27). Ce sont des mesures correctives marginales qui n’enrayent en rien les logiques productivistes responsables de la dégradation des milieux.

Finalement, les mécanismes de verdissement, normes ou incitations financières, comme les solutions techniques proposées, ne sont que des rustines pour faire perdurer un système productiviste anachronique et en décalage complet avec l’accroissement des inégalités et la nouvelle donne planétaire. La crise actuelle montre que la politique de modernisation agricole est dans l’impasse, qu’elle ne parvient même pas à infléchir le système : le productivisme vert, comme le capitalisme vert, n’est qu’un oxymore impossible à réaliser.

Devant ce constat, deux voies de sortie sont possibles. La première est de poursuivre l’élan productiviste en Europe en franchissant un seuil quantitatif dans l’augmentation de la taille des exploitations. Cela signifie passer d’une agriculture familiale à une agriculture entrepreneuriale capable de mobiliser les capitaux massifs que nécessiteraient des méga-exploitations, ce que l’on voit dans les grandes plaines d’Europe de l’Est, mais également poindre dans les grands bassins de production français. Cette voie semble rejetée par la base agricole, y compris par les plus grands exploitants.

La deuxième voie est une transformation radicale, réellement systémique, agissant à la fois sur la production agricole et l’alimentation. Mais par quelle politique la mettre en œuvre, dans un monde agricole malmené par le productivisme ?

Sortie de crise : redonner le pouvoir aux territoires

On sait à quoi devraient ressembler des systèmes agroécologiques respectueux des milieux et des humains qu’ils nourrissent et de ceux qui y travaillent. De tels systèmes sont expérimentés. Les recherches en agronomie et en sciences sociales montrent qu’ils fonctionnent tant d’un point de vue agronomique, économique qu’écologique. Une relocalisation des systèmes agri-alimentaires, comblant le décalage entre consommateurs et producteurs, assurant pour des prix raisonnables une alimentation de qualité est possible.

De tels projets sont très concrètement mis en œuvre, par exemple par les Projets Alimentaires Territoriaux qui sont activés un peu partout par les collectivités territoriales. Le problème aujourd’hui n’est pas technique ou économique, il est stratégique. Comment mettre en œuvre une transformation systémique ? La contestation actuelle laisse apparaître qu’elle ne pourra pas être pilotée « par le haut », par des institutions agricoles européennes et nationales délégitimées, ni au moyen de normes descendantes, ni par des incitations de marché, comme le montre la crise de l’agriculture biologique.

Une esquisse de solution parcourt à bas bruit les lieux de la contestation : les territoires. Reterritorialiser les politiques agricoles ne signifie pas simplement relocaliser les filières. Il s’agit de relocaliser la prise de décision et de redonner le pouvoir aux citoyens-consommateurs ainsi qu’aux acteurs de la production. Appliquer à des échelles plus grandes le principe européen de subsidiarité, acter une nouvelle décentralisation en donnant un pouvoir délibératif et décisionnel à la fois aux usagers, aux producteurs, aux consommateurs. Élaborer des règles en contexte, ambitieuses et radicales du point de vue écologique et social, réalistes car adaptées aux spécificités locales, légitimes car pensées par ceux auxquelles elles s’appliquent. « On demande [que les normes] soient adaptées ou au mieux, elles se discutent. C’est-à-dire que lorsque l’on va sur un processus d’autonomie, c’est de pouvoir adapter les normes, les règles pour qu’elles soient applicables. » (Joseph Colombani, président de la chambre d’agriculture de Haute-Corse).

Des acteurs que l’on oppose souvent sont réunis dans les mêmes lieux de lutte : céréaliers et éleveurs ; conventionnels et bio ; producteurs et consommateurs. Une approche territoriale pourrait ménager des alliances inattendues, des « classes géosociales » réunies autour d’un intérêt commun, améliorer les conditions d’existence communes : alimentation saine et de qualité, préservation des milieux locaux, lutte pour maintenir l’habitabilité de la Terre. Une nouvelle PAC qui serait territoriale, pour en finir avec un productivisme « qui marche sur la tête ».


Alexis Gonin

Géographe, Enseignant-chercheur à l’Université Paris Nanterre