International

Les juges peuvent-ils faire la paix au Proche Orient ?

Juriste, Sociologue

Si le conflit israélo-palestinien vient pointer l’écart qui existe entre la légitimité et le manque d’efficacité de la justice pénale internationale, elle a pourtant le devoir d’offrir aux victimes israéliennes et palestiniennes une juridiction effective. Les propos et le déplacement récent en Israël du Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) – alors que l’enquête préliminaire sur la situation en Palestine était au point mort depuis 2019 – laissent espérer qu’il souhaite dorénavant se donner les moyens pour enquêter sur les crimes pendant le conflit.

Les titres de la justice internationale à juger les responsables des crimes qui choquent la conscience de l’humanité sont désormais bien assurés. Depuis les années 90, des tribunaux internationaux mènent des enquêtes, émettent des mandats d’arrêt et tiennent des procès. Il s’agit indéniablement d’un succès majeur pour le droit international humanitaire et la protection des droits de l’homme dans le monde.

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Mais l’efficacité de la justice pénale internationale n’est pas pour autant établie. De nombreuses grandes puissances n’ont pas ratifié le statut de Rome de la Cour pénale internationale voire lui sont explicitement hostiles. Si le récent mandat d’arrêt émis contre Vladimir Poutine montre qu’aucun dirigeant n’est a priori hors de portée des juges, la justice internationale apparaît encore comme une justice d’exception.

Le conflit israélo-palestinien vient pointer douloureusement cet écart entre la légitimité et le manque d’efficacité de la justice pénale internationale. Après avoir esquissé les lignes de front juridique de ce conflit, nous examinerons les moyens à la disposition du Procureur de la CPI pour se saisir de la situation puis nous explorerons les effets de la justice pénale internationale sur le déroulement des hostilités.

En commettant les massacres du 7 octobre 2023, le Hamas a commis des crimes d’une gravité inégalée contre un très grand nombre de civils israéliens. En représailles, l’État d’Israël a lancé une campagne de bombardement et d’opérations terrestres sans précédent dans la bande de Gaza qui fait de très nombreuses victimes parmi la population civile palestinienne piégée dans une enclave sans possibilité de fuir. Au vu de tant de violence, la justice pénale internationale a le devoir d’offrir aux victimes israéliennes et palestiniennes une juridiction effective.

Rappel des lignes de front juridiques du conflit

En 1947, les Nations unies mettent fin au mandat britannique sur la Palestine et partagent la région en deux États. Sur le terrain, cette décision est cependant refusée par les Palestiniens, qui jugent la répartition territoriale inéquitable, et ne met pas fin à la guerre civile avec la communauté juive. Lorsque les troupes de plusieurs pays arabes voisins décident d’attaquer Israël pour prêter main forte aux forces palestiniennes, la guerre devient un conflit armé international. Il se termine par la victoire militaire de l’armée israélienne, l’expulsion de nombreux Palestiniens de leurs terres, un redécoupage des frontières et le début d’une occupation des territoires palestiniens.

Sans retracer l’histoire de ce confit, il nous semble important de rappeler que le conflit israélo-palestinien revêt une importance primordiale pour le droit international : il est le produit d’une décision juridique qui souffre de n’avoir jamais été appliquée.

La Cour internationale de justice (CIJ) étant l’organe judiciaire des Nations unies, il est normal que les États parties se tournent vers elle pour régler leurs différends et demander l’application du droit international. Parmi les différentes demandes relatives adressées à la CIJ, nous pouvons surtout retenir l’avis consultatif de 2004 de la Cour sur les « Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé », qui demande à Israël de démanteler le mur, de réparer tous les dommages causés et enjoint tous les États à ne pas reconnaître la situation. À l’occasion du déclenchement de l’offensive israélienne à Gaza de 2023, l’Afrique du Sud a saisi la CIJ d’un nouveau contentieux pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du génocide de 1948 (« Convention Génocide »).

Cette démarche de l’Afrique du Sud peut surprendre car ce pays n’est pas partie au conflit, mais elle est parfaitement légale dans la mesure où tous les États signataires de la Convention Génocide ont un « intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni. Un tel intérêt commun implique que les obligations en cause sont dues par tout État partie à la convention à tous les autres États parties au traité en question » (CIJ, 26 janvier 2024).

Les juges se sont pour l’instant uniquement prononcés sur les « mesures conservatoires » demandées par l’Afrique du Sud et n’ont pas démarré les débats au fond. En attendant la clôture d’une procédure qui devrait s’étaler sur des années, l’État d’Israël devra cependant se défendre sur le terrain médiatique de l’accusation infamante de génocide, particulièrement pour un État né au lendemain de la Shoah.

Si l’État d’Israël est attrait en justice devant la CIJ, des dirigeants israéliens ont déjà été attaqués devant des tribunaux nationaux au nom de la compétence universelle pour crime contre l’humanité. En particulier, nous pouvons nous souvenir des tentatives de plusieurs avocats de poursuivre des responsables israéliens pour les crimes commis par les milices phalangistes libanaises dans le camp de Sabra et Chatila en 1982. La démarche judiciaire la plus médiatisée a certainement été celle intentée le 18 juin 2001 par la communauté palestinienne du Liban contre Ariel Sharon, qui venait d’être élu Premier ministre d’Israël. Loin d’aboutir à un procès, cette affaire s’est conclue par le démantèlement de la loi de compétence universelle par le gouvernement belge, qui ne voulait pas transformer ses cours de justice en chambre d’écho judiciaire des conflits mondiaux.

L’Autorité palestinienne ne s’est pas associée à cette plainte contre Ariel Sharon, qui contrariait ses efforts de négociations. Après l’opération « Plomb durci », Mahmoud Abbas a cependant cherché à porter le conflit avec Israël devant la CPI. L’Autorité palestinienne a rencontré beaucoup d’obstacles, essentiellement fondés sur les doutes entourant sa qualité d’État au regard du droit international public. En novembre 2012 avec l’adoption de la Résolution 67/19, la Palestine s’est cependant vu reconnaître le statut d’État non-membre observateur à l’Assemblée générale des Nations unies. Forte de ce succès, la Palestine est devenue en 2015 le 123e État membre du traité de Rome et a donné mandat à la CPI pour enquêter sur les crimes commis lors du conflit de 2014 à Gaza.

À compter du 18 mai 2018, l’Autorité palestinienne a saisi le Procureur lui demandant d’enquêter plus largement sur les crimes passés, actuels et à venir. Le conflit israélo-palestinien a alors fait l’objet d’un examen préliminaire par le Procureur, ouvrant la voie à de possibles poursuites. Le 20 décembre 2019, la Procureure Fatou Bensouda a d’ailleurs conclu qu’il existait une base raisonnable de croire que des crimes ont été commis par les forces de défense israéliennes, le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens.

Depuis lors, une enquête est en cours sans qu’aucune action ne soit venue témoigner du dynamisme de l’enquête ou de la réelle volonté de la faire progresser. Tout comme dans le cas de l’Afghanistan, l’ouverture de l’enquête sur la situation en Palestine a provoqué de vives réactions, de la part d’Israël mais aussi des États-Unis, qui vont de l’interdiction de visa pour le personnel de la CPI à des accusations d’antisémitisme. Le rebond spectaculaire du conflit en 2023 pourrait cependant faire évoluer rapidement le cours de la justice.

Jusqu’à la saisine de la CIJ par l’Afrique du Sud, le gouvernement israélien n’avait pas envoyé de juristes pour se défendre afin de ne pas légitimer ces procédures judiciaires. Mais ce refus de participer à la justice internationale ne doit pas cacher l’activité de la justice nationale israélienne.

Tout d’abord, les magistrats israéliens se sont employés à arrêter et juger les Palestiniens responsables de crimes contre des civils israéliens qui ont ponctué l’histoire du conflit. La prise d’otage de civils israéliens pendant l’attaque du 7 octobre est d’ailleurs considérée par le Hamas comme une monnaie d’échange contre la libération d’un certain nombre de prisonniers palestiniens détenus en Israël. Par ailleurs, des organisations de droits de l’homme israéliennes et palestiniennes enclenchent régulièrement des procédures en Israël, devant la Cour suprême et les juridictions militaires, pour demander un contrôle judiciaire de la politique d’occupation et des différentes opérations militaires.

Ces organisations de défense des droits des Palestiniens sont cependant frustrées du résultat de ces démarches devant la justice nationale et dénoncent régulièrement la lenteur et l’inadéquation des enquêtes. Pas un seul haut responsable israélien, civil ou membre des forces de défense israéliennes, n’a été poursuivi et jugé pour des crimes commis contre des Palestinien depuis la création de l’État d’Israël (Nada Kiswanson, 2023).

Les options de la Cour pénale internationale

Le Bureau du Procureur a reçu plusieurs renvois de plusieurs États parties à la CPI concernant la situation en Israël et Palestine, notamment de la part de l’Afrique du Sud, du Bangladesh, de la Bolivie, des Comores, de Djibouti, la République du Chili et des États-Unis mexicains. Devant cette mobilisation, Karim Kahn a déjà fait plusieurs déclarations pour affirmer qu’il était compétent pour enquêter sur les crimes commis depuis le 7 octobre 2023. Alors que l’enquête préliminaire sur la situation en Palestine était au point mort depuis 2019, et que le budget qui lui était dévolu était très réduit, ses propos montrent qu’il souhaite dorénavant se donner les moyens pour enquêter sur les crimes pendant le conflit. Et son récent déplacement en Israël, totalement impensable il y a encore quelques mois, montre qu’il est pris au sérieux.

Si des mandats d’arrêt étaient émis par la Chambre préliminaire, il convient de se demander quelle serait leur chance d’être exécutés. À ce propos, on peut rappeler que l’Afrique du Sud, prompte aujourd’hui à déposer plainte contre Israël devant la CIJ, a refusé d’appliquer le mandat d’arrêt de la CPI émis contre Omar el-Beshir pour génocide lors de la visite de ce dernier dans le pays en 2015. Tout comme les mandats d’arrêt contre Joseph Kony, émis il y a 14 ans, contre Omar el-Beshir, émis il y a 11 ans, et plus récemment contre Vladimir Poutine, il y a de fortes chances que les demandes de citations à comparaître contre des responsables palestiniens ou israéliens restent longtemps lettres mortes.

Outre le manque de coopération des États, le Conseil de sécurité des Nations unies lui-même peut interférer avec la procédure judiciaire. En effet, l’article 16 du Statut de la CPI permet au Conseil de sécurité de suspendre les enquêtes et les poursuites pour une période de 12 mois renouvelable s’il considère qu’elle porte atteinte à la paix et à la sécurité internationale. Il est toutefois peu probable que dans sa composition actuelle, il puisse recourir à cet article sans l’opposition d’un véto.

Dans une intervention récente, le juge Bruno Cotte, qui a siégé à la CPI de 2007 à 2014, s’est alarmé de cette situation qui donne l’image d’une justice internationale impuissante. Au nom de « l’intérêt de la justice », le juge Cotte propose que la CPI se donne les moyens procéduraux de tenir des procès par contumace. Sous réserve de prendre un certain nombre de garanties vis-à-vis des droits de la défense, de tels procès in abstensia offrent aux juges les moyens de prendre le monde à témoin et de rappeler les attentes de la justice aux parties concernées. Vu l’hostilité des juristes anglo-saxons à cette procédure, il est peu probable que cette proposition aboutisse à court terme. Cependant, les juges de la CPI ont envisagé récemment, dans une décision sur l’affaire Joseph Kony datée du 23 novembre 2023, de tenir des audiences publiques de confirmation des charges en l’absence du suspect, ce qui constitue un premier pas.

Une telle lecture publique des charges peut s’inspirer de ce que le juge Claude Jorda a réalisé lorsqu’il siégeait au Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. À défaut d’exécution des mandats d’arrêt émis contre Karadžić et Mladić, les juges avaient décidé alors d’entendre solennellement les preuves réunies contre eux. Pour reprendre les mots de la décision : « Lorsqu’elles sont citées à comparaître par le Procureur, les victimes peuvent, dans ce cadre, faire entendre leurs voix et les pérenniser dans l’Histoire. Ainsi la justice pénale internationale, dont le cours ne saurait s’accommoder des défaillances des individus ou des États, doit-elle poursuivre sa mission de recherche de la vérité sur les actes perpétrés et les souffrances endurées ainsi que de l’identification des responsables présumés et de leur arrestation » (Le Procureur c. Karadzic et Mladic, Décision du 11 juillet 1996). Comme Pierre-Yves Condé l’a souligné, il s’agit d’une « procédure de scandale », qui permet de dénoncer l’inaction des États face à l’impunité des responsables de crimes.

Mais le fait qu’une situation soit longtemps en examen préliminaire sans ouverture d’enquête ou qu’une enquête ne débouche pas rapidement sur des mandats d’arrêt ne signifie aucunement qu’elle tombe dans l’oubli. Si la CPI a bien été créée pour lancer des poursuites pour violations des crimes internationaux, elle n’a pas forcément pour vocation de tenir elle-même tous les procès. Selon le principe de complémentarité, la Cour va juger uniquement lorsque les États n’ont pas la capacité ou la volonté de mener véritablement à bien des enquêtes et poursuites. La CPI exerce une pression sur un État pour qu’il entreprenne des démarches de lutte contre l’impunité et ne se substitue aux autorités judiciaires nationales qu’en dernier recours. Comme le cas de la Colombie le démontre, la situation peut durer aussi longtemps que l’État concerné fait des démarches significatives.

Le principe de complémentarité a été voté pour convaincre les États de jouer le jeu de la justice pénale internationale. Et il s’agit d’ailleurs d’un argument qui pourrait convaincre le gouvernement israélien de coopérer avec la Cour, dans la mesure où l’indépendance de son système judiciaire lui permettrait de diligenter de vraies enquêtes indépendantes contre des hommes politiques ou des militaires. En effet, l’État d’Israël a les capacités de lancer et de faire valoir ses propres enquêtes nationales sur l’ensemble de la situation, non seulement sur les agissements du Hamas le 7 octobre mais aussi sur ceux des troupes israéliennes dans le cadre des opérations armées dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.

A contrario, il n’y a aucune chance que le Hamas, classé groupe terroriste dans de très nombreux pays, développe une volonté politique de poursuivre les personnes responsables des crimes commis lors de l’attaque du 7 octobre. De même que le Hezbollah n’a jamais livré les personnes suspectes au Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) ni diligenté d’enquêtes contre elles, il y a de fortes chances que le Hamas continue de protéger les responsables du massacre du 7 octobre.

Quant à l’Autorité palestinienne, d’après les Accords d’Oslo (dénoncés par Mahmoud Abbas), elle a renoncé à sa compétence pénale sur les ressortissants israéliens. Dès lors, la poursuite d’Israéliens pour des crimes entrant dans le champ de compétence de la Cour ne pourrait se faire que devant la CPI, les juridictions israéliennes et éventuellement, bien que difficilement, sur la base de la compétence universelle d’autres États.

Les juges de la CPI ne cherchent pas à juger à la place des États. Au nom du principe de complémentarité, ils n’agiront que si la justice israélienne manque de volonté pour enquêter sur les crimes allégués.

Après la bataille politique sur la réforme de la Cour suprême voulue par Benjamin Netanyahu, il s’agira d’un nouveau test d’indépendance pour la justice israélienne qui doit montrer à la communauté internationale sa volonté de lutter contre l’impunité. Une partie importante de la population civile israélienne a manifesté contre le projet de Netanyahu de changer la procédure de nomination des juges qu’elle considérait être une menace pour la démocratie. Maintenant, la justice israélienne dispose peut-être des moyens de démontrer à nouveau cette indépendance, en s’appuyant cette fois sur le droit pénal international. En effet, il reviendra aux procureurs israéliens d’enquêter sur les crimes qui auraient été commis pendant la guerre avant que le Procureur de la CPI ne le fasse.

La nécessité des enquêtes devant l’érosion du droit international humanitaire

Le droit international humanitaire (DIH) a une vocation purement humanitaire dont l’objectif est de limiter les souffrances causées par la guerre en limitant les méthodes et moyens de combats, les cibles mais aussi en garantissant des secours aux populations victimes du conflit. Limiter la violence armée au strict nécessaire de la guerre : l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi. Pour reprendre les termes de la Déclaration de Saint-Pétersbourg (1868), « ayant fixé d’un commun accord les limites techniques où les nécessités de la guerre doivent s’arrêter devant les exigences d’humanité ». De manière pragmatique, le DIH impose aux parties au conflit un grand nombre d’obligations qui consacrent le fait que la guerre n’est pas une zone de non-droit.

Une distinction préliminaire est nécessaire : le DIH relève du jus in bello, le droit dans la guerre, par opposition au jus ad bellum, le droit de faire la guerre. Ce sont deux corpus juridiques bien distincts. Le jus ad bellum est essentiellement encadré dans la Charte des Nations unies qui explicite quand il peut être fait recours à la force armée. Lorsqu’une situation de violence peut être qualifiée de « conflit armé », à l’instar du conflit actuel dans la bande de Gaza, c’est le DIH (ou droit des conflits armés) qui s’applique. Il est indifférent aux motifs de la guerre. Ses règles s’appliquent de manière égale, peu importe si les belligérants mènent une guerre licite ou non au regard du droit international : même lorsqu’un État fait un usage légitime de la force, il n’est pas pour autant dispensé de ses obligations dans la conduite des hostilités. Sa responsabilité n’en serait par ailleurs ni excusée ni atténuée s’il commet des infractions avérées au DIH.

Depuis le commencement des bombardements par les forces de défense israéliennes sur la bande de Gaza et les opérations terrestres, les discours politiques de plusieurs dirigeants ont longtemps entretenu une confusion générale et problématique entre le jus ad bellum et le jus in bello. Les discours de retenue, de (r)appel au respect du DIH ont tardé, laissant suggérer un temps de latence où les règles d’humanité se trouveraient suspendues au nom de la légitime défense. En témoigne notamment l’errance et l’incapacité du Conseil de sécurité de l’ONU, chargé d’assurer la paix et la sécurité internationale, à affirmer une position sans équivoque sur le respect du droit.

Le DIH s’applique dès le commencement des hostilités armées. L’affirmer, le rappeler, n’annihile en rien l’horreur des actes commis le 7 octobre et la nécessité d’en faire toute la lumière et d’enclencher les poursuites relatives. Or, les justifications politiques reprises dans de nombreux médias nationaux et étrangers relatives à l’instauration d’un « siège complet » ainsi que sur les offensives contre des biens protégés, laissent prospérer tant pour ce conflit, mais aussi inéluctablement ailleurs, la conviction qu’une offensive armée ayant pour finalité l’anéantissement d’un groupe qualifié de terroriste et la libération d’otages justifierait l’ensemble des moyens utilisés pour y parvenir. Ce serait la disparition des règles du DIH.

En ordonnant le « siège complet », le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, déclarait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant, nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence ». De nombreux humanitaires, rompus aux situations de conflit, de violence extrême, soulignent sans grande hésitation que la difficulté d’accès à la population et d’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza est « exceptionnelle » et aurait atteint des « proportions inédites » tant le blocus auquel est soumis la population gazaouie depuis des décennies se prolonge depuis le 7 octobre par un siège d’une étanchéité remarquable. Or, en DIH, lorsqu’une zone est placée en état de siège, le ravitaillement de biens essentiels à la survie de la population doit être autorisé.

Le DIH interdit l’interruption du passage des biens, en particulier médicaux et alimentaires. Les parties au conflit doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre de secours humanitaires destinés aux personnes civiles dans le besoin, de caractère impartial et fournis sans aucune distinction de caractère défavorable, sous réserve de leur droit de contrôle (Règle 55, CICR). L’ensemble de la population ne peut être puni pour des actes hostiles commis par un groupe armé, soit-il aussi qualifié de terroriste par des États. Les punitions collectives sont interdites.

La prise en otage est illégale, elle est un crime, tant au niveau national qu’international. Tous les moyens nécessaires et légaux doivent être mis en œuvre pour en assurer la libération. C’est une évidence. Cela ne doit pas pour autant devenir une condition à l’accès aux victimes par les organisations de secours. Il s’agit d’un droit d’accès prévu par le DIH, un principe essentiel au secours humanitaire pour les victimes des conflits reconnu comme une règle coutumière tant dans les conflits armés internationaux que non internationaux. C’est un droit qui ne peut être limité par les belligérants que dans des circonstances définies. Pour le belligérant, c’est une obligation de résultat qui ne l’ampute pas de ses préoccupations miliaires.

Ainsi, le DIH, droit pragmatique, répond à la préoccupation d’Israël concernant le possible détournement de fournitures au profit du Hamas. Il lui reconnaît un droit de contrôle de l’aide acheminée afin de veiller à ce que l’ennemi n’en tire pas un avantage manifeste pour ses efforts militaires ou son économie. En ce sens, la quatrième mesure conservatoire ordonnée par la CIJ le 26 janvier dernier n’est finalement pas exceptionnelle, elle n’est qu’un rappel d’une obligation déjà pesant sur Israël notamment en vertu du DIH : « L’État d’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza. »

Des opérations militaires ont été lancées contre des hôpitaux encore fonctionnels, prenant en charge de nombreux patients. Selon l’Organisation mondiale de la santé, à la fin janvier 2024 ce ne sont que 13 hôpitaux sur les 36 qui fonctionnaient et uniquement partiellement et sans le personnel médical spécialisé nécessaires pour faire face au grand nombre de malades et de blessés, sans les médicaments, les fournitures médicales, le fuel, l’eau, la nourriture nécessaires pour les patients et le personnel médical.

Attardons-nous sur ces offensives lancées contre des structures médicales et rappelons à ce sujet le cadre juridique général applicable. Depuis la signature de la première Convention de Genève en 1864, un principe fondamental du DIH est que les blessés et les malades seront recueillis et soignés, qu’il s’agisse de civils ou des combattants blessés considérés comme étant hors de combat. La quatrième convention de Genève et les règles coutumières du DIH étendent la protection aux unités médicales où ces blessés et malades sont soignés, à l’instar des hôpitaux.

Malgré ce cadre juridique, et le rappel de la protection de mission médicale en période de conflits par le Conseil de sécurité dans sa résolution 2286 (3 mai 2016), de nombreuses attaques contre des structures médicales sont malheureusement comptabilisées à travers les conflits, et celui au Proche-Orient ne fait pas exception. Ces attaques sont souvent justifiées comme nécessaires pour déloger ou neutraliser des éléments terroristes abusant de la protection accordée aux structures médicales. Cette rhétorique fondée sur une approche de lutte contre le terrorisme fait l’économie de la rigueur du DIH et permet alors de justifier politiquement et dans l’opinion publique l’ampleur des destructions du système de santé.

Or, les hôpitaux bénéficient d’une protection spéciale. Celle-ci, soyons clairs, n’est pas absolue. Cette protection peut être perdue si l’hôpital est utilisé « pour commettre, en dehors des devoirs humanitaires, des actes nuisibles à l’ennemi ». Il est précisé que le fait que des militaires blessés ou malades sont traités dans ces hôpitaux « ne sera pas considéré comme acte nuisible ». Cela ne signifie pas pour autant que l’hôpital deviendrait automatiquement un objectif militaire. La condition préalable à toute attaque est de démontrer que l’hôpital contribuerait effectivement à l’action militaire au moment de l’attaque, que cette attaque procurera à celui qui la lance un avantage militaire certain.

Même si ces conditions sont réunies et que l’hôpital peut être considéré comme un objectif militaire, le DIH précise que non seulement l’hôpital doit être averti : « la protection ne cessera qu’après une sommation fixant, dans tous les cas opportuns, un délai raisonnable et demeuré sans effet », mais aussi que, si l’attaque est malgré tout lancée, celle-ci doit se conformer aux principes de précaution et de proportionnalité. En d’autres termes, toutes les mesures possibles pour réduire au minimum les dommages causés aux civils et aux infrastructures civiles, ce qui inclut les hôpitaux, doivent être prises (principe de précaution) et que toute attaque dont on peut raisonnablement prévoir que les dommages causés aux civils et/ou aux infrastructures civiles l’emporteront sur l’avantage militaire concret et direct est une attaque disproportionnée et ne doit pas être poursuivie (principe de proportionnalité).

Nous devons garder à l’esprit que toutes les parties au conflit ont l’obligation non seulement de respecter (c’est-à-dire de ne pas attaquer), mais aussi de protéger activement les structures de santé contre les effets continus de la violence. La coupure de l’électricité, de l’eau et du carburant dans les hôpitaux constitue en ce sens une violation manifeste de l’obligation de protéger les structures médicales. Cela signifie aussi s’en distinguer en tant que belligérant et ne pas les utiliser comme des boucliers.

La destruction, totale ou partielle, de structures médicales a un immense impact, qui va au-delà de la simple destruction d’une infrastructure. Cela impacte non seulement la fourniture d’un espace sécurisé pour les blessés et malades, la confiance en ces lieux de soins, dissuadant certains d’y rechercher des soins, et provoque une dégradation importante de la capacité à soigner à un moment où l’aide médicale est une nécessité vitale. C’est fragiliser l’essence du DIH.

Il est essentiel de lutter contre les tendances à la simplification, à l’édulcoration du langage et des règles du DIH. Il est urgent de corriger rapidement cette tendance car, à défaut, outre les ravages causés dans ce conflit, c’est une fragilisation terrifiante d’un socle commun dont l’onde de choc se propagera inéluctablement à d’autres conflits. Le triptyque de la professeure Mireille Delmas-Marty s’y prête particulièrement : Résister, responsabiliser et anticiper. Résister à la déshumanisation, responsabiliser les acteurs globaux et anticiper les risques à venir.

Les représentants d’Israël lors de leurs plaidoiries devant la CIJ ainsi que le juge ad hoc désigné par Israël, le juge Aharon Barak, ont souligné que le dossier porté par l’Afrique du Sud n’est pas un dossier sur le génocide mais sur l’application du DIH. Si pour le premier volet nous vous invitons à lire l’article de Sharon Weill dans AOC, nous ne pouvons qu’être d’accord sur le fait que les opérations militaires en cours à Gaza, mais aussi en Cisjordanie, nécessitent une analyse de leur conformité avec les règles du DIH. L’ampleur des destructions et du nombre des personnes tuées ne cesse de questionner sur le respect par les forces israéliennes de ses obligations en vertu du DIH et sur la nécessité que cela fasse l’objet d’une procédure publique, accessible au plus grand nombre, en premier lieu pour les victimes de ce conflit mais aussi parce que les conséquences transcendent le conflit actuel.

Si l’on peut craindre que cet étiolement sémantique soit un indicateur d’une forme de renoncement par plusieurs États à une application égale du DIH, il est tout à fait raisonnable de dire que c’est bien une doctrine militaire israélienne assumée qui est à l’œuvre et dont on peut légitimement questionner la compatibilité avec les règles essentielles du DIH. Si, dans son opinion séparée à la décision sur les mesures conservatoires rendue par la CIJ, le juge Aharon Barak souligne à la fois que « Governments have been replaced, new justices have come to the Supreme Court, but the DNA of Israel’s democracy does not change » et que « If anything, history has taught us that the best attempts at peace in the Middle East have generally, been a result of political negotiations and not judicial recourse », il est difficile de croire à l’heure actuelle qu’une paix et le (r)établissement d’un minimum de confiance entre les parties au conflit mais aussi entre de nombreux États puissent être possibles sans laisser les nombreuses instances judiciaires saisies suivre leur cours de manière indépendante.

La lutte contre l’impunité constitue un maillage de tribunaux nationaux et de tribunaux internationaux. Si elle n’est pas poursuivie dans son propre pays, une personne suspectée d’avoir commis un crime peut être poursuivie par les tribunaux nationaux étrangers au nom de la compétence universelle ou par des juridictions internationales.

Les membres du Hamas qui ont organisé l’attaque et les enlèvements du 7 octobre pourraient être arrêtés dans tous les pays qui coopèrent au sein du réseau de lutte contre l’impunité. Ils devront certainement répondre de crimes contre l’humanité, pour l’attaque systématique contre la population civile israélienne, mais aussi de crimes de guerre, chaque fois qu’il sera démontré qu’ils ont utilisé des civils comme boucliers humains. Des soldats et des responsables israéliens pourraient également devoir rendre des comptes de violations du droit international humanitaire et de crimes de guerre commis pendant les opérations militaires à Gaza et en Cisjordanie.

Afin d’éviter cette mise en cause internationale, les tribunaux israéliens doivent prendre les devants en lançant eux-mêmes des enquêtes sur le déroulement des hostilités à Gaza ainsi qu’en Cisjordanie et, le cas échéant, en organisant les procès des responsables de violations du droit. Au-delà de la lutte contre l’impunité, ces enquêtes pourraient réaliser la jonction politique entre ceux qui défendent l’indépendance de la justice contre les dérives extrémistes de Benjamin Netanyahu et ceux qui défendent les droits des Palestiniens.

NdA : Les idées exprimées dans cet article reflètent uniquement nos opinions et ne représentent pas celles des institutions pour lesquelles nous avons travaillé ou travaillons actuellement.


Leïla Bourguiba

Juriste, Directrice du séminaire Impact du droit international en Méditerranée et au Moyen-Orient à l’iReMMO

Julien Seroussi

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