Politique

La « sainte colère » des agriculteurs

Sociologue, Sociologue

S’il a pu revêtir les apparences d’un énième épisode du face-à-face ritualisé entre la profession agricole et l’État, le mouvement des agriculteurs qui s’incarne depuis janvier révèle les profondes mutations qui ont progressivement reconfiguré la représentation et la mise en débat de l’agriculture dans l’espace public.

La mobilisation en cours dans le monde agricole repose sur des mots d’ordre simples, qui se sont révélés politiquement efficaces : moins de normes et de paperasse, plus de contrôle des accords commerciaux avec la grande distribution, le maintien des avantages fiscaux sur le carburant, la régulation des importations. Mais dès qu’on essaye de les analyser comme un tout, ces revendications présentent plusieurs paradoxes.

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Listons-en quelques-uns : en combinant des demandes sur les prix (à garantir), le protectionnisme douanier (à renforcer), les zones de non-traitement phytosanitaire (à éliminer) ou encore les démarches administratives (à simplifier), le mouvement se caractérise tout d’abord par une demande simultanée de « plus d’État » et de « moins d’État », en mêlant de façon apparemment désordonnée des revendications économiques et environnementales, sur fond d’une demande générale de « respect » et de « dignité » pour les mondes agricoles.

Deuxièmement, ce mouvement marque le retour de modes d’action directs tels que les blocages routiers, le déversement de lisier ou encore la dégradation de bâtiments administratifs, dans un contexte où les organisations professionnelles agricoles dominantes semblaient plutôt vouloir attribuer le mistigri de la « violence » politique à leurs adversaires écologistes, ainsi qu’en témoignent les positions prises suite aux manifestations écologistes de Sainte-Soline ou encore à l’intrusion de militants d’Extinction Rebellion sur le stand de la FNSEA au Salon International de l’Agriculture en février 2022.

Troisièmement, comme cause de ses multiples maux, le mouvement se désigne pour adversaires des « écologistes » alors même qu’en France, l’écologie politique a connu des succès électoraux pour le moins modérés au cours des vingt dernières années, et que les écologistes se montrent eux-mêmes très critiques du manque d’ambition des politiques environnementales.

Enfin, les quatre principaux syndicats agricoles (FNSEA, Jeunes Agriculteurs, Coordination Rurale et Confédération Paysanne) participent (jusqu’ici) à ce mouvement en dépit de leurs oppositions sur la plupart des enjeux mis en discussion, et de leur compétition à venir pour les élections professionnelles de la fin de l’année 2024.

Comment rendre compte de ces contradictions ? Les recherches que nous menons depuis 2019 sur les contre-mobilisations agricoles face à la critique environnementale nous permettent d’avancer quelques explications. Loin de n’être qu’une simple bouffée de colère, le mouvement qui s’est incarné en janvier, dont le caractère transnational doit également nous mettre la puce à l’oreille, révèle les profondes mutations qui ont reconfiguré la représentation et la mise en débat de l’agriculture dans l’espace public.

S’il a pu revêtir les apparences d’un énième épisode du face-à-face ritualisé entre la profession agricole et l’État (blocages, visite du ministre, concertation, annonces), il s’inscrit en réalité dans une configuration politique devenue instable. D’abord, le quasi-monopole de la FNSEA sur la représentation politique de « la Profession » s’est progressivement érodé depuis les années 1990, avec la création de nouveaux syndicats (la Confédération Paysanne, en 1987, et la Coordination Rurale en 1991).

Ces dernières années, l’espace public numérique s’est élargi et a vu, dans le domaine agricole comme dans bien d’autres, l’apparition de nouveaux leaders d’opinion (sur Twitter et YouTube notamment), sans mandats syndicaux mais dotés d’une audience croissante et d’une liberté de ton nouvelle. Surtout, le fait majeur réside dans la diffusion croissante, dans des espaces de grande écoute, de la critique du productivisme agricole et de ses conséquences sanitaires et environnementales. Alors que ces enjeux étaient auparavant considérés comme des questions sectorielles d’organisation de la production, gérées dans des espaces administratifs et techniques bien circonscrits, la médiatisation croissante – sous l’effet de mobilisations environnementales de longue haleine – des risques posés par l’usage des pesticides, de la maltraitance animale ou encore de la contribution des animaux d’élevage au réchauffement climatique, ont produit une nouvelle donne médiatique et politique.

Alors que la question agricole se réglait jusqu’à une période récente entre l’État et le syndicat majoritaire (la « cogestion » dénoncée de longue date à gauche, et encore aujourd’hui), le mouvement récent marque la complexification du paysage politique agricole. Il existe désormais un triangle mouvant, au sein duquel mouvements environnementalistes et mondes productifs agricoles luttent dans l’espace public pour imposer leur agenda et faire valoir leur légitimité, recherchant l’arbitrage de l’opinion et de l’État. La nouveauté de la mobilisation actuelle réside donc dans son enjeu, qui n’est pas – ou pas uniquement – la satisfaction de revendications économiques, ou la modification de la loi, mais bien la conquête de la légitimité publique. La question posée déborde aujourd’hui l’économie et le droit pour devenir également une affaire de morale.

Quand la critique environnementale percole

Le premier fait majeur à rappeler ici consiste en la montée et la publicisation des critiques variées faites au « productivisme agricole » quant à ses effets sur la santé humaine, le bien-être animal, la biodiversité ou encore le réchauffement climatique. Alors que la FNSEA était parvenue à revendiquer avec succès une forme de monopole sur la représentation de la profession d’agriculteur, marginalisant les courants critiques issus de la gauche paysanne des années 1970, la critique de l’agriculture conventionnelle surgit sur la place publique à partir des années 1990 alors que se multiplient des crises d’ampleur nationale.

La médiatisation des pollutions par les nitrates, et bientôt le scandale de la vache folle et la controverse sur l’introduction des OGM font émerger une collection de problèmes publics mêlant agriculture, environnement et santé humaine. Avec une acuité inédite, les médias et le grand public se penchent sur l’organisation technique ordinaire de la production agricole, ses intrants, les espèces sélectionnées, la manière dont est nourri le bétail, et s’alarment des conséquences néfastes de ces pratiques sur la santé humaine et animale.

Cette préoccupation s’accroît tout au long des décennies 2000 et 2010, et se fixe tout particulièrement sur l’usage des pesticides (au premier rang desquels le glyphosate) et le bien-être animal, à la faveur de l’émergence de nouveaux acteurs comme Générations Futures et L214. Surtout, les dernières années ont vu ces critiques accéder à des espaces de forte visibilité, en particulier à la télévision. Deux émissions du magazine Cash Investigation (diffusé sur France 2) de 2016 et 2018, respectivement consacrées aux produits chimiques et aux pesticides, de même que l’invitation du collectif L214 et la diffusion de l’une de ses vidéos dans l’émission Quotidien de Yann Barthès (TMC) en 2017, font office de points de bascule dans les entretiens que nous avons menés avec des agriculteurs et des professionnels para-agricoles.

La visibilisation à des heures de grande écoute de critiques jusqu’ici confinées à des espaces militants, bien plus réduits, leur apparaît comme le signe d’une victoire importante du mouvement écologiste, et une forme de trahison de la part des médias qui leur ont accordé une tribune ; elle génère à son tour une contre-mobilisation des mondes agricoles qui va s’incarner dans le mot-étendard « agribashing ».

Au cours des trente dernières années, à mesure que l’agriculture devenait un point chaud des controverses environnementales, ses professionnels ont découvert – souvent avec déplaisir – les conséquences de la médiatisation, que d’autres métiers (les enseignants, les médecins) sont de longue date habitués à affronter. Alors que la société se découvre collectivement le droit d’examiner les pratiques agricoles et l’organisation de la production, les dispositifs réglementaires tels que promus dans le plan Écophyto ne sont plus simplement vécus comme des contraintes dans le travail, mais sont interprétés comme le symptôme d’une défaite idéologique et d’un abandon de la part des pouvoirs publics, accusés d’avoir cédé aux pressions du camp adverse. Cette nouvelle donne et l’adversité perçue appellent alors pour les mondes agricoles une contre-mobilisation.

Transformations de la représentation agricole

Le contre-mouvement social au sein des mondes productifs agricoles, qui naît à la fin des années 2010, contribue à brouiller et redéfinir les frontières et les modalités de la représentation politique des mondes agricoles. La dénonciation d’un supposé « agribashing », i.e. une critique injuste ou malhonnête des agriculteurs, incarne à partir de 2018 ce mouvement de reconfiguration.

Né dans la presse, ce mot-valise est repris avec force par la FNSEA notamment à l’occasion des élections professionnelles de 2019, et validé politiquement la même année par le gouvernement, lors du Salon International de l’Agriculture tout d’abord, puis en octobre 2019, avec la création des cellules de gendarmerie « Demeter », spécialement dédiées aux « atteintes aux mondes agricoles », qu’elles soient de nature matérielle (vol, intrusion sur les exploitations) ou « idéologiques », telles que des actions de « dénigrement » (cette partie de leur mission sera annulée par le Tribunal administratif de Paris en février 2022 suite à la plainte de plusieurs associations écologistes, en défense de la liberté d’expression).

Si, par la suite, l’usage de ce terme controversé retombe, ce moment « agribashing » marque une étape importante de la contre-mobilisation agricole, et un moment de reconfiguration. En étudiant le mouvement de dénonciation de l’ « agribashing » sur Twitter entre 2017 et 2021, nous avons constaté la présence simultanée parmi les comptes faisant les usages les plus intensifs de ce hashtag de populations a priori hétérogènes : des agriculteurs, bien sûr, mais aussi des professionnels des mondes agricoles élargis, techniciens, commerciaux, vétérinaires ou ingénieurs dans les coopératives, les firmes de l’agrochimie ou encore les interprofessions agricoles.

Nous avons également pu constater la résonance de ce mot-clé au sein de communautés non agricoles mais politisées à droite et enclines à prendre la défense de « l’agriculture » sur Twitter (conservateurs, libéraux, défenseurs de la ruralité ou encore militants rationalistes pro-science, farouches adversaires de l’écologie politique).

La subjectivation commune des agriculteurs et des professionnels des mondes productifs agricoles (notamment ses salariés ordinaires, techniciens, conseillers, commerciaux, etc.), nous renseigne sur l’effet performatif de la critique environnementale : en dénonçant le « productivisme agricole » dans des espaces à forte visibilité, elle a contribué en retour à une contre-mobilisation partagée des groupes professionnels qui s’estiment assiégés par les avancées du discours écologique.

Ce contre-mouvement prend des formes variées, en particulier dans l’espace public numérique où ont émergé de nouveaux porte-parole, sans mandat syndical, mais dotés d’une audience croissante. Des collectifs comme FranceAgriTwittos, qui mêle agriculteurs et salariés para-agricoles au service de la défense de « l’agriculture » comme monde productif, ainsi que les « Agri-youtubeurs », ont développé ces dernières années une « communication positive » agricole, destinée à restaurer l’image de métiers qui se vivent comme l’objet de critiques infondées, par ignorance ou par malveillance.

« Sainte colère » et « communication positive », ou la moralisation du débat agricole

Qu’elle prenne une forme conflictuelle ou pacifiée, la contre-mobilisation agricole s’inscrit depuis plusieurs années maintenant dans un même répertoire d’action, adossé à un registre moral. Il s’agit en effet de défendre les vertus de l’agriculture, comme système productif, et des personnes qui y travaillent, agriculteurs et salariés para-agricoles. Face à la large diffusion de la critique écologique de l’agriculture, cette contre-mobilisation morale existe sur deux modes entre lesquels oscillent les acteurs mobilisés, selon les moments et les espaces sociaux concernés.

La première modalité est celle de la « sainte colère », expression empruntée par Pierre Bourdieu à Jane Tompkins (righteous wrath) pour décrire le sentiment de « suprême rectitude » qui emplit celui qui s’estime victime d’une injustice, et se trouve ainsi habilité à se faire justice lui-même, y compris par la violence symbolique ou physique. C’est ce sentiment qui catalyse le départ de la contre-mobilisation à travers la dénonciation de l’ « agribashing », au-delà des différences – de statuts, de revenus, de conditions – pourtant importantes entre agriculteurs et salariés des métiers para-agricoles.

Cette modalité est revenue sur le devant de la scène à l’occasion des manifestations et actions directes de janvier. Elle implique la dénonciation en bloc des « injustices » faites aux mondes productifs agricoles, dont la liste agrège réglementation environnementale, faibles revenus, crise démographique et irruption des néoruraux et de leurs aspirations dans les campagnes.

Cette grammaire spécifique a constitué et constitue aujourd’hui encore un puissant moteur de mobilisation. Cependant, son caractère (par définition) victimaire a également généré des malaises et inconforts au sein des mondes agricoles, où certains – et en particulier les collectifs FranceAgriTwittos et Agri-youtubeurs, mentionnés précédemment – ont développé une « communication positive ». Symétrique de la « sainte colère », cette forme de mobilisation sur Twitter, YouTube et plus récemment TikTok s’appuie sur la mise en valeur des individus, de leurs pratiques professionnelles, de leur quotidien ordinaire (y compris privé).

Elle consiste non pas à dénoncer le vice mais à défendre la vertu, c’est-à-dire les qualités humaines et professionnelles des mondes agricoles, à partir de valeurs traditionnelles de ce monde social (travail, effort, dévouement), mais aussi plus modernes (mise en valeur d’un métier technique, exigeant un haut niveau de compétence) et civiques (l’agriculteur ou l’agricultrice bon père ou bonne mère de famille, citoyens solidaires lors de la pandémie de Covid-19).

Si cette modalité de la contre-mobilisation agricole peut sembler contradictoire avec la première, elle en partage en réalité la racine : le projet de répondre aux attaques injustes dont ferait l’objet un monde professionnel méconnu et déconsidéré. « Sainte colère » et « communication positive » ont ainsi contribué depuis plusieurs années à déplacer le centre de gravité du débat agricole vers un registre moral, et incité un grand nombre de professionnels de l’agriculture à « faire bloc » autour du productivisme agricole et de son monde.

Transformer l’antagonisme

La « sainte colère » contre l’ « agribashing » a produit des effets importants : subjectivation commune des agriculteurs et des professions para-agricoles, convergence avec d’autres agendas (défense de la ruralité, de la science et du progrès), validation politique avec la création des cellules Demeter. Elle a cependant été mise sous l’éteignoir depuis 2020, au moins dans l’espace public, alors que la « communication positive » semblait pour de nombreux acteurs (organisations professionnelles, collectifs en ligne, suivis par la FNSEA) plus à même de parler au grand public, désormais perçu comme l’arbitre (au moins indirect) du débat agricole.

Si le mot « agribashing » s’est effacé du débat public depuis 2020, il semble bien que le sentiment d’injustice qu’il permettait de nommer n’a fait que croître depuis. La question morale (pour ou contre l’agriculture productiviste et son monde), reposée par les mobilisations récentes sous sa modalité conflictuelle, permet de mieux comprendre les paradoxes listés au début de ce texte.

Cette question agrège des revendications hétérogènes ; elle justifie le recours à l’action directe ; elle soude le front syndical, puisque les différentes organisations – en dépit de leurs divergences – auraient mauvaise mine à ne pas accompagner un mouvement aussi sûr de son bon droit ; surtout, elle explique le choix des antagonistes (les « écolos », les « urbains », voire les « Parisiens ») par les représentants du mouvement. Avec d’autres facteurs, tels que le rapport de force physique, ou le calcul électoral, la charge morale de ce mouvement social contribue aussi probablement à expliquer la grande indulgence des pouvoirs publics, et en particulier celle des forces de l’ordre, face à la contestation.

La question posée par le mouvement actuel est la suivante : quel est le projet de modernité légitime pour l’agriculture française ? De quel soutien bénéficie encore le projet historique consistant à « nourrir le monde », par l’accroissement de la productivité du travail, le recours à la chimie, l’augmentation de la puissance des machines, et désormais les technologies numériques ? Face à une situation où chaque camp s’estime lésé dans son bon droit, il semble urgent de défaire l’antagonisme qui s’est installé ces dernières années et de repenser de fond en comble les nécessaires politiques d’écologisation de l’agriculture.

La gouvernance essentiellement technocratique du problème, régissant l’ensemble des rapports entre agriculture et environnement (alimentation, biodiversité, compensation carbone, etc.), faite de seuils, d’incitations conditionnelles et de zonages, est une machine à produire de l’insatisfaction, de tous les côtés. En effet, la prise en compte de l’écologie dans des dispositifs technocratiques essentiellement correctifs (tels que les zones de non-traitement), éventuellement assortie de mesures symboliques (par exemple la promotion de l’agroécologie dans les programmes scolaires), convainc les agriculteurs que le gouvernement cède aux écologistes, quand ces derniers déplorent le manque d’ambition de dispositifs jugés largement insuffisants.

Ce mode de gouvernance crée finalement des dispositifs désincarnés, sans horizon clair, contraignants sans être efficaces, qui trouvent peu de défenseurs lorsque le gouvernement menace de les abandonner pour donner des gages de bonne volonté à la FNSEA, à l’image du plan ÉcoPhyto.

Sortir de cette impasse implique donc de transformer l’antagonisme : si la colère des mondes agricoles est politiquement efficace, elle crée en effet des impensés majeurs, et masque par exemple les rapports de pouvoir qui traversent les mondes productifs agricoles, et les intérêts distincts des agriculteurs et des industries de l’amont (machines agricoles, engrais, produits phytosanitaires). Plutôt que la politisation mortifère des identités, ruraux contre urbains, agriculteurs contre écolos, entretenue par les calculs électoraux des responsables politiques, il serait utile – ici comme ailleurs – de repenser la politisation de l’économie.


Sylvain Brunier

Sociologue, Chargé de recherche au CSO, CNRS

Baptiste Kotras

Sociologue, Chargé de recherche à l'INRAE

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