Économie

La monnaie volontaire

Economiste, Sociologue, Économiste

Le système monétaire actuel, conçu pour l’accumulation et la croissance sans limite, ne permet pas de répondre aux nouveaux besoins de développement non-marchands rendus nécessaire par les enjeux écologiques et sociaux. La création de divers dispositifs de création et de régulation monétaire pourrait traduire une volonté politique démocratique de développement durable.

Dans Le pouvoir de la monnaie[1], nous entendons démontrer que l’indispensable bifurcation sociale et écologique de nos sociétés ne sera possible qu’au moyen d’adaptations institutionnelles visant à faire plus de place au non-marchand, au non-rentable, à la réparation et au respect des limites de la biosphère.

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Au nombre de ces institutions à adapter figure la monnaie qui est une institution centrale de la société contemporaine, pilier de l’ordre marchand et capitaliste dans sa configuration actuelle héritée du XIXe siècle. Le régime monétaire contemporain, fondé sur des règles de nature bancaire avec les banques centrales et les banques commerciales comme organisations chargées de l’émission monétaire, est en effet façonné pour l’accumulation, le cœur du projet de nos sociétés capitalistes. Or c’est aussi là la source de nombre de dysfonctionnements sociaux, économiques, financiers, budgétaires et écologiques qui s’entremêlent dans la polycrise de l’époque.

La thèse du livre est donc que les règles de fonctionnement du régime monétaire bancaire, mises en place progressivement depuis le XIXe siècle, sont non seulement inadaptées à l’époque contemporaine mais constituent bien souvent des freins à la bifurcation souhaitée. L’institution monétaire, dans son fonctionnement actuel, est en retard sur les besoins contemporains. Son adaptation est nécessaire pour aider à l’éclosion d’un nouveau projet de société, plus inclusif, plus écologique, plus durable et plus équitable, comme elle s’est adaptée à l’aube de la révolution industrielle pour permettre une phase de prodigieuse croissance économique dont les conséquences sociales et écologiques mortifères marquent à présent le terme.

Le constat est rude mais la bifurcation proposée est porteuse d’espoirs, d’autant qu’elle repose sur un solide appareil conceptuel reprenant des éléments d’analyse ressortissant de l’histoire monétaire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie et de la philosophie politique, illustrés par des exemples concrets. Par une prise de recul historique, nous mettons en évidence le fait que l’institution monétaire s’est toujours adaptée aux projets de société de chaque époque, qu’elle est immensément malléable.

Nous voulons montrer que « chaque forme institutionnelle ancienne [de la monnaie] que l’Histoire a produite exprimait les rapports sociaux propres à la société de l’époque, reflétant sa cohérence et ses contradictions : autrement dit, donner à voir que la monnaie n’est pas neutre, mais fait système avec l’organisation générale de l’économie, ainsi qu’avec les formes du pouvoir politique, des valeurs culturelles, etc., et bifurque avec elles à chaque changement d’époque. La monnaie reflète le type d’objectifs que se donne explicitement ou implicitement un corps social, ce vers quoi il mobilise toute sa puissance d’action – d’où le fait que la bifurcation monétaire est aujourd’hui un enjeu essentiel pour qui pense nécessaire le basculement (ou a minima le rééquilibrage) de notre société vers des objectifs socio-écologiques plutôt que capitalistes[2]

La monnaie comme institution structurante de l’ordre économique et social

Notre livre s’inscrit dans une approche institutionnaliste de la monnaie qui insiste sur la transformation de l’institution au cours de l’Histoire. Nous y appréhendons la monnaie comme une institution structurante de l’ordre économique et social, une condition indispensable à l’économie de marché parce que sans unité de compte partagée et sans moyens de paiement universellement acceptés, l’échange marchand ne saurait exister.

« Les prix sont des véhicules d’information guidant les prises de décision décentralisées de millions d’agents qui, pour le reste, ignorent pratiquement tout les uns des autres […] [dans une] relative efficacité et stabilité dynamique de l’ordre marchand, ordre qui n’est pas décrété par un pouvoir souverain surplombant mais qui émerge de millions de transactions bilatérales prenant souvent place dans un total anonymat […] transactions qui ne se nouent pas sans la médiation de cette figure de la totalité sociale qu’est la monnaie […] La monnaie est le langage de la valeur, […] elle est donc le socle de l’ordre marchand, c’est-à-dire de cette société à haut degré de division du travail […] La monnaie recèle donc une formidable puissance de structuration sociale, qui seule permet de coordonner tacitement des centaines de millions de personnes[3]. »

La monnaie est bien l’institution fondamentale qui concentre la puissance collective de toute la société marchande et même au-delà puisqu’elle circule aussi dans des rapports sociaux non marchands (services publics, protection sociale, dons, héritages, paiement des salaires, amendes, taxes). « La monnaie relie, articule et unifie toutes ces dimensions du monde social en les inscrivant dans un système de paiement cohérent[4]. »

Cette force de structuration de la monnaie est telle qu’elle imprègne progressivement la totalité du corps social au risque que sa fonction marchande, aujourd’hui dominante, n’en vienne à marchandiser toutes les relations comprenant un paiement monétaire et que celles-ci obéissent ainsi aux règles de l’ordre marchand, de la rentabilité économique et financière. C’est là une critique souvent entendue en ce qui concerne l’évolution des secteurs non marchands, sociaux, médicaux ou publics de plus en plus souvent soumis à l’idéologie managériale et au culte de la rentabilité.

Notre rétrospective historique de l’évolution des modes d’émission monétaire illustre à quel point l’institution monétaire s’est profondément modifiée au cours du temps : « de véritables bifurcations monétaires ont déjà eu lieu par le passé, par exemple avec le basculement des monnaies non marchandes des premières sociétés tribales aux monnaies marchandes des sociétés palatiales de la Haute Antiquité, ou avec le basculement de la monnaie de compte à la monnaie de paiement qu’implique l’invention des premières pièces frappées au VIe siècle avant l’ère commune, ou encore avec l’invention des monnaies bancaires tournées vers la création de valeur future plutôt que vers l’accumulation de valeur passée[5]. »

La monnaie contribue à façonner la société, à rendre possibles ses évolutions. La monnaie fait société et réciproquement la société fait la monnaie. « C’est au travers des différentes fonctions que développe la monnaie, et de ses modes de création et de destruction, que la société exprime son projet : projet communautaire et holiste des sociétés tribales, projet agraire et religieux des sociétés palatiales, projet conquérant et marchand des sociétés poliades et impériales, projet seigneurial et ecclésial des sociétés féodales, projet mercantile puis libéral des sociétés coloniales, projet industriel puis financier des sociétés capitalistes. L’institution monétaire se plie et s’adapte aux intentions de ceux qui contrôlent son émission, elle reflète leurs valeurs et croyances autant que les circonstances de leur temps, et conforte leur pouvoir. »

Cette adaptation de la monnaie aux besoins de la société s’inscrit comme une régularité historique : chaque fois que la société en a eu besoin, elle a transformé l’institution monétaire, ses règles et ses instruments de paiement.

La monnaie bancaire que nous utilisons actuellement est, en réalité, d’invention récente et repose sur une organisation institutionnelle hiérarchique complexe faisant intervenir des banques centrales et des banques commerciales. Sa mise en place progressive a accompagné le développement des sociétés capitalistes : « si les premières formes de monnaie bancaire apparaissent dès le Moyen Âge, c’est à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qu’elles commencent à se substituer de plus en plus largement aux monnaies métalliques, dans un processus très progressif de désencastrement de l’or. D’abord simples créances fonctionnant comme des substituts aux monnaies métalliques qu’elles représentent et auxquelles elles donnent accès, elles finissent par circuler comme des moyens de paiement universellement acceptés, et deviennent ainsi des monnaies « complètes » conservant les quatre fonctions primordiales des monnaies métalliques dont elles émanent (unité de compte, moyen de paiement, intermédiaire des échanges et réserve de valeur), jusqu’à pouvoir s’affranchir de plus en plus d’elles, en étant émises en contrepartie de prêts plutôt que de dépôts d’or. Cette émancipation s’achève dans les années 1970, avec l’abandon de l’étalon change-or du système de Bretton Woods, augurant un ordre autoréférentiel essentiellement fondé sur la dette (via l’octroi de crédits et l’acquisition de titres financiers par les banques), et qui est aujourd’hui en crise[6]. »

Monnaie, banques et règles d’émission

Pour mieux comprendre la transformation monétaire proposée dans l’ouvrage, qui porte sur les règles d’émission de la monnaie, revenons au préalable sur celles qui prévalent dans le système monétaire contemporain.

Dans le système contemporain, la création monétaire fait intervenir les banques centrales et les banques commerciales[7]. Les banques centrales émettent la monnaie légale qui circule dans le circuit interbancaire (à l’exception des billets de banque qui circulent dans le public au travers des banques commerciales) et les banques commerciales émettent chacune leur propre monnaie privée destinée à leur clientèle et utilisent la monnaie légale pour les paiements interbancaires. Le montant de monnaie légale en circulation ne représente qu’une fraction de la monnaie privée en circulation.

La monnaie (concept recouvrant la monnaie légale et les monnaies privées) est émise lors de deux types d’opérations, les octrois de crédits et les achats d’actifs par les banques (de titres financiers notamment). Dans le premier cas, il s’agit d’émission d’argent-dette (ou monnaie bancaire de crédit) : la monnaie est créée au moment où un crédit est accordé, crédit qui se caractérise par sa durée, son montant et son prix (le taux d’intérêt). La monnaie ainsi créée est détruite spontanément lors du remboursement du crédit : c’est une monnaie temporaire dont la durée de vie est égale à la durée du crédit.

Dans le second cas, lors d’achats d’actifs, on parle d’émission acquisitive : la monnaie est créée au moment où la banque achète quelque chose, principalement des titres financiers (obligations, actions, titres financiers divers) mais également de l’or, des devises, des cryptomonnaies, etc. La monnaie ainsi créée est détruite au moment où l’actif acquis est cédé (avec plus- ou moins-value), la durée de vie de cette monnaie acquisitive est égale à la durée de conservation de l’actif au sein du secteur bancaire.

Depuis la libéralisation de la finance opérée dans les années 1980, les banques commerciales ont orienté de plus en plus leur modèle d’activité vers les marchés de titres. Avec les crises financières puis sanitaires, les banques centrales ont à leur tour recouru massivement aux achats d’actifs. L’importance ainsi prise par le mode acquisitif de création monétaire montre que la motivation pour créer la monnaie bancaire n’est plus simplement marchande ou industrielle comme à son origine, elle ne porte plus vers un projet commercial ou productif, mais est à présent pleinement tournée vers les besoins du capitalisme financier.

La financiarisation de la monnaie, permise par la monnaie acquisitive mais aussi par le détournement du crédit vers les prêts immobiliers ou le crédit sur titres, reflète une conception dans laquelle l’argent n’est pas mis au service du développement d’un projet de production mais de spéculation, où l’argent devient une fin en soi plutôt qu’un moyen à mettre en œuvre pour atteindre des objectifs réels : le seul objectif est à présent l’accumulation monétaire de nature capitaliste.

La monnaie de crédit est entièrement encastrée dans la dette, puisque la création de chaque unité de monnaie supplémentaire nécessite la création d’une unité de dette supplémentaire – ce qui se traduit par une dynamique d’endettement constant des agents économiques. La monnaie émise par acquisition de titres financiers peut quant à elle reposer sur des dettes préexistantes, échangées sur le marché secondaire sans formation de nouvelles dettes, ou même sur des titres de propriété (actions, devises, or, cryptos…) plutôt que des titres de créances. Il y a donc désencastrement partiel de la création monétaire par rapport à l’endettement.

Mais qu’il passe par le crédit ou par l’acquisition d’actifs, le mode bancaire d’émission fait de la monnaie en circulation la contrepartie d’opérations bancaires à but lucratif. Ce qui signifie que pour faire fonctionner la société, le concours du secteur bancaire est partout et toujours indispensable et incontournable, de sorte que la société est en permanence et systématiquement soumise aux réquisits de ce secteur bancaire.

La création monétaire demeure encastrée dans le marché du crédit et des titres. Le secteur bancaire bénéficie ainsi d’une rente de situation, et du pouvoir d’orienter la marche de toute la société dans le sens de ses intérêts, en acceptant ou refusant d’accorder des crédits à des projets particuliers ou en achetant ou refusant d’acheter des titres de certains secteurs – la création monétaire, faite à titre onéreux (la monnaie bancaire est payante, son prix étant le taux d’intérêt), n’allant jamais financer des activités non rentables. Le mode d’émission bancaire n’est donc pas neutre pour la société.

La monnaie bancaire : futur d’hier et passé d’aujourd’hui

« En son temps, la monnaie bancaire a […] incarné le progrès d’une société tournant la page du passé et désireuse de se tourner vers un nouveau projet, une nouvelle intentionnalité, une société industrielle, capable de produire et d’échanger de plus en plus. La monnaie bancaire a été le puissant levier monétaire de la transformation sociétale à cette époque, aboutissant à l’essor du capitalisme, mode de production de la révolution industrielle. Ce fut une véritable révolution conceptuelle, absolument renversante dans l’histoire de l’humanité. En effet, jusque-là, la monnaie détenue était le résultat de l’activité et des actions passées – découverte de mines, commerce, tributs de guerres – qui avaient permis d’accumuler du métal précieux dans le présent. Avec la monnaie de crédit, l’émission de monnaie détachée de la contrainte physique devenait l’anticipation des résultats futurs des investissements, de la production et de la commercialisation à venir. La direction du regard est diamétralement opposée[8]. »

Mais « le système monétaire actuel, adapté à l’ordre capitaliste, financier et néolibéral n’est pas en phase avec les besoins d’une société qui se veut plus respectueuse de l’humain et de son environnement. Certaines conceptions implicites de ce système sont même en contradiction flagrante avec cet objectif[9]. » La monnaie bancaire nous mène dans de nombreuses impasses.

La monnaie bancaire est émise suivant une logique de rentabilité financière sans lien avec l’environnement naturel, le monde physique. Tant que des projets financièrement rentables lui sont présentés, le secteur bancaire les financera. Dès lors, l’émission monétaire ne s’arrêtera que lorsque qu’il n’y aura plus de ressources naturelles à exploiter de manière rentable. En réalité, le régime monétaire fonctionne comme s’il avait le droit de fournir un nombre illimité de droits de tirage sur la nature, droits de tirage qui ne s’arrêteraient qu’au moment où la terre serait épuisée[10].

Le régime monétaire, orienté vers la rentabilité financière, est intrinsèquement incapable de financer le non-rentable. Or de nombreux investissements de transition énergétique, de réparation des écosystèmes, de transformation des industries, d’adaptation des infrastructures, etc., n’offrent aucune perspective de rentabilité financière – par exemple, créer une réserve naturelle inhabitée qui servirait de zone de rétention d’eau en cas de fortes pluies ne procurera jamais aucun rendement financier, ne générera jamais le retour monétaire pour pourvoir à un remboursement d’emprunt et au contraire nécessitera de gros investissements initiaux. C’est un investissement à pertes financières et à gain écologique.

De même, en matière de logements sociaux, d’hôpitaux, d’écoles, etc., il existe de nombreux investissements financièrement non rentables mais socialement indispensables. Ce type d’investissements ne peut, à l’heure actuelle, n’être financé qu’au travers de l’endettement public avec les inconvénients que cela comporte.

L’hyper-endettement actuel (qui concerne d’ailleurs aussi tant le secteur privé) fait peser sur le secteur public un véritable ordre de la dette[11]. L’endettement public auprès des banquiers privés et des marchés financiers entraîne une soumission de l’État aux créanciers privés, aux « lois » du marché, marché qui est d’ailleurs confisqué par un cercle fermé de banques qui ont reçu le monopole de la commercialisation de la dette publique : les « spécialistes en valeurs du trésor » (ou primary dealers). Cette dette publique est étroitement encadrée et fait l’objet d’une surveillance multilatérale tant par les marchés financiers que par les autorités nationales et internationales (agences de notation, Cour des comptes, banque centrale, FMI, Commission européenne) qui veillent à la soutenabilité de la dette (entendez par là sa « remboursabilité ») grâce à des batteries complètes d’indicateurs économiques et financiers. On citera ici les procédures publiques comme la Macroeconomic imbalance procedure au niveau européen ou le Special Data Dissemination Standard Plus mis en place par le FMI.

En théorie, la dette publique est contractée dans l’intérêt général, il est donc légitime que son coût soit supporté par tous. Or, la mobilisation de l’épargne privée par la puissance publique amène nécessairement le paiement d’intérêts aux détenteurs de cette épargne qui voient ainsi leur charge pour la collectivité allégée d’autant. La dette publique a un effet redistributif inversé partant des contribuables vers les épargnants. Les dettes publiques et privées maintiennent les inégalités sociales, permettant l’accumulation du capital vers les créanciers au travers des mécanismes d’intérêt, ce qui pose un problème éthique et donc un problème de légitimité[12].

À supposer que le carcan budgétaire dans lequel sont enserrées les finances publiques européennes puisse être desserré – ce qui n’est pas le chemin actuel, la récente réforme des règles budgétaires maintenant les ratios de dette et de déficit public –, s’endetter plus imposera de se soumettre toujours davantage à l’ordre de la dette.

La monnaie volontaire en réponse aux impasses de la monnaie bancaire

En réponse aux impasses de la monnaie bancaire, l’émission de monnaie volontaire pourrait endiguer le mouvement de marchandisation du monde et permettre de rompre, au moins partiellement, avec la logique d’accumulation financière et avec l’ordre de la dette qui maintient les populations et les États sous le joug financier.

Constatant que « le mode bancaire d’émission (qu’il s’agisse de monnaie de crédit ou de monnaie acquisitive), fondé sur la quête de rentabilité financière, est intrinsèquement incapable de financer les investissements financièrement non rentables […] et que tel est le cas des investissements relevant du secteur non-marchand, du bien commun, du bien public ou de la bifurcation écologique et sociale[13] », nous proposons de compléter les modes d’émission existants par un mode volontaire d’émission, à savoir la création de monnaie légale (des encaisses parfaitement fongibles avec le reste de la masse monétaire) mise en circulation en dehors de toute dette, pour subventionner les investissements financièrement non rentables de la bifurcation écologique et sociale.

« Le mode volontaire d’émission monétaire est un processus par lequel un organe de décision (un Institut européen d’émission monétaire, à créer) aurait le pouvoir d’émettre, dans le cadre d’une gouvernance démocratique, les quantités nécessaires de monnaie centrale (des euros fongibles avec ceux de la BCE et du circuit bancaire classique) pour remplir des missions d’intérêt général fixées démocratiquement. La décision d’émission consiste à émettre de la monnaie que la banque centrale doit mettre à disposition de la Caisse du développement durable, organe d’exécution, pour la réalisation des missions qui lui sont assignées sans la moindre obligation de remboursement ni charge d’intérêt. Cette émission monétaire serait la traduction pure et simple de l’expression d’une volonté politique démocratique (d’où l’expression « mode volontaire de création monétaire »).

« Elle serait ainsi directement affectée aux objectifs d’intérêt général, aux biens communs et aux biens publics, sans contrepartie comptable exigible, ni remboursement, ni intérêt. Ce mécanisme échappe totalement aux mécanismes bancaires classiques (émission par le crédit ou par acquisition de titres), puisqu’il s’agit en réalité d’une subvention[14]. »

La proposition de monnaie volontaire ouvre une nouvelle voie pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux, en sortant des impasses qui pèsent sur les finances publiques et la monnaie bancaire. Pour cela, elle articule deux volets :

Le premier volet porte sur le financement des investissements socialement et écologiquement souhaitables (voire indispensables) mais financièrement non rentables. Cela exige l’instauration de deux organes :

Un Institut d’émission monétaire, organe décisionnel détenant, aux côtés de la BCE (ou en son sein), un nouveau pouvoir de création monétaire sous le « mode volontaire d’émission ».

Une « Caisse européenne du développement durable » (CEDD), organe opérationnel chargé d’utiliser ces encaisses pour subventionner tous les investissements dans la bifurcation sociale-écologique qui ne peuvent être pris en charge par le secteur privé faute de rentabilité financière. Cette caisse pourrait prendre la forme juridique d’une entité financière européenne à mission sans but lucratif.

Le deuxième volet concerne l’organisation du reflux de la monnaie volontaire et le contrôle de la masse monétaire en circulation. Par son mode d’émission, la monnaie volontaire serait en effet permanente, à la différence de la monnaie bancaire, encastrée dans la dette, dont la destruction est programmée lors de sa création. Il faudrait donc organiser la possibilité d’une réduction de la masse monétaire, pour éviter que ne se constitue un stock d’encaisses excessif par rapport aux besoins ayant motivé sa création, ce qui risquerait d’alimenter l’inflation. La destruction comme la création de la monnaie volontaire seraient pilotées par l’Institut d’émission. Pour cela, deux ensembles de mesures accompagneraient le dispositif :

Des mesures fiscales d’une part, dont le produit irait à la Caisse de développement durable, ce qui organiserait un reflux de la monnaie vers elle et lui permettrait soit d’accroître son budget, soit d’opérer une restitution à l’Institut d’émission pour destruction en cas d’excès de liquidités. Ces mesures contribueraient aussi à réduire la pression sur l’environnement :

Une double « contribution monétaire » (CM) : un prélèvement sur les stocks monétaires (micro-taxes sur les dépôts et/ou sur les réserves des banques à la banque centrale) et un prélèvement sur les flux monétaires (micro-taxe sur tous les paiements et/ou sur les flux financiers), viendraient prélever tout éventuel excès de liquidité, et réduire le risque d’usage spéculatif de ce surplus de monnaie.

Une double « compensation écologique » (CE) visant à dédommager les générations futures des dégradations environnementales actuelles qui occasionnent pour elles autant de pertes d’opportunités : une compensation financière serait ainsi exigée pour toute extraction ou importation de ressources non renouvelables, d’une part, et pour tout rejet non recyclable ni biodégradable dans l’environnement (CO2, mais aussi déchets polluants), d’autre part.

Des mesures monétaires d’autre part, consistant en instruments classiques, comme la hausse des taux directeurs ou du ratio de réserves obligatoires des banques auprès de la banque centrale, et moins classiques comme des restitutions volontaires de monnaie de la Caisse européenne du développement durable à la banque centrale (sur décision de l’Institut d’émission), des cessions de titres par la banque centrale (quantitative tightening), des emprunts réalisées par la banque centrale ou encore des prises en pension inversées (reverse repo), pour retirer un éventuel excès de liquidité.

Les deux volets étroitement articulés permettraient au dispositif de financer les investissements indispensables non rentables en préservant la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire en écartant le risque d’une inflation due à un excès de monnaie en circulation (inflation monétaire).

La monnaie volontaire ainsi émise n’abonderait pas le budget central des États. Le dispositif bénéficierait à divers porteurs de projets quel que soit leur statut (public ou privé) et s’appuierait sur une architecture très décentralisée, grâce au réseau de Caisses de développement durables qui, dans un cadre de gouvernance collégiale, ouverte sur la société civile, alloueraient les subventions, en se conformant à des règles d’éligibilité des demandes de financement. À noter que rien n’interdit explicitement dans les traités sur le fonctionnement de l’Union européenne que la banque centrale subventionne des sociétés financières publiques comme celles du réseau de Caisses de développement durable dans le dispositif que nous préconisons.

Concrètement, tous types d’agents pourraient déposer un dossier de demande de subventions auprès d’une Caisse locale du développement durable, dès lors qu’ils sont porteurs de projets d’investissement à fort impact écologique et social mais dépourvus de rentabilité financière  :

Des particuliers : par exemple, un ménage pauvre devant réaliser l’isolation thermique de son logement sans qu’il soit certain que les économies d’énergies qu’il pourra ainsi réaliser permette de rembourser un éventuel emprunt, même à très long terme…

Des associations : une association de protection de l’environnement qui déploie un programme de plantation de forêts natives selon la technique Miyawaki ou de restauration du bocage par la plantation de haies entomofaunes, pour contribuer à maintenir ou restaurer la biodiversité et capter du CO2.

Des personnes publiques : un hôpital qui veut investir dans un nouveau scanner, une université qui doit réaliser des travaux d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite, une maison de retraite qui manque de financements pour élargir ses capacités d’accueil en réponse à l’augmentation de la population âgée, un département qui souhaite ouvrir un centre d’hébergement d’urgence face à la hausse du nombre de sans-abris, un bailleur social qui veut créer de nouveaux logements à loyer très modérés dans une métropole où les prix de l’immobilier sont très élevés, etc.

Des entreprises publiques : la SNCF devant revitaliser les anciennes petites lignes ferroviaires rurales pour promouvoir l’écomobilité même sans rentabilité économique.

Des entreprises privées : une cimenterie qui doit réduire ses émissions de carbone alors que celles-ci, liées au traitement du calcaire et non à la source d’énergie utilisée, ne peuvent être évitées et doivent être stockées, ce qui exige d’investir dans une technologie de capture et stockage du carbone (CSC) qui doublera les coûts de production sans générer de nouvelle recette et menacera la pérennité de l’entreprise.

Des entreprises agricoles : une exploitation qui se convertirait à l’agroécologie avec des pertes d’exploitation pendant la période de reconversion, et qui nécessiterait des investissements au profit de la biodiversité et de la rétention des eaux pluviales dans les nappes phréatiques.

Des entreprises de l’économie sociale et solidaire : une recyclerie de quartier à but non lucratif, un garage coopératif de réparation de voitures et de vélos, un atelier de réparation d’électronique et d’électroménager devant réaliser des investissements dans des machines permettant d’allonger la durée de vie des produits et donc de lutter contre la surconsommation.

Pour développer davantage un exemple, prenons le cas d’une métropole qui veut déployer un programme de ville-éponge pour permettre une meilleure absorption des eaux pluviales en cas de fortes intempéries (appelées à se multiplier du fait du dérèglement climatique) et éviter ainsi les inondations dévastatrices liées à l’imperméabilisation des sols comme à la Nouvelle Orléans en 2005 (inondée à 80 % par l’ouragan Katrina, contre seulement 20 % lors de l’ouragan Betsy, de même intensité, en 1965, alors qu’entre temps, des digues et des drains avaient été bâtis, mais aucun espace vert) ou à Wuhan en 2016 (jadis surnommée « la ville aux cents lacs », mais dont les trois quarts des 127 lacs avaient disparu depuis les années 1980 à cause de l’artificialisation des sols).

La création d’espaces verts ou d’étangs participe aussi à la reconstitution des nappes phréatiques (et donc à la lutte contre les sécheresses qui elles aussi seront de plus en plus nombreuses avec le réchauffement climatique), à la constitution d’îlots de fraîcheur (donc à la lutte contre les canicules de plus en plus fréquentes), à l’instauration de réserves de biodiversité urbaine, à des espaces verts contribuant au stockage du carbone donc à la qualité de l’air en ville, et enfin à la qualité de vie.

Mais tous ces services écologiques indispensables exigent des investissements massifs dépourvus de rentabilité proprement financière. En effet, il faut acquérir du foncier bâti aujourd’hui hors de prix dans des métropoles touchées par la mondialisation et la financiarisation des marchés immobiliers, pour les convertir en parcs ou en lacs ne produisant aucune recette : c’est donc un pur coût, une dépense sans retour financier pour la collectivité locale (qui s’ajoute à d’autres : reconstruction des revêtements des routes en matériaux poreux, création d’aires de jeu convertibles en bassin de rétention des eaux pluviales, etc.).

C’est ce qu’illustre l’exemple de la friche Kodak à Sevran : après dix ans de travaux de dépollution aux frais de l’entreprise (30 M€ pour excaver 100 000 tonnes de terres polluées et traiter par oxydation chimique les eaux contaminées de la nappe phréatique), le coût net pour la municipalité a été de 7,25 M€ pour acquérir le foncier et mener un programme de renaturation à 600 000 € pour maintenir une zone naturelle de 9,2 ha (planter de l’herbe, des arbres et des plans d’eau, qui ne rapportent rien financièrement).

Si la monnaie volontaire existait, la ville aurait pu soumettre à la Caisse départementale du développement durable une demande de subventions : son projet répondant à la grille de critères fixées démocratiquement, elle aurait ainsi reçu tout ou partie des fonds nécessaires sans avoir à s’endetter ou à augmenter ses impôts locaux, car la lutte contre l’artificialisation des sols est un enjeu crucial de la bifurcation écologique. En France, la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers augmente plus rapidement que la croissance démographique, avec 20 à 30 000 ha artificialisés chaque année, principalement pour l’habitat. L’article 191 de la Loi Climat et Résilience du 22 août 2021 prévoit la réduction de moitié du rythme d’artificialisation au cours de la décennie, et l’atteinte du Zéro Artificialisation Nette en 2050, en tenant compte du besoin de nouveaux logements.

« De cette manière, l’institution monétaire, démocratisée, pourrait équilibrer les objectifs sociétaux, permettant la réalisation d’objectifs privés sous le signe de la rentabilité financière financés par les modes bancaires de création monétaire, d’une part, et la réalisation d’objectifs collectifs, par le mode volontaire de création monétaire, sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie, d’autre part. On atteindrait de la sorte une configuration monétaire mettant en valeur la complémentarité des objectifs marchands et non marchands pour réaliser une forme d’équilibre entre les intérêts individuels et collectifs, entre les intérêts à court terme et à long terme, les intérêts de l’économie et ceux du lien social et de la nature. Il nous semble que l’instauration d’un mécanisme de monnaie volontaire tracerait le chemin du développement durable en allégeant l’endettement et en se libérant des injonctions de rentabilité financière, de croissance ou de concurrence. C’est, bien sûr, un projet de société porté par un projet de monnaie, une monnaie à mission, avec laquelle il deviendrait possible de prendre soin de la planète et de la société, pour un avenir enfin authentiquement social et écologique[15].  »


[1] Éditions Les liens qui libèrent, 10 janvier 2024

[2] pp. 83-84

[3] p.29-31

[4] pp 33-34

[5] p. 339

[6] pp. 86-88

[7] pp.172-174

[8] pp.176-177

[9] p.267

[10] pp. 244-250

[11] Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.

[12] pp. 258-266

[13] p.272

[14] p.279

[15] p.345

Jézabel Couppey-Soubeyran

Economiste, Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, conseillère scientifique à l'Institut Veblen

Pierre Delandre

Sociologue, Haut cadre dans le secteur bancaire public et chercheur associé à l'Etopia (Belgique)

Augustin Sersiron

Économiste, ATER à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mots-clés

Capitalisme

Israël-Gaza : contre le campisme

Par

Le campisme se tient dans un espace idéologique généralisateur qui empêche de sortir de la crise politique et intellectuelle actuelle. Cette lecture simpliste des sociétés israélo-palestiniennes est coupée de... lire plus

Notes

[1] Éditions Les liens qui libèrent, 10 janvier 2024

[2] pp. 83-84

[3] p.29-31

[4] pp 33-34

[5] p. 339

[6] pp. 86-88

[7] pp.172-174

[8] pp.176-177

[9] p.267

[10] pp. 244-250

[11] Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.

[12] pp. 258-266

[13] p.272

[14] p.279

[15] p.345